<589> aveugle. Pour en venir là, mon cher frère, je combine tous les faits qui se présentent en moi de cent façons différentes, pour essayer si mon imagination, leur donnant des formes différentes, pourra parvenir à deviner laquelle sera celle que les événements prendront : c'est le seul moyen qu'on ait pour prévoir l'avenir et pour s'y préparer d'avance. Vous saurez que l'électeur de Bavière m'a fait déclarer qu'il ne s'était lié par aucun traité avec l'Empereur; et si cela sort de la tête de M. Lehrbach, il paraît que la cour de Vienne ait intention de me rassurer. Mais pourquoi donc trente mille Russes marchent-ils par la Pologne? Pourquoi l'Empereur fait-il de gros emprunts à Francfort? Pourquoi construit-il des magasins à Fribourg? Un prince avare s'engagera-t-il à de telles dépenses à pure perte? Tous ces arrangements ne seraient-ils pas pris pour envahir la Bavière de force et obliger la France, pour éviter la guerre, à consentir à ce troc? Je ne dis pas, mon cher frère, que mes soupçons soient des réalités; toutefois il s'y trouve de la vraisemblence, d'autant plus qu'on endort la France, et que, selon mes lettres d'aujourd'hui, on se flatte à Versailles de faire désister l'Empereur de ses vastes desseins. Je travaille à présent à former une ligue dans l'Empire de ce qu'on pourra réunir de princes, pour nous opposer unanimement à l'ambition démesurée du César d'Autriche, au cas que la France ne parvienne point à calmer la fougue de ses injustes entreprises. Par tout ce qui m'en revient, il paraît que les projets d'acquisitions que ce prince avait formés sur la Hollande ne servaient que d'avant-propos pour entamer plus sérieusement cette affaire du partage dont maintenant il est question. Nous sommes maintenant au fort de la crise, et ce ne sera tout au plus qu'à la fin de mars que ce chaos se débrouillera. Je vous avoue, mon cher frère, que ma vieillesse s'accommode très-mal de ces agitations perpétuelles que le turbulent Joseph imprime aux affaires politiques de l'Europe; déjà plus qu'à moitié hors du monde, il faut que je redouble de prudence et d'activité, et que j'aie