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192. AU MÊME.

Potsdam, 9 juin 1767.



Mon cher frère,

Vous avez bien de la bonté de participer au chagrin qui me ronge. J'ai pris sur moi de le dissiper le plus qu'il m'a été possible, en me livrant à des occupations de devoir et de nécessité; mais, mon cher frère, il est bien difficile d'effacer les profondes impressions du cœur. Mon enfant m'avait volé le cœur par un nombre de bonnes qualités qui n'étaient contre-balancées par aucun défaut. Je me complaisais dans les espérances qu'il me donnait; il avait la sagesse d'un homme formé, avec le feu de son âge; il avait le cœur noble et plein d'émulation, se poussant à tout de lui-même, apprenant ce qu'il ne savait pas avec passion. Il avait l'esprit plus orné que ne l'ont la plupart des gens du monde; enfin, mon cher frère, je voyais en lui un prince qui soutiendrait la gloire de la maison. Je me proposais de le marier l'année prochaine, et je m'attendais qu'il contribuerait à assurer la succession. Si je pense avec cela que cet enfant avait le meilleur cœur du monde, qu'il était né bienfaisant, qu'il avait de l'amitié pour moi, alors, mon cher frère, les larmes me tombent des yeux malgré moi, et je ne saurais m'empêcher de déplorer la perte de l'État et la mienne propre. Je n'ai jamais été père, mais je me persuade qu'un père ne regrette pas autrement un fils unique que je regrette cet aimable enfant. La raison nous fait voir la nécessité du mal et l'inutilité du remède. Je sais que tout ce qui commence doit finir. Tout cela, mon cher frère, n'éteint point la douleur. Je me dissipe, et c'est au temps à faire le reste. Je souhaite de tout mon cœur que vous jouissiez d'une bonne santé à Rheinsberg, et que vous ajoutiez foi aux sentiments de sincère tendresse et d'estime avec lesquels je suis, etc.