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VI. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU FELD-MARÉCHAL COMTE DE SCHWERIN. (10 JANVIER 1741 ET 2 OCTOBRE 1756)[Titelblatt]

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1. AU FELD-MARECHAL COMTE DE SCHWERIN.

Grottkau, 10 janvier 1741.



Mon cher et brave ami,

Je suis pénétré de joie de vos heureux succès; je vous envoie mon canon et mes mortiers. Il ne faut point donner de capitulation aux grenadiers, mais les faire prisonniers de guerre.625-a Je vous joindrai demain vers le soir.

Ménagez votre personne, si vous m'aimez; elle m'est plus précieuse que dix mille hommes;625-b je sais que vous vous exposez trop. Je partagerai avec vous, tant que je vivrai, ma fortune et tout ce qui dépend de moi. Je vous joindrai demain. Je plains les morts; ayez soin des blessés, ce sont mes enfants. Adieu, cher et digne ami; tout mon cœur est à vous.

Federic.

J'attends avec impatience le moment de rejoindre nos chers soldats.

Comme mon canon est obligé de passer à un mille de Neisse, je ne peux l'amener que demain au soir moi-même. Il faut bombarder le château et le prendre avec des Brandkugeln625-c et des carcasses. Pour l'amour de Dieu, ménagez mes soldats et votre personne.

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2. AU MÊME.

Le 2 octobre (1756).626-a



Mon cher maréchal,

Pour que vous ne m'accusiez pas de craindre les sept cents canons autrichiens, j'ai cru ma réputation engagée à faire un tour de force contre ces gens.626-b Je suis parti le 28 de septembre de mon camp de Sedlitz, tout seul. J'ai joint mon armée de Bohème, consistant en soixante escadrons et vingt-huit bataillons, campée auprès d'Aussig, dans un camp que j'ai jugé mauvais et peu avantageux aux troupes. J'ai pris, sur la connaissance de toutes ces choses, mon parti. J'ai ail une avant-garde de huit bataillons et de dix escadrons de dragons avec huit de hussards. J'ai marché moi-même, à la tête de ce corps, à Türmitz. J'ai donné ordre à l'armée de me suivre par deux colonnes, l'une par le Paschkopole, l'autre par le chemin que mon avant-garde avait tenu, le chemin de poste d'Aussig à Lowositz étant devenu impraticable à cause des pandours qui occupent la rive droite de la rivière. De Türmitz je suis marché avec mon avant-garde sur Welmina. J'y arrivai le soir, une heure avant le coucher du soleil. Je vis l'armée autrichienne, la droite appuyée à Lowositz, la gauche vers l'Éger. Leur force de soixante mille hommes ne m'a pas effrayé, ni leurs canons.

J'ai occupé moi-même le soir, avec six bataillons, une trouée et des hauteurs qui dominent Lowositz, et dont je résolus de me servir le lendemain pour déboucher sur eux. La nuit, mon armée arriva à Welmina, où je me contentai de former les bataillons en ligne, les uns derrière les autres, et les escadrons de même.

Dès la petite pointe du jour, 1er d'octobre, je pris avec moi les<627> principaux généraux, et leur montrai le terrain du débouché que je voulais occuper avec mon armée, savoir : l'infanterie en première ligne, occupant deux hautes montagnes et un fond qui est entre deux, six bataillons en seconde ligne, et toute ma cavalerie en troisième. Je fis toute la diligence possible pour bien appuyer mes ailes sur ces hauteurs, en y mettant des flancs. L'infanterie de la droite gagna son poste, et je pris toutes les précautions pour le bien assurer, le regardant comme mon salut et comme la principale sûreté de l'armée. Ma gauche, en se formant, entra d'abord dans un engagement avec les pandours et les grenadiers de l'ennemi, postés dans des enclos de vignes fermées par des murailles de pierre.

Nous avançâmes de cette façon jusqu'à l'endroit où les montagnes versent vers l'ennemi, où nous vîmes la ville de Lowositz garnie par un gros corps d'infanterie, une grosse batterie de douze pièces de canon devant, et de la cavalerie formée en échiquier et en ligne entre Lowositz et le village de Sulowitz. Le brouillard était épais, et tout ce que l'on pouvait distinguer était une espèce d'arrière-garde de l'ennemi, qui ne demandait qu'à être attaquée pour se replier sur ses derrières. Comme j'ai la vue mauvaise,627-a j'ai consulté de meilleurs yeux que les miens, pour me rendre compte de ce qui se passait, qui ont vu tout comme moi. J'ai envoyé pour les reconnaître, et tous les rapports que j'ai reçus ont été conformes à ce que j'en avais jugé.

Après donc que je trouvai mes vingt-quatre bataillons placés dans cette trouée comme je le croyais convenable, je crus qu'il ne s'agissait plus que de faire repousser cette cavalerie qui était devant moi, et qui prenait toutes sortes de figures, comme vous en pourrez juger à peu près par le mauvais dessin que je vous envoie ci-joint.627-b Sur cela, je fis déboucher trente escadrons de cavalerie, qui attaquèrent celle de<628> l'ennemi. Ils la poussèrent avec trop de vigueur, en donnant dans le feu du canon ennemi, ce qui, après une vigoureuse résistance, les obligea à se reformer sous la protection de mon infanterie. A peine cette attaque fut-elle passée, que mes soixante escadrons, sans attendre mes ordres, et très-fort contre ma volonté, attaquèrent une seconde fois. Un feu de soixante canons dans leurs deux flancs ne les empêcha pas de battre totalement toute la cavalerie autrichienne. Mais ils trouvèrent, au delà de tout ce feu, un terrible fossé qu'ils franchirent encore, au delà duquel, et dans leur flanc gauche, ils rencontrèrent de l'infanterie autrichienne, avec du canon, placée dans un autre fossé, dont le feu fut si fort, qu'il les força de se retirer sous notre protection. Personne ne les poursuivit, et je profitai de ce moment pour les replacer sur la montagne, derrière mon infanterie, où je les rangeai comme si c'était à une manœuvre.

La canonnade cependant ne discontinuait pas, et l'ennemi fit tous les efforts possibles pour tourner ma gauche d'infanterie. Je sentis le besoin de la soutenir, et j'y envoyai les deux derniers bataillons des vingt-quatre qui me restaient. Mais, pour faire bonne mine à mauvais jeu, je fis faire un tour à gauche à vingt-quatre bataillons de la première ligne; je remplis, faute de mieux, ce centre par mes cuirassiers, et je fis encore une seconde ligne du reste de ma cavalerie, qui soutenait mon infanterie. En même temps, toute ma gauche d'infanterie, marchant par échelons, fit un quart de conversion, prit la ville de Lowositz, malgré le canon et la prodigieuse infanterie de l'ennemi, en flanc, emporta ce poste, et obligea toute l'armée ennemie de s'enfuir.

Le prince de Bevern628-a s'est si fort distingué, que je ne saurais assez vous chanter ses louanges. Avec vingt-quatre bataillons nous en avons chassé soixante-douze, et, si vous voulez, sept cents canons. Je ne vous dis rien des troupes, vous les connaissez; mais depuis que<629> j'ai l'honneur de les commander, je n'ai jamais vu de pareils prodiges de valeur, tant cavalerie qu'infanterie. L'infanterie a forcé des enclos de vignes, des maisons maçonnées; elle a soutenu, depuis sept heures jusqu'à trois heures de l'après-midi, un feu de canon et d'infanterie, et surtout l'attaque de Lowositz, ce qui a duré, sans discontinuer, jusqu'à ce que l'ennemi s'est trouvé chassé. J'ai surtout eu l'œil à soutenir la hauteur de ma droite, ce qui, je crois, a décidé de toute l'action. Montrez, je vous en prie, le croquis ci-joint à Fouqué; s'il ne le voyait pas, il ne me le pardonnerait jamais.

J'ai vu par ceci que ces gens ne veulent se hasarder qu'à des affaires de postes, et qu'il faut bien se garder de les attaquer à la hussarde. Ils sont plus pétris de ruses que par le passé, et croyez-m'en sur ma parole que, sans beaucoup de canons pour les leur opposer, il en coûterait un monde infini pour les battre.

Moller,629-a de l'artillerie, a fait des merveilles, et m'a prodigieusement secondé.

Je ne vous parle de mes pertes que les larmes aux yeux. Les généraux Lüderitz629-a et Oertzen629-a sont tués, et Holtzendorff,629-b des gendarmes. Enfin je ne veux pas m'affliger en vous rappelant mes pertes; mais ce tour de force est supérieur à Soor et à tout ce que j'ai vu de mes troupes. Ceci fera rendre les Saxons, et finira ma besogne pour cette année. Je vous embrasse, mon cher maréchal, et vous conseille d'aller bride en main. Adieu.


625-a Voyez t. II, p. 69.

625-b Voyez t. IV, p. 136, et ci-dessus, p. 604.

625-c Boulets rouges.

626-a Le quartier général du feld-maréchal était alors à Augezd. Voyez t. IV, p. 98.

626-b L.c., p. 99 et suivantes.

627-a Voyez, le Mémoire sur le roi de Prusse Frédéric le Grand, par Msgr. le P. de L .... (le prince de Ligne). Berlin, 1789, p. 21.

627-b Ce dessin est perdu.

628-a Voyez t. IV, p. 94, 180 et suivantes, et t. V, p. 153 et 192.

629-a Voyez t. IV, p. 104.

629-b George-Henri de Holtzendorff, colonel, âgé de cinquante-neuf ans.