38. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 7550-a novembre 1736.

Je ne suis revenu qu'hier de Wusterhausen, et me ressens, au moment que j'écris ceci, de l'honneur d'avoir donné à dîner au Roi le jour de Saint-Hubert.550-b Je n'étais préparé qu'à un dîner de douze couverts; mais S. M. me fit dire le matin que la compagnie serait de vingt-quatre personnes, et, malgré le désordre que cet ordre devrait causer naturellement, cela alla encore assez bien, et le Roi parut très-content, et tint séance depuis deux heures jusqu'à minuit. S. M. soupa avec beaucoup d'appétit, et dansa avec le bonhomme Flanss550-c sur un air que Borcke550-d et Sydow550-e chantèrent, de la campagne anglaise,550-f<551> accompagnés du corps des hautbois. On offrit force libations à Bacchus, et à force de boire des santés, la santé des convives fut fort dérangée. Ayant eu l'occasion d'entretenir S. M. sur les affaires du temps, sur ce qui regarde ses véritables intérêts, je crois n'avoir rien oublié de ce qu'un fidèle serviteur doit alléguer, pour aussi loin que ses vues peuvent aller, et le texte fut : « Qu'un prince, quelque puissant qu'il fût, ne pouvait jamais figurer, si ses voisins et autres puissances étaient persuadés qu'on n'avait rien à espérer ni à craindre de lui; que l'on ne valait dans le monde que ce qu'on voulait bien valoir; et qu'il n'y avait qu'un système suivi, beaucoup de fermeté et un air soutenu et plein d'honneur qui se faisait respecter. » S. M. parut être assez persuadée de mes arguments, et je laisse l'exécution à la Providence et à la pénétration du maître.

J'ai trouvé ici celle que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'écrire, et je joins l'Épître de Voltaire sur l'Ingratitude.551-a V. A. R. verra, par l'imprimé ci-joint, que l'on est du même sentiment que V. A. R. sur le dessus que V. A. R. donne à cet ouvrage. Par celle du 2 novembre, j'ai reçu les ordres de V. A. R. par rapport aux vins qu'elle souhaite d'avoir, et je ne manquerai pas d'en informer Hony;551-b mais j'avertis en soumission V. A. R. que les vins seront fort chers cette année, à cause de leur bonne qualité et peu de quantité. V. A. R. se moque de moi en me faisant des politesses sur ce qu'elle me nomme son commissionnaire; ne cherchant qu'à lui pouvoir être utile et bon à quelque chose, je ne négligerai pas cette occasion et commission dont elle me veut bien honorer. Par rapport à ce qui s'est passé, il y a trente-six ans, lorsque je fus retenu par les glaces en Poméranie, ce qui diminua fort les provisions de vins, je le ferais encore, si la chose était à refaire. Je connaissais l'humeur de mon maître, et savais qu'il était<552> charmé quand on pouvait manifester sa magnificence sans manquer à la discrétion de ne pas toucher aux provisions qui étaient destinées pour sa provision.

Pour le Craftsman, c'est un écrivain qui est contre la cour, et qui prétend que l'on ne rend jamais un plus grand service aux princes que quand on leur découvre leurs ridicules, puisque les courtisans et flatteurs n'ont garde de toucher cette corde. D'ailleurs, c'est un écrivain anglais, qui écrit dans l'esprit de la nation, qui ne regarde un roi que comme un contractant, lequel est d'abord déchu de ses droits lorsqu'il manque à une des clauses, et qu'alors on est en droit de le redresser. Il dit que, en amateur de l'antiquité, il se moule sur les Juvénal, Perse, Pétrone et autres, et prétend, dans sa satire, avoir les mêmes droits qu'eux; et il dit plaisamment dans une de ses pièces : « Je sais que les grands trouvent mes idées extravagantes, imprudentes et criminelles; mais que gagnent-ils? Ils empêcheront les gens de gloser publiquement sur leur sujet; mais, à l'exemple du barbier de Midas, on va crier aux roseaux : »

« Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne. »552-a

Voilà, monseigneur, le goût anglais, que je ne conseillerais à personne d'imiter dans les pays despotiques, mais dont les républicains ne se déferont jamais. Aussi est-ce une chose avérée que le roi d'Angleterre ne s'en scandalise pas, se faisant apporter régulièrement le Craftsman, qu'il lit avec beaucoup d'attention.

Je joins les nouvelles de Paris, et comme c'est un monde, on ignore la millième partie de ce qui s'y passe. Le fameux Patinho vient de mourir. C'était le bras droit de la reine d'Espagne, grand ministre, grand financier, et excellent marin. C'est une perte dont Sa Majesté Espagnole aura de la peine à se relever.

Le Roi est allé hier à Kossenblatt, et la Reine l'y suit aujourd'hui.<553> Le Roi ne reviendra à Wusterhausen que de dimanche ou de lundi en huit, et on croit que le Roi ira lundi à Francfort, à la foire, et dînera chez Camas.553-a Le duc et la duchesse de Brunswic seront ici au commencement de décembre, et on croit que le séjour du Roi avec ses illustres Gasts se prolongera jusqu'à la mi-janvier, et que S. M. ira au mois de février à la foire de Brunswic, puisque foire y a. Voilà une terrible épître, et d'une longueur qui ennuierait un prince moins patient que V. A. R., dont je demande mille pardons, espérant de l'obtenir par une assurance bien sincère et véritable que je suis avec beaucoup de respect et un attachement inviolable, etc.553-b


550-a Cette date est douteuse; car don Joseph Patinho, dont il est fait mention dans l'avant-dernier alinéa, ne mourut que dans la nuit du 3 au 4 novembre, et l'on ne pouvait pas en avoir reçu la nouvelle à Berlin le 7. Voyez Berlinische Privilegirte Zeitung, 1736, no145, p. 1, article Madrid. Voyez aussi notre t. VIII, p. 11.

550-b Le 3 novembre.

550-c Adam-Christophe de Flanss, né en 1664, général-major depuis 1731, fut nommé feld-maréchal en 1745, et mourut en 1748.

550-d Le général de Borcke, nommé ci-dessus, p. 547, était né en 1668.

550-e Le général-major Égide-Ehrentreich de Sydow, né en 1669.

550-f Frédéric-Guillaume Ier avait combattu à Malplaquet sous le prince Eugène et le duc de Marlborough (t. I, p. 137), et il aimait à célébrer la mémoire de la campagne de 1709 avec ses vieux compagnons d'armes, avec lesquels il dansait ordinairement le 11 septembre. - Notre manuscrit porte de la compagnie anglaise, ce qui ne donne pas de sens.

551-a Le comte de Manteuffel parle probablement de l'Ode VI. A M. le duc de Richelieu. Sur l'Ingratitude. 1786. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 416-419.

551-b Voyez t. XXII, p. 29.

552-a Boileau, Satire IX, A mon Esprit, v. 224..

553-a Voyez t. XVI, p. X et XI, no IX, et p. 137-192.

553-b Ici s'arrête notre manuscrit, et probablement la correspondance de Frédéric avec le comte de Manteuffel, car le Journal secret du baron de Seckendorff dit, p. 160, 11 décembre 1736 : « La disgrâce du Diable de la part de Junior (le Prince royal) saute aux yeux; » et, p. 164, 16 décembre : « Le Diable me confie que Suhm a parlé à son sujet avec Junior, et que celui-ci dit que pendant le voyage de Prusse il a reçu des avis des chipotages du Diable, et que là-dessus il a laissé tomber la correspondance, pour ne point s'exposer à des tracasseries, etc. » Les amis du comte de Manteuffel attribuèrent sa disgrâce au capitaine baron de La Motte Fouqué, honoré à Rheinsberg, depuis le mois d'octobre, de la plus grande confiance. Voyez le Journal secret, p. 159 et 160, et t. XX, p. 123 de notre édition.