<496>

18. DU MÊME.

Berlin, 5 avril 1736.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale m'ayant ordonné en partant de ne pas oublier de lui envoyer le reste de mes Additions à ma lettre du 22 mars, j'ai l'honneur de les joindre ici. Et comme elle m'a fait la grâce de me témoigner que leurs aînées ne lui avaient pas déplu, j'ose quasi me flatter que celles-ci ne lui déplairont pas non plus, puisque je crois avoir prouvé mes thèses par des preuves et par des exemples qui ne souffrent pas de réplique, dès qu'on veut bien mettre la main sur la conscience.

Ne doutant pas, d'ailleurs, que V. A. R. n'ait un peu feuilleté l'Histoire OU les Mémoires de la calotte,496-a que j'ai eu l'honneur de lui remettre, ni qu'elle n'y ait trouvé l'arrêt que j'y avais marqué, j'ose la supplier de ne pas oublier de me renvoyer ce livre lorsqu'elle n'en aura plus besoin, afin que j'en puisse faire restitution à l'ami libraire qui me l'a prêté, et qui tremble de peur qu'il ne lui en arrive du chagrin, parce que c'est un livre défendu ici, à ce qu'il m'a dit, à cause de l'arrêt susdit. Je ne sais ce qui en est; mais si par hasard cela était vrai, j'admirerais la rigoureuse délicatesse de la police, qui, par zèle pour les grands objets, déclare et regarde cette pièce burlesque comme un péché mortel ou comme un crime de lèse-majesté. Cela me fait souvenir, peut-être mal à propos, de ce passage de Boileau :

Qui méprise Cotin n'estime point son roi,
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.496-b

<497>Le manuscrit et le petit livre que je prends la liberté de joindre ici n'auront certainement pas le même traitement à craindre à Ruppin, à moins que par hasard V. A. R. ne soit tellement charmée présentement des travaux de Mars, qu'elle ait fait divorce avec les Muses. Le manuscrit contient les trois sermons sur les moyens de vivre toujours content, desquels j'ai eu l'honneur d'entretenir V. A. R. Quoiqu'une espèce de badinage ait donné occasion à les prononcer, comme elle verra par la lettre dont l'auteur les a accompagnés en m'en envoyant les copies, je suis persuadé qu'elle y trouvera des endroits qui, sans être nouveaux, ne laisseront pas de lui paraître assez bien maniés. J'en parle peut-être avec trop de prédilection, c'est-à-dire, en Quinze-Vingt, puisque l'auteur semble avoir fait usage d'une partie de la description morale que je lui fis un jour de ma prétendue chevalerie de Sans-Souci, et surtout de ma devise favorite, tirée d'une Épître d'Horace,497-a qu'il me paraît avoir assez heureusement placée dans le dernier de ses discours. Mais enfin V. A. R., qui les lira sans prévention, en pourra juger plus sainement que moi. Quant au livre que je lui envoie, c'est la Grammaire raisonnée de Buffier. C'est sans contredit la plus claire, la plus instructive, la moins pédantesque syntaxe, en un mot, la plus belle que j'aie vue; et elle me semble si bien écrite, qu'on pourrait la lire par manière d'amusement, quand même on n'aurait pas besoin d'y chercher de quoi s'instruire. Que V. A. R. se donne la peine d'en lire préalablement, et par manière, d'essai, les premières trente-deux pages, qui contiennent une sorte de discours préliminaire, et je suis sûr qu'elle me donnera raison. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant le peu de jours que j'ai eu cette grammaire, j'y ai appris plusieurs choses que je croyais savoir tout autrement, et que je suis honteux, pour ainsi dire, d'avoir ignorées si longtemps.

Pour le coup, V. A. R. ne me reprochera pas d'avoir outre-passé<498> les bornes d'un Quinze-Vingt; j'en serais quasi honteux, si la réflexion d'avoir aveuglément suivi vos instructions, monseigneur, ne me rendait, au contraire, tout glorieux. Étant une fois déclaré votre Quinze-Vingt, il m'est permis, je crois, de tirer de la vanité de mon aveuglement lorsqu'il s'agit de vous obéir, et de vous prouver au moins par là la dévotion aveugle, c'est-à-dire inexprimable avec laquelle je suis de cœur et d'âme, etc.

SUITE DES ADDITIONS A INSÉRER DANS LA LETTRE DU QUINZE-VINGT, DU 22 MARS 1736.

1o Lorsque le Quinze-Vingt fit partir le premier fragment de ses Additions, il n'avait pas achevé de dire tout ce qu'il avait sur le cœur au sujet du peu de mérite qu'un grand prince s'acquiert en ne faisant pas tout le mal qu'il a le pouvoir de faire. Il lui restait encore de le prouver par un exemple vivant. C'est celui de son héros, ou de sa divinité.

D'où vient que tous ceux auxquels cette divinité veut bien se faire connaître, qui sont attentifs à étudier son caractère, qui ont occasion de lire de ses lettres, d'où vient qu'ils la regardent avec tant d'admiration? Serait-ce parce que son esprit n'est pas sujet à des travers, ou parce que son cœur n'est pas susceptible de ces sentiments inhumains de rudesse, d'orgueil, d'opiniâtreté, d'hypocrisie, ni de mille autres défauts inhumains dont ce siècle vicieux lui fournit tant d'exemples séduisants? Ce serait l'estimer, ce serait l'admirer par des endroits peu rares.

Ce qui lui attire tant de justes éloges, tant d'admirateurs, tant de vœux, ce qui promet à ses sujets futurs un avenir si heureux, c'est cet esprit actif qui ne se contente pas de ne pas haïr les sciences et les vérités utiles, mais qui se plaît à les cultiver, à les approfondir lui-même; c'est ce cœur incomparable qui, non content d'être exempt de vices, s'applique jour et nuit à s'affermir dans le chemin de la vertu, et à se mettre en état d'accomplir dignement ce que Nostradamus a prédit sur son sujet. C'est, en un mot, cette vie active, s'il m'est permis de copier ses expressions, qui non seulement lui fait estimer les vertus partout où elle les trouve, fût-ce parmi les Hyperboréens, mais qui se les approprie, en tâchant de les pratiquer dans ce qu'elles ont de plus parfait.

<499>Le Quinze-Vingt n'en dit rien de trop. Il ne fait qu'exposer l'idée que sa divinité a bien voulu, pour ainsi dire, lui révéler d'elle-même.

2o J'admire sans doute la résignation de Philippe de Comines; mais je ne puis que répéter à son occasion ce que j'ai dit à celle de saint Étienne : une résignation forcée, comme est celle d'un prisonnier, perd en quelque manière la qualité de vertu morale, et dès qu'elle va jusqu'à se résigner à Dieu, et à lui attribuer tout ce qui arrive, elle devient une vertu chrétienne, puisée dans les notions que nous tirons de la révélation.

3o Je crois avoir assez clairement démontré que la justice que Charles VI rendit, selon Bussy, à Bureau de La Rivière, et les bons offices que Clisson rendit à cet innocent prisonnier, ne leur font pas un honneur fort extraordinaire. J'ose y ajouter que si nous considérons cet événement du côté de Charles, l'histoire ancienne et moderne contient mille exemples pour un de rois qui se sont fait un devoir d'écouter la vérité et de rendre justice aux opprimés. Et méritent-ils de régner, s'ils l'ont autrement? Sans en chercher des exemples parmi les chrétiens, Rollin nous en raconte un dans son Histoire ancienne, tome III, page 379, d'Hiéron, roi de Sicile, prince qui d'ailleurs n'était pas toujours également vertueux. « Hiéron, dit-il d'après Plutarque, Hiéron disait que sa maison et ses oreilles seraient toujours ouvertes à quiconque voudrait lui dire la vérité, et qui la lui dirait avec franchise et sans ménagement. » A quoi le même auteur ajoute qu'il paraît en effet que ce prince donnait celte liberté à ses amis.

Que si nous regardons la même aventure du côté de Clisson et de la noble hardiesse avec laquelle il prit le parti de son ami, l'auteur que je viens de citer nous apprend, quelques pages plus bas, que le même Hiéron, sans doute pour entendre d'autant plus de vérités, « avait fait de sa cour le rendez-vous des beaux esprits, et qu'il savait les y attirer par ses manières honnêtes et engageantes, et encore plus par ses libéralités, ce qui n'est pas un petit mérite pour un roi. »

Il est bon de noter que ces beaux esprits n'étaient pas de ces farceurs, de ces poëtes à la douzaine, ou de ces autres demi-savants pareils, que quelques empereurs romains, souvent très-ignorants, entretenaient à leur cour, soit pour se divertir, soit dans la fausse espérance d'acquérir par là la réputation d'aimer les lettres. C'étaient de bons philosophes, gens d'esprit et fort sages. Tels étaient surtout Simonide, Pindare, Bacchylide, Épicharme, qu'on met, à la vérité, au rang des poëtes, mais qui savaient quelque chose de plus que faire des vers, et dont les conversations libres et instructives étaient de beaucoup d'utilité à Hiéron. Simonide surtout, à qui ce prince semblait avoir donné toute sa confiance, lui disait souvent les vérités les plus hardies. Voici comment Rollin a traduit ce qu'en dit Xénophon : « Simonide, dit-il, lui donne (c'est-à-dire à Hiéron) d'admirables <500>instructions sur les devoirs de la royauté. Il lui représente qu'un roi ne l'est pas pour lui, mais pour les autres; que sa grandeur consiste, non à se bâtir de superbes palais, mais à construire des temples, à fortifier, à embellir des villes : que sa gloire est, non qu'on le craigne (quelle beauté de sentiments!), mais qu'on craigne pour lui; qu'un soin véritablement royal n'est pas d'entrer en lice avec le premier venu dans les jeux Olympiques (notez qu'Hiéron se plaisait extrêmement à ces exercices frivoles), mais de disputer avec les rois voisins à qui réussira le mieux à répandre l'abondance dans ses Etats et à rendre ses peuples heureux. » Voilà ce que j'appelle parler avec hardiesse à un maître absolu, et il fallait qu'Hiéron fût dans ce temps-là un prince fort débonnaire et fort raisonnable pour le supporter sans répugnance.

Ce qu'il me souvient d'avoir lu quelque part de Mécène, un des grands et des plus savants hommes de Rome, ministre favori de l'empereur Auguste, est encore plus fort. Un jour qu'il s'agissait dans le sénat de juger un homme de mérite, l'Empereur, souvent facile à se laisser entraîner, paraissant enclin à souscrire aux sentiments de ceux qui voulaient perdre l'accusé, Mécène, qui le remarqua, ne pouvant s'approcher de ce maître du monde pour l'avertir de bouche sans qu'on s'en aperçût, Mécène, dis-je, lui jette un billet où il avait écrit ces trois mois : « Arrête-toi, bourreau. » Ces mots firent rentrer Auguste en lui-même, et l'accusé fut absous. Il y a apparence que l'injustice à laquelle l'Empereur allait donner la main fut évidente, et que le péril fut pressant, puisque Mécène mesura si peu ses paroles, lui qu'Horace et tant d'autres ont dépeint comme un homme fort doux et poli. On ne dit pas cependant qu'Auguste lui en sut le moindre mauvais gré. Bien loin de là, se repentant, quelque temps après la mort de ce fidèle ministre, d'une fausse démarche qu'il avait faite : « Je n'aurais jamais fait cette sottise, dit-il publiquement, si Agrippa ou Mécène était encore en vie. » Le Quinze-Vingt pourrait encore alléguer les exemples de Duplessis-Mornay et de d'Aubigné, l'un et l'autre fameux par la liberté avec laquelle ils parlaient au roi Henri IV; mais la divinité du Quinze-Vingt connaissant l'histoire de ce grand prince mieux que moi, et sachant la Henriade de Voltaire par cœur, je les passerai sous silence.

J'en puis faire autant d'un exemple digne de remarque que j'ai trouvé en parcourant l'histoire de Charles VI, dans le quatrième tome du père Daniel,500-a J'en donnerai le précis le plus court que je pourrai, quoiqu'il ne puisse manquer de devenir un peu long.

<501>Charles VI, dans un de ses bons intervalles, ou, pour mieux dire, le connétable Clisson (le même dont il a été parlé ci-dessus) avait formé le dessein de profiter des troubles qui déchiraient alors l'Angleterre sous le jeune roi Richard. Les mesures étaient parfaitement bien prises; Clisson, l'auteur et l'âme du dessein, se disposait à passer la mer à la tête d'une armée pour aller descendre en Angleterre. Tout était prêt pour l'embarquement, quand l'entreprise échoua par un trait de perfidie du duc de Bretagne.

Ce duc haïssait Clisson par deux raisons. Il le soupçonnait de viser à le chasser du duché de Bretagne, et d'être aimé de la Duchesse sa femme, motifs également puissants pour inspirer de la haine contre un rival.

Informés de ces dispositions et du dessein, quoique fort secrètement ménagé, de la cour de France, les Anglais s'adressèrent au Duc pour le faire manquer. Ils lui insinuèrent qu'il ne pourrait se venger plus sensiblement du connétable, ni obliger plus essentiellement la couronne d'Angleterre, qu'en rompant un projet dont son ennemi avait lui seul le secret et la direction. Le Duc, naturellement chaud et inconsidéré, n'y manqua pas, et voici comment il s'y prit.

Il convoqua à Vannes une assemblée des seigneurs du pays. Il y invita surtout le connétable, qui, étant né vassal du Duc, ne voulut pas s'excuser de s'y trouver. Après l'assemblée finie, le Duc donna un grand repas aux seigneurs, et le lendemain Clisson se hâta de leur en donner un autre, résolu de partir bientôt après pour aller s'embarquer. Le Duc, sans y avoir été invité, y vint familièrement à la fin du dîner, se mit à table avec eux, et les charma tous par ses manières polies et cordiales. La table étant levée, il invita le connétable et quelques autres seigneurs à venir voir le château de l'Hermine, qu'il avait fait bâtir à Vannes. Ils y allèrent. Il leur en montra tous les appartements, et ils arrivèrent enfin à la grosse tour, lui, le connétable, et un nommé Laval. Etant à la porte d'une des plus hautes chambres, il s'arrêta sous quelque prétexte sur l'escalier avec Laval, et dit au connétable qu'il entrât toujours, et qu'ils l'allaient joindre dans un moment. Clisson ne fut pas plus tôt entré, que des gens qui l'attendaient fermèrent la porte, se saisirent de lui, et lui mirent des fers aux pieds et aux mains.

La nouvelle de cette trahison s'étant bientôt répandue, les seigneurs en furent fort indignés. Quelques-uns proposèrent d'aller sur-le-champ investir le château; mais n'ayant pas assez de monde, ils se contentèrent d'en informer incessamment le roi Charles VI. Ce prince en fut piqué au vif. Les troupes destinées à l'exécution du projet de Clisson étant prêtes et à portée, il ne tenait qu'au Roi d'accabler le Duc, et de le dépouiller de tous ses Etats, lui qui n'avait pas pris de mesures pour soutenir sa perfidie. Il y a apparence que ce monarque n'y aurait pas manqué, si la Providence n'y avait pas trouvé un autre remède. Elle se ser<502>vit pour cet effet de la prudence et probité d'un des plus affidés serviteurs du Duc Cet honnête homme, par un trait de loyauté également sensé et hardi, sauva le connétable, et en même temps les Etats et peut-être la vie de son maître.

Le jour même de l'arrêt de Clisson, le Duc, après avoir porté ses fureurs contre lui à toutes sortes d'excès, ayant appelé sur le soir le sire de Bavalen, commandant du château de l'Hermine, il lui commanda sur peine de la vie d'aller le minuit à la prison du connétable, de l'enfermer dans un sac, et de le jeter dans la mer. Bavalen prit d'abord la liberté de lui représenter l'infamie et le danger qui suivraient de près l'exécution de ce commandement. Mais rien ne le put fléchir, et Bavalen se retira, en lui promettant d'exécuter ses ordres. Le Duc ne fut pas longtemps sans se repentir de les avoir donnés. Le repos de la nuit avant calmé sa fureur, et l'ayant mis en état de mieux réfléchir aux sages représentations de Bavalen, il commença à envisager toutes les suites de tant d'inconsidérations et de cruautés. Bavalen étant venu à son lever, le Duc fit retirer ses gens, et lui demanda s'il avait exécuté ses ordres. L'autre ayant répondu que oui, le Duc se mit à pleurer, à gémir, à plaindre son malheur, à reprocher à Bavalen la déférence trop prompte et trop aveugle qu'il avait eue pour un commandement dont l'imprudence était visible.

Bavalen, sans trop s'excuser, le laisse quelque temps dans cette agitation. Mais voyant qu'il reconnaissait tout de bon sa faute, il lui dit : « Monseigneur, consolez-vous, le connétable est en vie. J'ai prévu ce qui est arrivé, et qu'un ordre que votre colère m'avait donné serait condamné par votre prudence. » Le Duc, là-dessus, ravi de joie, se jette au cou de Bavalen, loue sa prudente désobéissance, en l'assurant d'une reconnaissance éternelle. « Exemple mémorable, ajoute le père Daniel, dont les grands et les serviteurs des grands peuvent également profiter, les uns, pour ne pas prendre conseil de leurs passions, et les autres, pour n'en être pas les ministres aveugles, car, en pareilles occasions, c'est servir son maître que de lui désobéir. »

4o Qu'il me soit permis d'ajouter quelques exemples à l'article de Catinat. Je ne sais si la sagesse qu'il montra dans l'occasion en question peut être comparée à celle d'Aristide. Ce grand homme, témoin Plutarque et Rollin, avait été injustement maltraité par ses citoyens, qui l'avaient exilé, et lui avaient préféré dans le commandement en chef Thémistocle, son ennemi juré. Voyant cependant que Thémistocle s'y prenait mal, Aristide l'alla trouver dans sa tente, lui parla avec affection et franchise, et s'offrit à servir sous lui et à lui servir de conseil, afin que le bien public ne souffrît pas de leur inimitié particulière. Touché d'une magnanimité si rare, Thémistocle le prit au mot, se réconcilia avec lui, quoique en gardant le commandement, et fit des merveilles en suivant les avis d'Aristide.<503> L'action de celui-ci me paraît d'autant plus digne d'admiration, qu'aucun ordre supérieur n'y eut la moindre part, et qu'il n'avait qu'à rester dans une inaction sans reproche pour se venger du plus cruel de ses ennemis et en même temps de l'ingratitude avérée de sa république, en les frustrant de ses avis, sans lesquels tout serait allé de travers.

L'occasion de ces deux capitaines me fait souvenir d'un trait malin dont se servit Thémistocle contre Aristide, et que le premier ayant tant fait par ses brigues, que les Athéniens firent rechercher rigoureusement la conduite d'Aristide, et les amis de celui-ci ayant représenté au peuple qu'il n'avait absolument rien à lui reprocher, et que surtout le trésor public n'avait jamais été en meilleur état que sous son administration, Thémistocle monta sur la tribune pour réfuter cette justification. « Est-ce donc, dit-il entre autres choses, est-ce donc un si grand mérite que de n'avoir pas volé les deniers publics? J'ai chez moi un coffre qui les gardera encore mieux qu'Aristide. » Cette saillie, quoique assez plate à mon avis, fit rire le peuple, et Aristide fut exilé.

Je reviens à cette sage modération qui sait oublier les injures personnelles, étouffer les sentiments de vengeance en faveur du bien public. Je me remets, à propos de la modération de Catinat, deux anecdotes qui ne sont, à la vérité, que des bagatelles en comparaison de ce que nous venons d'entendre, et qui ne cadrent pas tout à fait au sujet dont il s'agit, mais qui partent à peu près de la même source. L'une, que j'ai lue je ne sais où, est du maréchal de Turenne. Ce grand capitaine commandait conjointement avec le maréchal de La Ferté dans les Pays-Bas. Celui-ci, jaloux du mérite de l'autre, naturellement hautain et emporté, ne laissait pas échapper d'occasion où il croyait lui pouvoir faire sentir son aversion. Un jour de fourrage qu'un valet de M. de Turenne fut arrêté pour quelque excès assez léger, M. de La Ferté se fit amener ce valet, et le fit rouer de coups; après quoi il le renvoya à son maître, sans l'accompagner d'aucun mot d'honnêteté. Toute l'armée crut que cette incartade serait suivie d'une brouillerie éclatante entre les deux chefs, quand M. de Turenne surprit et désarma son collègue par un tour d'esprit digne de lui. Il fit garrotter son valet, et le renvoya dans cet état par un de ses officiers à M. le maréchal. « Dites-lui, dit-il en dépêchant l'officier, dites-lui que je le remercie de la peine qu'il veut bien m'épargner de morigéner moi-même mes valets; que je le prie d'achever de punir celui-ci à proportion du forfait qu'il a sans doute commis; et que je lui enverrai avec plaisir tous ceux de mes domestiques qui mériteront à l'avenir d'être châtiés. » Le maréchal ayant senti toute la force de ce compliment et l'impossibilité de démonter le flegme de M. de Turenne, il rentra dans lui-même, et ces deux chefs vécurent dans la suite en assez bonne intelligence.

<504>La seconde anecdote regarde le maréchal de Boufflers, et je l'ai entendue du feu comte de Rottembourg. Boufflers ayant donné un commandement à certain lieutenant-général préférablement à un plus ancien, celui-ci vint s'en plaindre comme d'un tort fait à son ancienneté. « Mais de quoi vous plaignez-vous? lui répondit le maréchal; ne savez-vous pas que M. de Villars, plus jeune maréchal que moi, m'a été préféré plus d'une fois? En ai-je moins bien servi le Roi? »

La conclusion que le Quinze-Vingt tire de toutes ces Additions, et le but pour lequel il les avait compilées, c'est qu'elles lui semblent prouver toutes, les unes plus, les autres moins, que les vertus morales, comme les vices, ont été de tous les siècles, et qu'elles ont été pratiquées et des païens, et des chrétiens, indépendamment de la religion. Il ne lui aurait pas été difficile d'en augmenter le nombre; mais il croit qu'en voilà plus qu'il n'en faut pour confirmer la sentence déjà prononcée, et pour faire bâiller peut-être quiconque les lira.


496-a Les Calottes étaient une espèce de satires en vogue en France au commencement du dixhuitième siècle. On en a imprimé des recueils, par exemple, le Recueil des pièces du régiment de la calotte. Paris (Hollande), 7726 (1726), cinq volumes.

496-b Boileau, Satire IX, v. 305 et 306. Voyez t. VIII, p. 238, et t. XVI, p. 106 de notre édition.

497-a Sapere aude. Horace. Épîtres, liv. I, ép. 2, v. 40. Voyez ci-dessous, p. 507.

500-a Nous ne savons quelle édition de l'Histoire de France du père Daniel cite le comte de Manteuffel. Dans l'édition d'Amsterdam, 1720, in-4, le règne de Charles VI se trouve dans le troisième volume, et dans l'édition de Paris, 1755, in-4, le guet-apens dressé par le duc de Bretagne au connétable de Clisson en 1387 est rapporté t. VI, p. 290 et suivantes.