16. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 27 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Je vois bien qu'il faut céder, et, après avoir plaidé une cause qui certainement était bonne, je prépare le triomphe au paganisme. Permettez-moi cependant pour la dernière fois de vous faire remarquer que nous ne nous sommes aucunement bien compris tous deux dans notre dispute; car, en tant que vous parlez de la morale païenne, et que vous voulez lui comparer la nôtre sans y mêler la religion, voilà qui est fini, et vous avez raison. Mais si vous me concédez de parler de religion, et que je vous fasse envisager la morale chrétienne comme émanée de Dieu, législateur infiniment préférable à Solon, à Lycurgue, et à tous les sages de l'antiquité, et que Notre-Seigneur, en pratiquant la magnifique morale qu'il enseigne, nous sert en même temps et d'exemple, et de règle, je ne crois pas que vous puissiez faire la moindre opposition à mon système, à moins que de saper les fondements de toute la foi que l'on doit aux auteurs sacrés et anciens. Je sais que vous ne pensez pas de cette façon; mais si quelqu'un me faisait des doutes sur la véracité de la vie sainte et sans tache de Notre-Seigneur, on pourrait lui répondre que l'on n'est pas non plus obligé de croire l'histoire de Socrate, qui nous est transmise par la même voie, savoir, par les historiens qui nous ont conservé leurs vies.

Ne croyez pas non plus, monsieur, qu'une religion mal entendue<483> et superstitieuse me fasse dénigrer les grands hommes que l'antiquité nous vante. Non, point du tout. Je rends hommage à la vertu où je la rencontre, et y eût-il des héros au delà des mers hyperborées, je les estimerais autant que leurs vertus le méritent; je crois seulement que ces grands hommes n'ont pas été ... égaux, et que les siècles de la chrétienté nous en ont fourni de même.

Ensuite la corruption est si grande dans le genre humain, que, à examiner jusqu'au fond les personnes les plus vertueuses, l'on trouverait (chose qui paraît paradoxe) que leurs vertus sont allaitées par des vices, ou, pour parler plus clairement, que leurs brillants dehors et leurs vertus apparentes ont le vice pour principe. Ainsi, à raisonner sur ce que l'expérience nous fait connaître, le monde a à peu près toujours été le même, et restera toujours tel.

J'en viens à l'auteur des vers sur la Retraite.483-a Ce n'est pas Keyserlingk, mais le général Grumbkow, qui, il y a trois ans, me fit part de cette pièce; et comme j'en aime beaucoup l'auteur, j'ai trouvé que je ne pouvais mieux faire que de puiser dans ses écrits, source pure et féconde d'une infinité de belles connaissances.

La main sur la conscience, vous connaissez celui que j'ai dépeint, et vous le devez reconnaître. Je n'y ai ni ajouté, ni diminué, n'ayant fait qu'un fidèle tableau de la représentation dans laquelle il est dans mon âme. Jugez, mon cher Quinze-Vingt, selon les belles idées que j'ai de cette personne, si je ne dois pas bien l'estimer, en connaissant en elle tant de perfections. Quittons la métaphore, et, en dépit de votre modestie, laissez-moi la satisfaction de vous dire en face que je ne connais que mon Quinze-Vingt en qui je trouve l'original de mon portrait, et qui soit digne de toute l'affection avec laquelle je suis, etc.

P. S. Je pars demain pour Potsdam, afin d'y faire mes dévotions.483-b<484> C'est ce qui vous ménage deux heures de lecture. L'histoire de Bureau de La Rivière est prise des Mémoires de Bussy (L'usage des adversités), tome III.484-a


483-a Voyez t. XIV, p. 23.

483-b Voyez, t. XVI, p. 155 et 156, no 16; p. 158, no 18; t. XXI, p. 207 et 208.

484-a Les Mémoires de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, A Amsterdam, 1721, trois volumes in-12. Le troisième volume de cet ouvrage, intitulé Œuvres mêlées de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy; renferme, p. 195-367, L'usage des adversités, ou l'histoire des plus illustres favoris, contenant un discours du comte de Bussy Rabutin à ses enfants sur les divers événements de sa vie. L'affaire de Bureau de La Rivière est racontée dans ce traité, p. 236-238.