12. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 18 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,463-a

Je me vois dans vos dettes de deux lettres, et je me mets en devoir d'y répondre. Vous vous rappellerez donc, s'il vous plaît, que le contenu de la première roulait sur la différence de la morale chrétienne et de la païenne, et la seconde sur le sieur Formey et sur l'apparition qu'eut saint Paul.463-b

<464>Permettez-moi de vous dire que, pour ce qui regarde la morale païenne, je ne suis point du tout d'accord avec vous sur ce point. et je crois pouvoir vous faire voir le défaut des prétendues vertus païennes. Pour réprimer les désordres qui naissent dans la société, il est nécessaire d'établir de certains principes qui, quand ils sont profondément inculqués dans ceux qui la composent, servent de frein aux passions qui tendent à la détruire. C'est là le fondement de la morale des païens, qui ne vont qu'au soutien de la société : dans tous leurs philosophes vous découvrirez ou ce principe, ou un orgueil démesuré, qui, pour les élever au-dessus de leurs concitoyens, leur a fait faire la grimace de la vertu. J'ai oublié le nom de ce philosophe qui, affectant un air de pauvreté excessive, paraissait toujours avec des habits déguenillés;464-a ce qui fit dire au divin Socrate que son orgueil transparaissait par les trous de son habit. Mais ne nous attachons pas à ces petites lumières; attaquons le soleil du paganisme.

Pour vous convaincre de mon sentiment, il faut me servir d'arguments persuasifs, et qui ne vous laissent plus de réplique. Socrate, ce grand philosophe, cet homme de bien, cet oracle de son temps, celui dont Platon disait qu'il comptait pour un des trois bienfaits qu'il avait reçus des dieux d'avoir été né du temps de Socrate, le même Socrate, qui nous paraît si vertueux d'un côté, me paraît très-vicieux de l'autre, quand je l'envisage par rapport à l'inclination impudique qu'il avait pour le jeune Alcibiade. N'est-ce pas être marqué d'une manière très-évidente au coin de l'humanité, et ce vice n'obscurcissait-il pas beaucoup de ses vertus? Je ne m'étonne plus de voir, après cela, les emportements de Xanthippe et la patience de Socrate à les supporter; il sentait l'avoir offensée; ainsi sa raison l'obligeait de souffrir les mauvaises humeurs de sa femme, comme une légère punition des offenses qu'il lui avait faites.

Je passe au jeune Cimon, héros qui eût mérité ce titre plus qu'au<465>cun de ceux que l'antiquité nous vante, si son orgueil n'avait pas empêché sa sœur de se marier avec un homme dont le bien les aurait pu tirer de leurs dettes. Enfin, pour abréger, il n'y a pas un sage, parmi les païens, dont des vices et des défauts éclatants n'aient flétri les côtés vertueux.

Il ne me reste qu'à prouver que les sages professeurs de la morale chrétienne les surpassent, ou les égalent du moins. Leur morale, à la vérité, aussi bien que la païenne, concourt au soutien de la société; mais ils la pratiquent ou doivent la pratiquer par de plus nobles principes. Celui qui nous engage à aimer la vertu pour l'amour d'elle-même me paraît bien épuré. Mais considérez ce Dieu que j'adore.465-a Voyez quelle harmonie merveilleuse de qualités possédées toutes dans un degré éminent et infini de perfection. Sa sagesse vous saute aux yeux en tout et par toutes ses œuvres; sa bonté ne peut être ignorée d'aucun être intelligent, car c'est à elle que nous devons notre existence et tout le bien qui nous arrive; sa justice se manifeste par de certaines punitions, qui suivent toujours le crime; la cruauté, par exemple, n'est-elle pas punie par l'horreur et l'aversion en laquelle nous avons ces monstres qui l'exercent, etc.? Enfin, la considération de ces perfections est un cours de morale achevé, qui, par la beauté et la pureté de ses préceptes, se fait aimer, et nous invite à les pratiquer. Venons aux exemples.

Quel mépris de la mort ne montra pas saint Étienne lorsque, accablé des pierres que lui jetaient ses ennemis, il pardonna à ses bourreaux, et mourut avec toute la constance possible?465-b Quelle générosité que celle de ce roi de France465-c qui, de duc d'Orléans qu'il était, parvint à la couronne! Lorsque quelqu'un de ses courtisans le fit souvenir de punir ceux qui lui avaient causé des chagrins avant qu'il fût<466> roi, il lui répondit ces paroles remarquables et dignes d'être transmises à la postérité : « Un roi de France ne se souvient pas, dit-il, des offenses que l'on a faites au duc d'Orléans; » sentiment d'autant plus grand, qu'il avait le pouvoir de satisfaire à sa vengeance.

N'admirez-vous pas la constance de Philippe de Comines dans sa prison? Se voyant abandonné de tout le monde, il prit son parti généreusement, en disant : « Si je suis affligé, c'est Dieu qui m'afflige, » marquant par là la résignation que nous devons à l'Être suprême, et combien il est beau de lui sacrifier nos volontés, nos plaisirs et notre fortune, quand il nous en prive.

Du temps de Charles V, un nommé Bureau de La Rivière était chambellan de sa cour et favori de ce prince. Après la mort de Charles V, Charles VI lui avait succédé. Il se trouva de méchantes gens qui accusèrent Bureau de La Rivière d'avoir des intelligences secrètes avec les Anglais; le Roi les en crut, et fut sur le point de sacrifier ce digne sujet à l'envie de ses ennemis, si le maréchal de Clisson, homme de probité et intègre, et qui, de plus, devait l'épée de maréchal à La Rivière, n'eût eu la noble assurance de dire la vérité à un jeune roi peu accoutumé à l'entendre. Ses bonnes intentions eurent néanmoins tout le succès qu'il en pouvait espérer, et La Rivière fut reconnu innocent.

Voyez les vertus d'un sage, réunies dans Catinat avec tous les talents d'un brave guerrier; quelle modération pour un homme qui est à la tête de l'armée, qui, au premier ordre qu'il en reçoit, partage cette autorité absolue, et qui n'en sert pas moins son maître avec tout le zèle et l'attachement d'un fidèle sujet!

Je n'oserais vous citer l'exemple de quelques docteurs ou théologiens de l'ancienne Église, qui sont chez les chrétiens ce que les philosophes étaient chez les païens; car vous me diriez d'abord que ces gens sont gagés pour être dévots. Laissons donc l'Église; aussi, pour vous alléguer un exemple d'une rare vertu dans un chrétien, je n'ai<467> pas besoin de le chercher fort loin. Si je ne craignais de blesser sa modestie, je vous le nommerais; mais, cela étant, je me contenterai de vous en rapporter quelques traits qui, j'espère, vous le feront connaître.

Cet homme a de tout temps été attaché à des cours différentes, où, sans adopter les vices, il a conservé sa vertu et son intégrité; sans donner dans la bassesse de superstitions vulgaires, il a de la religion dirigée par le bon sens et la raison : fidèle aux maîtres qu'il a servis, il a toujours captivé leur bienveillance; il s'est poussé auprès du dernier jusqu'à un poste très-éminent, et s'est acquitté des devoirs de sa charge avec toute la dignité qu'elle exigeait de lui; irréprochable en tout, et dans le milieu du cours triomphant de ses prospérités, il renonce à la cour, il prévoit les orages, méprise les grandeurs, connaissant leur peu de solidité, et préfère une vie tranquille et laborieuse à l'éclat éblouissant du faste et des honneurs. Ce n'est pas tout; cette résolution, prise après une mûre délibération, est exécutée avec fermeté, et jusqu'à présent il jouit du repos et des douceurs d'une vie privée, mettant à profit les jours que la Parque lui file, et goûtant un bonheur solide dans une sage et heureuse oisiveté, digne récompense du généreux mépris qu'il fait du monde.

Épris d'admiration de ses vertus, et incapable de penser à autre chose, je renvoie les deux autres points de ma lettre à une autre fois. J'espère, mon cher Quinze-Vingt, que vous reconnaîtrez à ce tableau, que je ne viens de tracer que d'un faible crayon, une personne que j'estime, et non sans fondement, comme vous le voyez par la description que j'en fais; et, dussiez-vous en rougir, je ne saurais m'empêcher de vous dire que vous méritez de toute façon que je sois à jamais, etc.


463-a Voyez t. XVI, p. 115.

463-b Actes des apôtres, chap. IX.

464-a Antisthène.

465-a Voyez t. XIV, p. III et IV, no III, et p. 7-19; t. XVI, p. 381.

465-b Actes des apôtres, chap. VII, v. 58 et 59.

465-c Louis XII.