13. DU BARON DE GRIMM.

Le 28 novembre 1783.



Sire,

Mon premier soin, après avoir reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer le 11 de ce mois, a été de m'acquitter de l'ordre qu'elle renfermait relativement à la correspondance dont M. d'Alembert a été honoré pendant une grande partie de sa vie. J'ai cru devoir m'adresser à ce sujet à M. le marquis de Condorcet, que d'Alembert a nommé son légataire universel. Il m'a fait deux réponses. Par la première, il m'apprend que les lettres de V. M. sont entre les mains de M. Watelet,387-a de l'Académie française, l'un des exécuteurs testa<388>mentaires de M. d'Alembert. J'étais sur le point d'écrire à celui-ci, lorsqu'une seconde lettre de M. de Condorcet m'a paru rendre cette démarche inutile. Je prends la liberté, Sire, de mettre ces deux lettres sous les yeux de V. M., quoiqu'elles n'aient pas été écrites à cette fin; elles serviront à prouver à V. M. ma ponctualité à exécuter ses ordres, et encore que ces ordres seront respectés par les dépositaires de la correspondance.

Le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences, l'un des quarante de l'Académie française, est d'une ancienne noblesse du royaume; il vient de perdre son oncle, qui était évêque de Lisieux. Son goût pour les sciences et les lettres l'a entraîné dès sa plus tendre enfance dans la carrière de la littérature, au lieu de suivre le métier des armes, auquel sa naissance semblait l'appeler. Il a été toute sa vie intimement lié avec M. d'Alembert. J'ai su de lui les derniers instants de ce philosophe, et j'ai été charmé d'apprendre que le calme et la tranquillité avaient reparu pendant les trois derniers jours, lorsque tout espoir de rétablissement l'eut abandonné. Je l'avais quitté, environ quinze jours avant sa mort, dans un tel état d'inquiétude, que j'en restai vivement affecté. On lui a trouvé une pierre grosse comme la moitié d'un œuf. Cette pierre n'était pas adhérente, et l'opération, suivant les apparences, en eût été facile; mais l'idée de la taille l'effarouchait si fort, il était si décidé à ne s'y point soumettre, qu'il ne voulut jamais être sondé, de peur d'acquérir la certitude de son mal. Son légataire a cru devoir se permettre, Sire, d'écrire à V. M. à l'occasion de ce triste événement; il m'a envoyé sa lettre sous cachet volant, et je la mets, dans l'état où je l'ai reçue, aux pieds de V. M.

Il ne m'appartient pas de seconder le vœu du marquis de Condorcet, qui voudrait que son ami, après avoir été toute sa vie protégé par V. M., lui dût encore après sa mort un monument qui crevât les yeux des prêtres. Je suis trop profane et trop hérétique pour<389> me mêler d'affaires ecclésiastiques. A la vérité, V. M. nous appartient, à nous autres hérétiques, et pour aucun trésor du monde nous ne voudrions la céder à l'Église soi-disant universelle ou catholique; mais les âmes dévotes disent que le chef auguste de tant d'évêques et de prêtres de la communion romaine, quoique fidèlement attaché à notre Église orthodoxe protestante, a un droit incontestable de placer les monuments de sa bienfaisance royale dans toutes les églises et chapelles de la terre. Je ne suis pas un casuiste assez subtil pour me mêler de questions si délicates.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


387-a Voyez t. XXIV, p. XIII et 441.