265. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 février 1783.



Sire,

Ma santé n'est, depuis plus de trois mois, qu'une alternative continuelle de souffrances plus ou moins longues, mais toujours très-vives, et de quelques jours de repos. Je profite, Sire, avec ardeur d'un de<278> ces derniers moments pour mettre aux pieds de V. M. les sentiments que je lui dois à tant de titres, et surtout pour lui témoigner ma vive reconnaissance des lettres si consolantes qu'elle a la bonté de m'écrire. C'est le meilleur baume que je puisse mettre sur mes douleurs, et le seul adoucissement à ma triste existence. La douleur, d'une part, et, de l'autre, l'affaissement et l'abattement qui la suit, ne me permettent plus de prendre intérêt à rien qu'au bonheur de V. M., à sa conservation, et aux bonnes nouvelles que M. le baron de Goltz me donne de sa santé. Puissé-je enfin, quoique je ne m'en flatte guère, faire la paix avec ma vessie, comme nous venons de la faire avec l'Angleterre, qui en avait, je crois, autant de besoin que nous pour le moins! Nous voilà donc en paix, jusqu'à ce que quelque sottise politique, de quelque part qu'elle vienne, ramène la discorde. Les Espagnols doivent être bien heureux de recouvrer Mahon et les deux Florides, après la manière ridicule et plate dont ils se sont comportés. Leur ineptie en tout genre ne les empêche pas de donner la loi partout, jusque sur notre Théâtre français, où l'ambassadeur d'Espagne empêche dans ce moment de jouer une tragédie qui a pour sujet la mort de Don Carlos. Vous n'auriez pas cru, Sire, qu'il dût un jour être défendu de peindre, sur le théâtre de France, le plus cruel et le plus abominable ennemi des Français, l'exécrable Philippe II; mais cette persécution qu'éprouvent les lettres est la suite de l'horrible inquisition à laquelle on les a soumises. Par bonheur ou par malheur pour moi, ma vessie, qui est aujourd'hui mon premier intérêt, m'empêche d'être indigné ni même affligé de toutes ces vexations, qui ne vont pas jusqu'à moi, quoique j'aie dans mes portefeuilles bien des rapsodies à donner, quand il plaira à Dieu de me faire pisser sans douleur.

On nous menace toujours de troubles du côté de la Turquie. Puissent ces troubles, Sire, ne pas venir jusqu'à nous! Puissent-ils aussi, ce qui est malheureusement plus difficile encore, ne pas vous<279> intéresser assez pour troubler la paix dont vous jouissez avec tant de gloire!

Nous attendons avec impatience la nouvelle édition de Voltaire, qui paraîtra, à ce qu'on assure, dans le courant de cette année, s'il plaît à nos Argus fanatiques de la laisser entier en France. Leur ineptie, comme le dit très-bien V. M., fera gagner aux Allemands et aux Hollandais l'argent que la France perdra de gaîté de cœur. C'est son affaire, et bien peu la mienne.

V. M. a bien raison sur la plate astuce des prêtres, qui, en criant et en faisant semblant de croire que les princes sont sur la terre les images de la Divinité, veulent persuader aux souverains imbéciles que l'Église est la sauvegarde de leur trône et de leur couronne. Hélas! ils ne crient aux oreilles des rois que la royauté vient de Dieu qu'afin de se soumettre plus habilement et plus facilement les rois mêmes; leur petit syllogisme ou sophisme sera bientôt fait. Vous tenez, diront-ils aux rois, votre puissance de Dieu; il pourra donc vous l'ôter quand il lui plaira; or c'est nous, ministres du Dieu vivant, qui annonçons sur la terre ses volontés. C'est donc de nous que votre pouvoir dépend. Tel a été le raisonnement des Grégoire VII et des Innocent IX; et tel sera toujours l'argument de la cohorte sacerdotale, quand les rois et les sots peuples voudront bien l'écouter. J'ai été aussi affligé qu'indigné de l'incroyable démence et sottise de l'auteur du Système de la nature, qui, bien loin de montrer les prêtres pour ce qu'ils sont, les véritables, les seuls, les plus redoutables ennemis des princes, les représente au contraire comme les appuis et les alliés de la royauté. Jamais peut-être la philosophie n'a dit une absurdité plus bête, ni une fausseté plus notoire, quoiqu'elle ait été en bien d'autres occasions menteuse et absurde. Si je l'avais osé, j'aurais réfuté par écrit, avec toute la force dont je suis capable, cette bêtise si préjudiciable aux rois et aux philosophes. Mais les prêtres auraient trouvé moyen de faire supprimer mes réflexions, tant ils ont en<280> France de crédit, malgré tout le mal qu'ils y font et toutes les impertinences qu'ils y débitent.

Je lis actuellement une traduction d'Euripide, faite par un membre de l'Académie de Berlin;280-a cet ouvrage me paraît estimable; on m'a dit que V. M. en pensait de même, et je me félicite d'être de son avis.

Je suis avec la plus tendre vénération, etc.


280-a M. Pierre Prévost, né à Genève le 3 mars 1751, fut nommé en 1780, après la mort de M. Sulzer, professeur à l'Académie des nobles (t. IX, p. 92 et 94), et membre de l'Académie des sciences de Berlin, classe de philosophie spéculative. Le 3 avril 1784, il obtint un congé pour aller voir ses parents. Pendant qu'il était à Genève, une chaire y devint vacante; on la lui offrit, et il l'accepta avec l'agrément du Roi.