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263. DE D'ALEMBERT.

Paris, 13 décembre 1782.



Sire,

J'ai prié M. le baron de Goltz de faire à Votre Majesté mes très-humbles excuses si je n'avais pas l'honneur de répondre plus tôt à la charmante lettre que j'ai reçue d'elle, en date du 30 octobre dernier. Ces excuses, Sire, ne sont, malheureusement pour moi, que trop légitimes. J'ai cruellement souffert de ma maudite vessie durant une assez grande partie du mois de novembre; je ne ferai point à V. M. l'ennuyeux détail de mes douleurs; il me suffira de lui dire qu'elles sont fort diminuées, et que je profite du premier moment où elles me permettent d'écrire, pour renouveler à V. M. l'hommage de ma respectueuse reconnaissance et de tous les autres sentiments que je lui dois à tant de titres, et que je lui ai voués depuis si longtemps. Les réflexions de V. M. sur toutes les misères auxquelles la nature humaine est sujette, et sur le contraste de ces misères avec notre pitoyable et ridicule vanité, sont bien dignes d'un roi philosophe qui plane d'en haut sur toutes les sottises de notre espèce, et mériteraient d'être signées Marc-Aurèle Frédéric. Je plains pourtant V. M., si elle commence, comme elle le prétend, à perdre la mémoire; il y a longtemps que j'ai commencé à la perdre aussi; mais la mémoire est plus indispensable à un prince qu'à un pauvre individu obscur et isolé. Puisse la nature, Sire, vous la conserver et pour vous, et pour tant d'êtres à qui vous êtes nécessaire, et puisse-t-elle en même temps vous épargner ces douleurs de goutte que je voudrais pouvoir vous épargner moi-même, fût-ce aux dépens de ma vessie!

Je suis ravi que V. M. ait jugé M. le marquis d'Esterno tel que j'avais eu l'honneur de le lui annoncer. J'ai tout lieu de croire qu'elle se confirmera dans ce jugement, à mesure qu'elle le connaîtra<273> davantage, et qu'elle le trouvera comme il est, sage, instruit, honnête et modeste.

J'ignore à qui est la faute du marnais succès de nos batteries flottantes; j'ignore aussi par quelle fatalité cinquante vaisseaux, tant français qu'espagnols, en ont laissé passer et repasser, sans coup férir, trente-quatre anglais deux ou trois fois à leur barbe; mais je sais que ce maudit siége de Gibraltar, si ridiculement entrepris, et plus ridiculement prolongé, a été la principale cause de nos malheurs ou de nos sottises, a prolongé la guerre de deux ou trois ans, et retardé d autant la paix avantageuse que nous aurions pu faire. Enfin, grâce à Dieu, et selon même toute apparence, on nous fait espérer cette paix; on la dit même arrêtée et conclue. Que le destin en soit loué, pourvu que la grande Catherine et le César Joseph ne suscitent pas une nom elle guerre par l'invasion de la Turquie! Puisse surtout, Sire, cet aveugle destin ne vous pas engager dans cette guerre nouvelle, inutile à votre gloire, et funeste à votre santé et à votre repos! Nous avons lu avec édification dans les nouvelles publiques la déclaration de V. M. au clergé catholique de Silésie,273-a le Te Deum que l'Église romaine a fait chanter pour remercier Dieu d'avoir trouvé en vous un protecteur,273-b et l'émigration d'une volée de religieuses autrichiennes qui sont venues vous demander asile.273-b Assurément, quand V. M. a recommandé la tolérance aux souverains, on peut bien dire qu'elle leur a prêché d'exemple, surtout et plus que jamais dans cette conjoncture. Mais l'Église romaine n'en sera pas moins persécutrice et intolérante quand elle pourra l'être. Voilà nos prêtres qui<274> viennent de présenter une requête au Roi contre les souscripteurs de la nouvelle édition qu'on prépare de Voltaire; cette requête est bien adressée, car le Roi est un des souscripteurs. On ne sait si l'on doit rire ou être indigné de cette plate sottise.

L'ouvrage de l'abbé de Raynal, fût-il aussi bon qu'il peut l'être, sur la révocation de l'édit de Nantes viendra trop tard pour la France. Elle ne recouvrerait pas, quand elle le voudrait, tout ce qu'elle a perdu par cette absurde et funeste révocation; je crains bien même que cet ouvrage ne lui épargne pas de nouvelles sottises en ce genre, si l'occasion se présente d'en faire quelques-unes; car corrige-t-on les hommes, et surtout les nations, avec des livres?

Je crois bien, Sire, qu'on fait chez vous des banqueroutes comme ailleurs; mais on n'en fait pas d'aussi monstrueuses, d'aussi atroces, d'aussi impudentes, d'aussi scandaleuses que celle du prince qu'on n'appelle plus ici Rohan-Guémené, mais .. - .... Je le répète, Sire, toute la France crie qu'il aurait été puni chez vous exemplairement; il ne l'est ici que par la perte de ses places, qu'il était impossible de lui laisser. Mille familles peut-être sont à l'aumône par cette banqueroute, qu'on fait monter à près de quarante millions, tant en France qu'en pays étranger; elles crient en vain; le crédit du .. et des siens est plus fort que leurs cris.

Nous allons, Sire, entrer dans une nouvelle année, qui est la quarante-troisième de votre glorieux règne, et la trente-septième des bontés dont V. M. m'honore. Puissent vos sujets, Sire, conserver encore quarante années un pareil monarque, et puissent vos bontés me consoler encore, non pas quarante ans, mais jusqu'à la fin de ma vie! Puissiez-vous jouir encore longtemps de la gloire que vous avez acquise, et du repos que vous avez si bien acheté!

Je suis avec la plus tendre vénération, etc.

P. S. Un homme de lettres estimable, M. de Villars, me prie de<275> présenter à V. M. cette lettre et le prospectus d'un journal qu'il se propose d'imprimer, Sire, dans vos États, à Neufchâtel; il demande la protection de V. M., et tâchera de s'en rendre digne.


273-a L'empereur Joseph II ayant aboli six cent vingt-quatre couvents dans ses Etats, Frédéric donna à son clergé de Silésie la déclaration du 26 août 1782, portant qu'il ne prendrait aucune mesure préjudiciable à l'Eglise catholique, si ses adhérents se conduisaient en fidèles sujets. Cette déclaration, adressée à l'évèque suffragant (Weih-Bischof) de Rothkirch, se trouve dans J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 233, et dans le journal (de C.-R. Hausen) Historisches Portefeuille, 1782, t. II, p. 1468-1471.

273-b Ces deux faits nous sont inconnus. Voyez pourtant la lettre de Frédéric à Voltaire, du 9 juillet 1777, t. XXIII, p. 451 et 452, où le Roi blâme l'intolérance autrichienne.