229. DE D'ALEMBERT.

Paris, 9 février 1781.



Sire,

Je viens de recevoir l'excellent ouvrage sur la littérature allemande que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer, et dont elle me parle dans sa lettre du 6 janvier; j'ai envoyé sans délai à M. Grimm, suivant les ordres de V. M., l'exemplaire qui était destiné pour lui. Quant à moi, je n'ai pas perdu un moment pour lire et même pour relire cette nouvelle production littéraire et philosophique de V. M. J'y ai trouvé, Sire, les principes les plus sains de littérature, et partout un fonds de raison et de bon goût, tel qu'on devait l'attendre d'un écri<193>vain philosophe, nourri de la lecture des bons modèles, et digne de l'être lui-même. Je ne suis point assez au fait de la littérature allemande pour juger par moi-même si les reproches que lui fait V. M. sont aussi bien fondés qu'ils le paraissent; mais je m'en rapporte sans peine au jugement éclairé de V. M. sur cet objet inconnu pour moi. La manière si juste et si vraie dont elle apprécie nos littérateurs français me persuade qu'elle apprécie avec la même justice et justesse les littérateurs de son pays; et les vues qu'elle propose pour remédier au défaut dont elle se plaint me paraissent les plus saines et les plus utiles qu'il est possible. On dit pourtant que les Allemands se plaignent d'avoir été jugés avec trop de rigueur; cela me paraît assez naturel, mais ne prouve pas encore qu'ils aient raison. Je n'ai trouvé, Sire, dans tout cet excellent ouvrage qu'un seul endroit qui peut donner une légère prise à la critique; encore serait-elle, à certains égards, très-mal fondée. V. M. dit à la page 36 : « Nous prendrons des Latins le Manuel d'Épictète et les Pensées de Marc-Aurèle. »193-a Sans doute elle n'a voulu parler que de ces deux ouvrages traduits, et qui ont d'ailleurs été écrits dans Rome, ce qui les fait en quelque manière appartenir aux Latins; car V. M. n'ignore pas d'ailleurs que les originaux de ces deux ouvrages sont en grec. Il serait bon que, à une seconde édition, V. M. s'expliquât d'une manière plus précise sur cet objet, pour éviter toute équivoque et ôter aux journalistes allemands tout prétexte de dire là-dessus, à leur ordinaire, quelques lourdes sottises. En voilà assez, Sire, sur les Allemands, malgré l'honneur qu'ils ont de vous avoir pour compatriote et pour souverain. Je me hâte de parler à V. M. d'un autre objet, non moins digne d'éloges peutêtre que son excellent ouvrage : c'est l'éloquence, le bon goût, la noblesse de l'éloge qu'elle fait de l'Impératrice-Reine dans la dernière lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Je l'ai lu à tout ce que je connais, et tout ce que je connais l'a admiré comme moi. Tous<194> s'écrient qu'on ne peut faire de cette princesse une plus belle oraison funèbre, qu'on devrait mettre ce peu de mots sur sa tombe : « Ci-gît Marie-Thérèse, impératrice-reine de Hongrie et de Bohême. Le grand Frédéric, son contemporain, a dit d'elle : Elle a fait honneur au trône et à son sexe; je lui ai fait la guerre, et je n'ai jamais été son ennemi. » Nous avons eu, le 25 janvier dernier, à l'Académie française, une séance publique pour la réception de deux nouveaux académiciens. M. l'abbé Delille, qui les recevait, et qui a dit un mot, dans son discours, sur l'Impératrice-Reine, a ajouté qu'il ne pouvait la louer avec plus d'éloquence que V. M.; il a rapporté vos paroles, et toute la salle a retenti d'applaudissements. J'ai eu plus d'une fois occasion, dans les lectures que j'ai faites à cette compagnie assemblée, d'exprimer mes sentiments pour V. M., de parler de sa gloire et de ses ouvrages, et le public a toujours fait chorus; car ce public, Sire, a pour vous la vénération que vous méritez comme guerrier et comme roi, et l'admiration que vous méritez encore comme écrivain et comme philosophe.

On me mande, Sire, qu'il y a actuellement à Berlin un jeune savant, nommé M. Mayer,194-a qui vient de publier en allemand une excellente Histoire de la Suisse; que cette histoire a été traduite en français; qu'elle est pleine de philosophie et de vérités courageuses; que l'auteur est en état d'écrire en français; qu'il désirerait se fixer dans les États de V. M., et que l'Académie ferait en lui une excellente acquisition, si V. M. jugeait à propos de l'y attacher, en le fixant d'abord par une modique pension de quatre cents écus, dont il se contenterait jusqu'à ce qu'il eût mérité par son travail d'obtenir une plus forte récompense. V. M. pourrait prendre des informations au sujet de cet homme de lettres; et comme je m'intéresse au bien de son Académie, je prends la liberté de demander à V. M. ses bontés pour<195> M. Mayer, en cas que, après les informations, elle le juge digne de les obtenir.

Il ne me reste d'espace, Sire, que pour renouveler à V. M. les vœux ardents que je ne cesse de faire pour son bonheur, pour l'accroissement de sa gloire, si cet accroissement est possible, pour sa santé, son repos et sa conservation. On m'écrit que V. M. se porte mieux que jamais, et je réponds avec cet ancien : Les dieux sont donc quelquefois justes!

Je suis avec la plus tendre vénération, etc.


193-a Voyez t. VII, p. 119.

194-a Jean de Müller, né à Schaffouse le 3 janvier 1752, nommé historiographe de Brandebourg le 31 juillet 1804.