183. DE D'ALEMBERT.

Paris, 28 avril 1777.



Sire,

M. de Catt a dû instruire Votre Majesté des tristes raisons qui ne me permettent pas d'aller mettre à ses pieds tous les sentiments de reconnaissance, de vénération et de dévouement que je lui dois. Je ne répéterai point à V. M. ce détail affligeant pour moi et ennuyeux pour elle. La situation où je me trouve est d'autant plus sensible pour moi, qu'assurément je ne pourrai rien substituer au plaisir que je me promettais de passer quelques moments auprès de V. M., de la voir encore et de l'entendre, de philosopher avec elle, et de lui parler de tout ce qui l'intéresse, bien plus que de ce qui m'intéresse moi-même. Je ne puis cependant, Sire, renoncer entièrement à l'espoir de revoir encore V. M.; mais je n'ose plus former des projets, ni lui faire des promesses, dans la crainte de ne pouvoir encore les remplir. Comme je me flatte que je ne serai pas toujours languissant et malheureux, peut-être trouverai-je encore quelques moments de ma vie que je pourrai consacrer à V. M., et ce seront à coup sûr les plus agréables pour moi. Puisse la destinée m'accorder encore cette faveur!

V. M. a mis le comble à toutes ses bontés pour moi par les facilités de toute espèce qu'elle a bien voulu me procurer pour ce voyage; je n'en abuserai jamais, quand je me trouverais dans le cas d'en pro<80>fiter; et un de mes plus grands regrets est de ne pouvoir en témoigner moi-même à V. M. ma tendre reconnaissance.

Je me reproche, Sire, d'entretenir si longtemps de moi Y. M., et d'une manière si triste; j'aime mieux lui parler de ce qui se passe ici. Nous avons depuis quinze jours le comte de Falkenstein,80-a dont V. M. connaît le véritable nom. Je ne l'ai point encore vu, parce que je vis fort retiré, et vraisemblablement je ne le verrai pas, à moins qu'il ne vienne à nos Académies, ce qui est encore incertain. S'il nous rend visite, je me propose de lui lire un petit Éloge de Fénelon qui pourra l'intéresser, et, à l'Académie des sciences, quelques réflexions sur la théorie de la musique. Ces deux petits morceaux sont écrits il y a longtemps, et, tout médiocres qu'ils sont, je ne serais pas en ce moment en état de les faire. Il me paraît qu'en général ce prince réussit assez bien ici, qu'on le trouve honnête, affable, et cherchant à s'instruire. Il a déclaré que s'il venait aux Académies, il ne voulait point de compliments; et quoique notre métier soit d'en faire, nous lui obéirons. Il va partout sans être annoncé, ni même attendu; nos spectacles paraissent le toucher peu, il aime mieux voir les établissements utiles, ou faits pour l'être. Il alla l'autre jour à l'Hôtel-Dieu, et fut saisi d'horreur de la cruauté avec laquelle les malades sont traités dans cette maison, étant entassés jusqu'à six dans un même lit, le mort à côté du mourant, et celui-là à côté d'un convalescent. Ce n'est pas que l'Hôtel-Dieu ne soit très-riche, et en état par conséquent de faire beaucoup mieux; mais cet Hôtel-Dieu a des administrateurs, et c'est en dire assez. On assure que l'Empereur ira visiter nos ports; il trouvera notre marine, non pas dans l'état brillant où elle a été quelques moments sous Louis XIV, mais du moins dans un état supportable, et bien meilleur que celui où la mauvaise politique du cardinal de Fleury l'avait laissée. Les citoyens honnêtes se flattent ici que ce prince fera connaître au Roi son beau-frère l'état horrible<81> de l'Hôtel-Dieu, sans doute ignoré de ce jeune prince, et que peutêtre il en résultera quelque remède à cet horrible abus. Dieu le veuille!

Nous sommes ici fort occupés des insurgents, et fort impatients de voir quel sera le succès de la campagne décisive qui va s'ouvrir. On dit que les Anglais dépeuplent l'Allemagne pour envoyer des troupes en Amérique;81-a il me semble qu'il n'est pas fort honnête, et encore moins honorable à tous ces petits souverains germaniques, d'envoyer ainsi leurs sujets se faire égorger à deux mille lieues pour procurer un opéra à leurs maîtres. Aussi dit-on que la plupart restent en Amérique, et il me semble que c'est encore leur meilleur parti.

Voilà donc le tyran du Portugal disgracié.81-b Tout ce qu'on raconte de sa tyrannie fait horreur; mais peut-être tout cela est-il exagéré. Quant à l'Espagne, on dit que l'inquisition y continue ses vexations, et elle fait son métier, puisque le Roi la laisse faire.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire tous les regrets que je ne puis vous exprimer assez de ne pouvoir assurer que par écrit V. M. du tendre et profond respect avec lequel je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.


80-a L'empereur Joseph II. Voyez t. VI, p. 27, et t. XXIII, p. 450, 451, 455 et suivantes.

81-a Voyez t. VI, p. 131 et 132; t. XXIII, p. 429; et ci-dessus, p. 44.

81-b Sébastien Carvalho, comte d'Oeyras, marquis de Pombal, fut renvoyé, après la mort du roi Joseph-Emmanuel, le 25 février 1777.