151. A D'ALEMBERT.

Le 22 février 1775.

Je suis bien aise que les bagatelles que je vous ai envoyées vous aient fait plaisir; au moins pourrez-vous vous souvenir de moi quand vous prendrez le café; c'est toujours un objet intéressant pour moi que mon nom ravisse un instant d'attention au cerveau d'Anaxagoras, occupé des plus profondes méditations de philosophie. Je noterai qu'on mette dans mon oraison funèbre que mon souvenir a dérobé une minute au calcul infinitésimal, et ce sera ce qu'on pourra dire de plus flatteur pour ma mémoire. Je viens de voir le comte Czernichew, qui m'a beaucoup entretenu de vous et de Louis XVI; nous nous sommes cependant plus arrêtés sur le philosophe que sur le monarque, parce que l'un a une réputation faite, et que l'autre doit encore travailler à se faire un nom.

<8>On dit le Roi fâché contre son parlement, et je le suis aussi, car je n'aime point du tout les atrocités jointes à l'injustice; et non seulement je crois que ces robins doivent réparer le tort qu'ils ont fait à Étallonde, mais je les condamnerais de plus à ressusciter ce malheureux La Barre. Toutes les lettres qui me viennent de Paris disent que vous y verrez incessamment Voltaire, que la Reine le veut voir, et que la nation doit le récompenser de l'honneur qu'il a fait rejaillir sur elle. Je ne connais point les nouvelles pièces de sa façon dont vous me parlez; ce sont des ouvrages dignes d'être envoyés dans la Grèce moderne, à l'Athènes de Paris, non pas aux Vandales ni aux Ostrogoths; mais cela nous viendra par la Hollande. Nous n'avons ici qu'une traduction admirable du Tasse, avec un Avant-propos unique.8-a Il est sûr que Voltaire se soutient merveilleusement; quoique son corps se ressente de l'âge, son esprit a toute la fraîcheur et tous les agréments qu'il avait dans sa jeunesse; mais il n'est pas donné à tout le monde d'avoir comme lui une âme immortelle. Nous avons eu ici le duc de Lauzun et le plus ancien baron de l'Europe, Montmorency-Laval; ce sont des lumières qui viennent éclairer nos ténèbres tudesques, qui passent rapidement comme des comètes, pour retourner aux sphères bienheureuses où leur destin les fixe, et qui par leur départ nous replongent dans notre obscurité ordinaire.

Vous autres Parisiens, vous allez vous remettre en pourpoints; vous aurez des saintes ampoules, des sacres, des cavalcades de sacre, des fêtes et des choses admirables, avec des coiffures de vingt-deux pouces de hauteur, et nous n'aurons que le sculpteur Tassaert, auquel même nous ne pouvons pas trouver de logement, parce qu'il y a longtemps que j'ai donné à occuper tout ce qui était logeable. Cela n'empêchera pas que nous ne trouvions des expédients; il faudra bâtir, mais la difficulté sera de trouver une place. C'est mon affaire, et j'y pourvoirai le mieux que possible. En attendant, conservez votre<9> santé; ayez la noble émulation de jouter contre Voltaire et de résoudre, après quatre-vingts ans passés, un beau problème de géométrie; c'est ce que Termite de Sans-Souci souhaite à son cher Anaxagoras. Sur ce, etc.


8-a Par Lebrun. Voyez t. XXIII, p. 353.