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222. A D'ALEMBERT.

Le 1er août 1780.

Il règne un ton de tristesse dans votre lettre, qui m'a fait de la peine; il semble que vous ayez à vous plaindre également de votre tempérament et de la fortune. Nous sommes des vieillards qui touchons au bout de notre carrière; il faut tâcher de la finir gaîment. Si nous étions immortels, il nous serait permis de nous affliger des maux; mais notre trame est trop courte pour qu'il nous soit permis de nous attacher trop à des choses qui bientôt disparaîtront à nos yeux pour toujours. Vous dites, mon cher Anaxagoras, que vous avez perdu de l'énergie que vous aviez l'année 1763. Et moi aussi; c'est le sort des vieillards. Je perds la mémoire des noms, la vigueur de mon esprit s'affaiblit, mes jambes sont mauvaises, mes yeux voient mal, j'ai des chagrins tout comme un autre; cependant toute cette kyrielle d'infirmités et de désagréments ne m'empêche pas d'être gai, et je conserverai un visage riant lorsqu'on m'enterrera. Tâchez donc de mettre de côté tout ce qui peut troubler la tranquillité de votre vie. Souvenez-vous que cette même vie n'est qu'un songe, et qu'il n'en reste rien quand elle est passée. Je vois avec douleur qu'il me faut renoncer au plaisir de vous revoir, et que nos entretiens se borneront à mettre du noir sur du blanc; encore cela vaut-il mieux que rien; vous peindrez donc vos pensées, et j'en ferai mon profit. J'en viens à l'apothéose de Voltaire, qu'un curé a tiré du purgatoire sans savoir ce qu'il faisait. L'église catholique de Berlin ne conviendrait guère au cénotaphe que vous proposez de lui ériger. Cette église est bâtie sur le modèle du Panthéon de Rome, et on ne saurait sans la défigurer y placer de ces sortes de mausolées; mais Voltaire, en revanche, aura son buste à l'Académie, où il sera mieux à son aise que chez vos faiseurs de Dieux, chez vos déophages, qui se scandaliseraient à cette