141. A D'ALEMBERT.

Le 28 juillet 1774.

Vous avez deviné juste. Il y a trois semaines que je suis de retour de mes courses, et que je jouis ici de la satisfaction de posséder la<699> duchesse de Brunswic, à laquelle j'ai fait entendre le Duc de Foix et Mithridate, déclamés par Aufresne.699-a J'avais appris encore avant mon départ la mort de Louis XV,699-b dont j'ai été sincèrement touché; c'était un bon prince, un honnête homme, qui n'eut d'autre défaut que de se trouver à la tête d'une monarchie dont le souverain doit avoir plus d'activité qu'il n'en avait reçu de la nature. Si tout n'a pas été également bien pendant son règne, il faut l'attribuer à ses ministres plutôt qu'à lui. A présent la malignité publique se déchaîne contre ce bon prince. Que l'inquiétude des Français n'aille pas les mettre dans le cas des grenouilles de la fable, que Jupiter punit de leur inconstance; mais c'est ce qu'ils n'ont pas à craindre. On dit des merveilles de Louis XVI; tout l'empire des Velches chante ses louanges. Le secret pour être approuvé en France, c'est d'être nouveau. Votre nation, lasse de Louis XIV, pensa insulter son convoi funèbre. Louis XV également a duré trop longtemps. On a dit du bien du feu duc de Bourgogne, parce qu'il mourut avant de monter sur le trône, et du dernier Dauphin par la même raison. Pour servir vos Français selon leur goût, il leur faut tous les deux ans un nouveau roi; la nouveauté est la déité de votre nation, et quelque bon souverain qu'ils aient, ils lui chercheront à la longue des défauts et des ridicules, comme si pour être roi on cessait d'être homme.

Quel homme est sans erreur, et quel roi sans faiblesse? Si j'étais M. de Sartines,699-c je ferais afficher cette sentence à toutes les places publiques et aux coins de tous les carrefours. Les souverains nos devanciers, nous et nos successeurs, nous sommes tous dans la même catégorie, des êtres imparfaits, composés d'un mélange de bonnes et de mauvaises qualités; il n'y a que votre vice-Dieu, siégeant à la ville aux sept montagnes, qui soit infaillible et regardé comme tel<700> par ceux qui ont une foi robuste. Moi qui ai la foi débile, et de petits nerfs comme le duc de Nivernois, quand je considère un Alexandre VI, tyran, barbare, hypocrite et incestueux, j'ai de la peine à reconnaître son infaillibilité; je range vos suisses du paradis au niveau des autres hommes, et cent piques au-dessous des philosophes.

Toutes ces réflexions, puisées dans la connaissance du cœur humain, rendent indulgent, et ce support que les hommes se doivent mutuellement achemine à la tolérance. Voilà pourquoi vos ennemis les jésuites sont tolérés chez moi; ils n'ont point usé du coutelet dans ces provinces où je les protége; ils se sont bornés, dans leurs colléges, aux humanités qu'ils ont enseignées. Serait-ce une raison pour les persécuter? M'accusera-t-on pour n'avoir pas exterminé une société de gens de lettres, parce que quelques individus de cette compagnie ont commis des attentats à deux cents lieues de mon pays? Les lois établissent la punition des coupables, mais elles condamnent en même temps cet acharnement atroce et aveugle qui confond dans ses vengeances les criminels et les innocents. Accusez-moi de trop de tolérance, je me glorifierai de ce défaut; il serait à souhaiter qu'on ne pût reprocher que de telles fautes aux souverains.

Voilà pour les jésuites. A l'égard de M. de Crillon, ne vous fâchez pas de ce que je vous ai écrit sur son sujet; je le crois très-vertueux, et tel que vous le dépeignez. Je ne suis pas assez téméraire pour juger du mérite d'un étranger sans le connaître; j'ai fait le rapporteur de la voix publique, et de ce qu'on écrit de lui de Pétersbourg, du Danemark et d'autres lieux qu'il a traversés dans son voyage. Je me garde bien aussi de prendre M. de Guibert pour un homme indifférent; ce héros, quoique en herbe, sauvera peut-être un jour la France, et remplira l'univers du bruit de ses exploits. Cela se trouve dans le cas des possibilités, et par conséquent cela peut arriver. Pour sa tragédie, je n'en ai pas entendu le mot; mais je la crois bonne et excellente, sur la foi du charbonnier. D'Alembert a du goût, il a approuvé<701> ce drame; donc je dois l'en croire sur sa parole. Pour l'invisible Diderot, je ne sais que vous en dire; il est comme ces agents célestes dont on parle toujours, et qu'on ne voit jamais. Un de ses ouvrages me tomba naguère entre les mains; j'y trouvai ces paroles : « Jeune homme, prends et lis; »701-a sur cela, je fermai le livre, comprenant bien qu'il n'avait pas été fait pour moi, qui ai passé soixante ans. Des lettres de Pétersbourg marquent que l'Impératrice lui a fait faire un habit et une perruque, parce qu'il était fagoté de façon à ne pas pouvoir se produire à sa cour sans cette nouvelle décoration. Si après cette apologie vous ne me croyez pas encore assez bon Français, j'ajouterai, pour ma justification, que j'admire beaucoup vos Velches quand ils ont du bon sens et de l'esprit; que je fais grand cas des Turenne, des Condé, des Luxembourg, des Gassendi, des Bayle, des Boileau, des Racine, des Bossuet, des Deshoulières même, et, dans ce siècle, des Voltaire et des d'Alembert; mais que, ma faculté admirative ou admiratrice étant restreinte à de certaines bornes, il m'est impossible d'englober dans ces actes de vénération des avortons du Parnasse, des philosophes à paradoxes et à sophismes, de faux beaux esprits, des généraux toujours battus et jamais battants, des peintres sans coloris, des ministres sans probité, des, etc., etc., etc. Après cette confession, condamnez-moi, si vous le pouvez, et en ce cas je me ferai absoudre par l'Arétin, qui, loin d'admirer rien, passa sa vie à tout critiquer.

Je ne sais si Paris peut se comparer à Sodome, ou Sodome à Paris; toutefois il est certain que je n'aurais envie de brûler ni l'une ni l'autre de ces villes, et que je dirais avec l'ange Ituriel : Si tout n'est pas bien, tout est passable.701-b

Vivez heureux et content sous le règne du seizième des Louis. Que votre philosophie vous serve à vous égayer; c'est le plus grand<702> bien qu'on en puisse attendre, et c'est celui que je vous souhaite sincèrement. Sur ce, etc.


699-a Voyez t. XXIII, p. 321.

699-b Louis XV mourut le 10 mai 1774.

699-c Lieutenant de police, à Paris.

701-a Voyez t. XIX, p. 208, et t. XXIII, p. 176.

701-b Voyez t. XXIII, p. 101 et 322, et ci-dessus, p. 298 et 299.