138. DE D'ALEMBERT.

Paris, 25 avril 1774.



Sire,

Ce n'est point pour Votre Majesté que je crains le rétablissement des ci-devant soi-disant jésuites, comme les appelait le feu parlement de Paris; quel mal en effet pourraient-ils faire à un prince que les Au<691>trichiens, les Impériaux, les Français et les Suédois réunis n'ont pu dépouiller d'un seul village? Mais je crains, Sire, que d'autres princes que vous, qui ne résisteraient pas de même à toute l'Europe, et qui ont arraché cette ciguë de leur jardin, n'aient un jour la fantaisie de vous en emprunter de la graine pour la ressemer chez eux. Je désirerais, Sire, que V. M. fît un édit pour défendre à jamais dans ses États l'exportation de la graine jésuitique, qui ne peut venir à bien que chez vous.

J'ignore si on a défendu à M. de Guibert l'exportation de sa personne dans les États du Nord; mais je sais qu'il n'aura pas l'honneur de faire sa cour cette année à V. M., comme il le désirait et l'espérait. Il souhaitait ardemment de revoir les manœuvres admirables de vos troupes; il souhaitait surtout de revoir le dieu qui fait mouvoir cette belle et grande machine, et de soumettre sa tragédie du Connétable de Bourbon au jugement du monarque qui réunit le génie d'Apollon à celui de Mars.

M. le comte de Crillon sera plus heureux, Sire; il aura le bonheur de revoir V. M.; il lui dira des nouvelles de ces Russes qui devraient bien faire la paix, et de ces Suédois qui feront bien de ne point faire la guerre; mais ce qui m'intéresse infiniment, il me dira des nouvelles de V. M., et lui renouvellera l'hommage des sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration que je lui dois. Je prends la liberté de recommander de nouveau M, le comte de Crillon aux bontés de V. M.; j'ose lui répéter que plus elle le connaîtra, plus elle l'en trouvera digne, et qu'elle le distinguera de cette horde de jeune noblesse française qui lui a donné à juste titre si mauvaise opinion du reste.

On m'écrit que Diderot est à la Haye; la maladie du pays le pressait de revenir en France. J'aurais fort désiré que V. M. l'eût vu et jugé, et je suis persuadé qu'il lui aurait plu par la douce chaleur de sa conversation et par l'aménité de son caractère.

<692>Je suis chargé, Sire, de présenter à V. M. une requête de la part d'un jeune homme du plus grand mérite, nommé M. de Villoison,692-a que son profond savoir a fait recevoir à l'Académie des belles-lettres de Paris avant l'âge de vingt ans; il est à cet âge ce que les Grotius, les Petau, les Scaliger, ont été à cinquante, mais avec plus de goût et d'esprit que ces messieurs. Il serait très-flatté d'obtenir une place d'associé étranger dans l'Académie que la protection de V. M. rend si florissante. Il vient de donner un ouvrage sur Homère, que tous les savants regardent comme un prodige de savoir et de travail, et qu'il prendrait la liberté de présenter à V. M., s'il ne craignait que le grec dont cet ouvrage est hérissé ne la fît reculer deux pas en arrière. J'ose assurer à V. M. que le nom de ce rare jeune homme ne déparera point la liste de son Académie, et je lui demande cet honneur pour M. de Villoison.

Je ne sais si j'ai eu l'honneur de parler à V. M. du poëme de Guillaume, qui m'a paru intéressant et bien écrit. L'auteur désire de le perfectionner par les conseils des gens de lettres de France, qui pourront en effet lui être très-utiles; il souhaiterait en conséquence de faire le voyage de Paris; et je suis persuadé, Sire, que ce voyage serait très-avantageux pour M. Bitaubé, que son poëme y gagnerait beaucoup, ainsi que d'autres ouvrages qu'il se propose de publier, et qu'il recueillerait à Paris de nouvelles richesses littéraires dont il pourrait faire un très-bon usage dans ses travaux pour l'Académie.

J'attends, Sire, avec impatience ce Dialogue édifiant de la Vierge Marie, à qui V. M. sait que j'ai toujours eu la plus grande dévotion. J'ai lu ce Taureau blanc dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et qui m'a fait beaucoup rire; le grand roi qui n'est plus bœuf, les prophètes changés en pies, et qui n'en parlent que mieux, et mille<693> autres traits de gaîté, sont inconcevables dans un homme de quatre-vingts ans, et dans l'auteur de la Henriade et d'Alzire. Il faut dire avec Térence :693-a Homo homini quid praestat! (Qu'il y a de distance entre un homme et un autre!). Ce proverbe, Sire, est plus fait pour V. M. que pour personne. Ceux qui, comme moi, sont dans la classe commune ne peuvent même espérer de s'en tirer par les hommages qu ils vous rendent. C'est un sentiment qu'ils partagent avec tout le reste de leur malheureuse et chétive espèce.

Leur consolation est d'avoir des pareils, même dans les espèces, comme l'on dit, les plus haut huppées. Ce que j'ai eu l'honneur de mander à V. M. de la dévotion d'un certain prince d'Italie à saint Antoine de Padoue est très-vrai, et n'est que trop vrai, malheureusement pour ce prince, et heureusement pour l'Académie de Berlin, qui conservera M. de la Grange, et qui se passera de saint Antoine de Padoue.

V. M. a sans doute déjà appris que M. de la Grange vient de remporter pour la cinquième ou sixième fois, car j'en ai perdu le compte, le prix de notre Académie des sciences de Paris. Je ne puis trop me féliciter d'avoir procuré à l'Académie de Berlin un homme d'un talent si éminent et si rare, et plus estimable encore par sa modestie et par la douceur de son caractère que par son savoir et son génie.

Je m'aperçois, toujours trop tard, que j'abuse du temps précieux de V. M., et je finis en lui renouvelant les très-humbles assurances de la vénération profonde et de l'attachement inviolable avec lequel je suis, etc.


692-a Jean-Baptiste-Gaspard d'Ansse de Villoison, célèbre helléniste, naquit à Corbeil le 5 mars 1750, et mourut à Paris le 26 avril 1805. Son édition de l'Iliade, bien supérieure à toutes les éditions précédentes, parut à Venise, en 1788, grand in-folio.

693-a L'Eunuque, acte II, scène II.