123. A D'ALEMBERT.

Le 4 décembre 1772.

Vous nous faites trop d'honneur, et à la Baltique, et à moi, de vous intéresser à notre sort; toutefois je sais bien, nonobstant notre union, que je n'aurais pas envie de consommer mon mariage au fond de cette mer, ni de m'y promener beaucoup comme le doge de Venise. Le climat de ces parages est rude, et le voisinage tient un peu de vos Iroquois, à présent assujettis aux Anglais. Je ne sais ce que feront<653> ces autres barbares, habitants de Byzance, et si ma péroraison fera plus d'impression sur eux que les harangues factieuses de quelques-uns de leurs soi-disant amis, qui voudraient, je crois, les voir expulsés de l'Europe, pourvu que les troubles continuassent d'agiter le Nord. Il y a toute apparence que la Sorbonne verra d'un œil tranquille cette guerre et la paix, si elle se fait, et qu'il ne sera pas plus question de rebâtir le temple de Jérusalem que de reconstruire la tour de Babel. Pendant toutes ces agitations diverses, on va entièrement abolir l'ordre des jésuites, et le pape, après avoir biaisé longtemps, cède enfin, à ce qu'il dit, aux importunités des fils aînés de son Église. J'ai reçu un ambassadeur du général des ignatiens, qui me presse pour me déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre. Je lui ai répondu que lorsque Louis XV avait jugé à propos de supprimer le régiment de Fitzjames, je n'avais pas cru devoir intercéder pour ce corps, et que le pape était bien maître chez lui de faire telle réforme qu'il jugeait à propos, sans que des hérétiques s'en mêlassent.

Vous vous plaignez toujours du peu de cas que vos Français font présentement de la littérature. Bien des raisons y contribuent. La nation, avide de gloire, protégea les premiers grands hommes qui, après la renaissance des lettres, illustrèrent leur patrie par leurs écrits, et dont quelques-uns ne le cédèrent pas en mérite aux plus célèbres auteurs anciens; ensuite on se rassasia de ces chefs-d'œuvre; les auteurs qui suivirent ces grands hommes ne les égalèrent pas; les études furent moins profondes, et tout le monde se mêla d'écrire et d'imprimer. La plupart de ces auteurs, décriés par leurs mœurs, ne sauraient mériter l'estime du public, et l'on passe du mépris de la personne au mépris de l'art. Ajoutez à ces considérations que Paris est un gouffre de débauche, dans lequel se précipite votre jeunesse ardente; beaucoup y périssent, ou perdent le goût de l'application; et comme les hommes n'aiment que les choses dans lesquelles ils espèrent de réussir, cette jeunesse frivole, ne connaissant que les plaisirs gros<654>siers des sens, n'aime point les arts, qu'elle ne connaît pas assez pour en juger, et il lui est plus facile de mépriser ce qu'elle n'a point étudié que de convenir de son ignorance; car quel temps reste-t-il à un homme du grand monde, à Paris, je ne dis pas pour étudier, mais pour penser? La matinée, des visites, un déjeuner, ensuite le spectacle; de là au jeu, au souper, encore jeu jusqu'à deux heures du matin, puis bonnes aventures; ensuite on se couche; on se lève à onze heures; ainsi tous les moments sont pris, et l'on est fort occupé sans rien faire. Mais je ne sais à quoi je pense. Ce n'est certainement pas à moi à vous faire la description de la vie de Paris, que vous connaissez mieux que moi. L'éclat que la France jeta au siècle de Louis XIV était trop grand pour pouvoir se soutenir longtemps; il y a un certain point d'élévation qu'il ne nous est pas possible de surpasser. Les matières les plus intéressantes sont épuisées, il ne reste plus qu'à glaner sur les pas de ceux qui ont fait d'amples moissons; et avec un génie aussi élevé que le leur on ne les égalerait pas, parce que le succès des ouvrages dépend en grande partie du choix judicieux de la matière qu'on traite. A présent, ce qui me dégoûte de cette petite correspondance littéraire que j'ai entretenue en France, ce ne sont pas ceux qui écrivent, mais les matières qui leur manquent. Lorsqu'un Fontenelle, un Voltaire, un Mairan, un Crébillon encore, et même l'auteur de Vert-Vert, composaient,654-a c'était un plaisir d'apprendre des nouvelles de la France, qui étaient celles du Parnasse, parce que les ouvrages de ces auteurs méritaient d'être lus par tout le monde; mais aujourd'hui qu'il ne paraît que des compilations ou des recueils de vingt-trois mille six cent trente-trois grands hommes que la France a produits, et de huit mille cinq cent soixante-six femmes illustres, il n'y a plus moyen de soutenir les journaux qui en font les extraits. Qui, par exemple, s'avisera de s'instruire de la Méthode nouvelle de donner des lavements, d'un Nouvel art de raser,<655> dédié à Louis XV pour lui apprendre à se faire la barbe lui-même, de dictionnaires et d'encyclopédies en tous genres? Tout cela me cause des dégoûts, et comme je n'entretiens plus de correspondant à Athènes depuis qu'elle est devenue Sétines, je n'en veux plus avoir à Paris, parce qu'on n'y trouve plus la marchandise dont je fais cas; mais cela ne m'empêche pas de dormir. Souvenez-vous que le sommeil et l'espérance sont les deux calmants que la nature a daigné accorder à l'humanité pour lui faire supporter les maux réels qu'elle endure. Dormez et espérez, et tout ira bien. Vivez, car votre existence fera plus de peine à vos envieux, ou bien à vos ennemis, que votre mort ne leur ferait de plaisir. Souvenez-vous que l'univers n'est pas concentré dans Paris, et que si l'on ne connaît pas dans votre patrie le prix que vous valez, on vous rend plus de justice ailleurs. Sur ce, etc.


654-a Voyez t. XI, p. 57 et 58; t. XX, p. I et II, p. 1-12; t. XXIII, p. 268.