116. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 août 1772.



Sire,

Je n'ai rien négligé pour répondre à la confiance dont Votre Majesté a bien voulu m'honorer en me chargeant de choisir un professeur de rhétorique et de logique pour son Académie des gentils-hommes. Après les informations et les perquisitions les plus exactes, je crois y avoir réussi, et j'ai l'honneur d'envoyer ce professeur à V. M. Je crois pouvoir lui répondre de sa capacité, de son caractère et de sa conduite. J'écris sur ce sujet plus en détail à M. de Catt, qui en instruira V. M.

Ce n'est point, Sire, comme philosophe encyclopédiste que j'ai pris la liberté d'envoyer à V. M. l'Essai de tactique de M. Guibert; c'est comme admirateur, avec toute l'Europe, des grands et rares talents militaires de V. M. que j'ai cru devoir lui faire connaître un<636> ouvrage où l'on rend à ses sublimes talents les hommages qu'ils méritent, un ouvrage dont V. M. est le meilleur juge que l'auteur puisse désirer, et celui dont le suffrage peut être le plus honorable et le plus flatteur pour lui. Ce suffrage, Sire, pourrait, en cas de besoin, être mis dans la balance contre celui de tout le reste de l'Europe, comme Lucain y a mis le suffrage de Caton contre celui des dieux.636-a Je vois avec peine que V. M. n'a pas été contente d'un endroit du discours préliminaire où elle a cru voir que les Prussiens étaient accusés de manquer de bravoure. Je n'ai point l'ouvrage sous les yeux pour justifier l'auteur, qui vient d'ailleurs de partir pour un voyage de quelques mois, et à qui je ne puis demander raison de ce reproche. Mais je suis bien sûr au moins que son intention n'a point du tout été de reprocher le défaut de courage à des troupes qui ont gagné au moins douze batailles. Je suis persuadé qu'il a voulu dire seulement que les Prussiens n'auraient pas eu tant de succès, s'ils n'eussent été que braves, et s'ils n'eussent eu à leur tête un général aussi consommé dans les manœuvres militaires, devenues aujourd'hui plus nécessaires que jamais; et cette assertion, bien loin d'être un reproche, me paraît au contraire un nouvel éloge et de ces braves troupes, et surtout du héros qui les commande. Voilà, Sire, ce que ma philosophie encyclopédiste croit pouvoir répondre à V. M. pour justifier un jeune militaire dont je connais toute l'admiration pour elle, et toute l'estime qu'il fait de ses troupes. Je ne serai pas aussi empressé à me justifier moi-même de ce que V. M. ajoute, que je n'aime pas la guerre; et comment pourrais-je m'en justifier auprès d'un prince philosophe qui a si bien peint dans ses ouvrages les maux que la guerre fait à l'humanité, qui ne l'a jamais entreprise que forcé par les circonstances, qui, depuis quatre à cinq ans, ne paraît occupé qu'à l'éviter, et qui s'est conduit, pour y parvenir, avec une sagesse<637> et une habileté dont toute l'Europe parle en ce moment avec admiration?

Je ne doute point que Mustapha ne fasse le mieux du monde de se conformer aux sentiments pacifiques que V. M. lui a inspirés, nouvelle preuve qu'elle n'aime pas la guerre plus que moi. Mais je ne serai point content que V. M. ne lui ait fait dire au moins un petit mot du temple de Jérusalem. Cette réédification, Sire, est ma folie, comme la destruction de la religion chrétienne est celle du Patriarche de Ferney. Je sais bien que si la Sorbonne voyait ce temple debout, elle trouverait moyen d'éluder la prophétie; elle a répondu, Dieu merci, à des objections tout aussi pressantes. Mais j'ai cependant encore assez bonne opinion d'elle pour présumer que, au moins dans les premiers moments de l'objection, elle aurait quelque petit embarras; et je désirerais fort que Mustapha eût l'esprit de lui jouer ce petit tour de page; après quoi nous irions à la messe comme à l'ordinaire, en riant seulement un peu plus de ceux qui la diraient.

Je ne sais si V. M. osera faire part aux Russes, ses chers alliés, d'un petit malheur qui vient d'arriver, aux eaux de Spa, à quelqu'un de leurs compatriotes. Il avait, dit-on, passé quelques mois à Paris, où il avait appris à s'habiller avec élégance. Il a donc fait faire un habit du vert le plus élégant du monde; un cheval qui l'a vu habillé de la sorte a pris le tout pour une botte de foin, et l'a mordu si vivement à l'épaule, que le pauvre habillé de vert en est sérieusement malade. Je crois que l'infanterie russe est habillée de vert; cet événement, Sire, ne serait-il pas une bonne raison pour lui faire changer d'uniforme?

Hélas! Sire, je ris, et je n'en ai pas trop d'envie; car si les chevaux de Spa prennent les Russes pour des bottes de foin bonnes au moins à manger, les inquisiteurs de France prennent les philosophes pour des bottes de foin qui ne sont bonnes qu'à brûler. Je suis dégoûté d'écrire, et malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je<638> me réfugierais dans cet asile, si ma pauvre tête pouvait encore supporter l'application qu'elle exige. Je vais cependant essayer la continuation de l'Histoire de l'Académie française. Mais combien de peine il faudra que je me donne pour ne pas dire ma pensée, heureux même si, en la cachant, je puis au moins la laisser entrevoir!

Je suis avec le plus profond respect, la plus vive reconnaissance et la plus immuable admiration, etc.


636-a Voyez t. XV, p. 150; t. XVI, p. 174; t. XVIII, p. 253; t. XXI, p. 186; t. XXIII, p. 264; et ci-dessus, p. 118.