<633>

115. AU MÊME.

Le 23 juillet 1772.

Je ne m'attendais pas à recevoir un ouvrage de tactique des mains d'un philosophe encyclopédiste; c'est comme si le pape m'adressait un ouvrage sur la tolérance. Je n'ai pas lu en entier le livre du jeune militaire; mais en jetant les yeux sur la préface, j'y ai trouvé des choses qui méritent sûrement d'être corrigées pour rendre hommage à la vérité. Le jeune auteur avance inconsidérément que les Prussiens ne sont pas braves; et c'est cependant à leur valeur que j'ai dû tous les succès que j'ai eus à la guerre. Ce jeune homme devrait avoir compris que, quelque adresse et quelque dextérité qu'aient les troupes, elles ne battront jamais l'ennemi qu'en le dépostant du terrain où il se trouve; et cela ne peut s'exécuter que par des hommes braves et déterminés. Ce passage, digne de censure, devrait être effacé, car en parcourant les titres des chapitres, j'ai vu que c'est l'ouvrage d'un génie qui travaille à s'éclairer et à éclairer les autres, et qui n'attend que les occasions pour se distinguer.633-a Vous aurez la complaisance d'avaler ce petit détail d'une profession que vous n'aimez pas, sous l'abri de laquelle cependant toutes les autres s'exercent.

Vous me faites bien de l'honneur de m'attribuer un si grand crédit auprès de Mustapha; il n'a pas été difficile de lui inspirer des sentiments pacifiques, parce qu'il n'avait plus les moyens de continuer la guerre, et qu'il risquait, en la prolongeant encore, le bouleversement entier de son empire. Je vous réponds d'avance que les abîmes de la terre ne s'ouvriront pas pour vomir des flammes et consumer les ouvriers qui rebâtiront le temple de Jérusalem. Mustapha n'a point assez de fonds, après les énormes dépenses qu'il a faites dans cette guerre, pour se charger d'une pareille entreprise. Les juifs de<634> Constantinople ne sont pas assez riches pour l'entreprendre; il faudrait, pour y réussir, que les encyclopédistes fissent une quête dans tout l'univers, et imposassent une taxe aux francs penseurs; et de cet argent nous élèverions cet édifice, en bravant les flammes. Cependant ne pensez pas que ce temple édifié démontât messieurs de la Sorbonne; ils se jetteraient dans des distinctions, dans des sophismes, et ils trouveraient le moyen de persuader qu'on n'a pas bâti ce temple sur la place où il fut autrefois; ils feraient à Paris des cartes de Jérusalem sans y avoir jamais été, et démontreraient aux dévots que Dieu, par un miracle, abusant les incrédules, leur aurait si bien fasciné les yeux, qu'ils auraient pris pour fonder un édifice un terrain tout opposé à celui du temple de Salomon. Des cagots qui veulent toujours avoir raison, qui ne respectent pas la vérité, et qui sont dans l'usage de mentir impunément, ne demeurent jamais sans réplique. Mais ces bons messieurs sont si fort vilipendés, si décrédités dans l'esprit des penseurs, qu'on ne saurait les avilir plus qu'ils ne le sont déjà. Laissons donc au docteur Tamponnet,634-a au docteur Riballier,634-b aux Garasse634-c modernes le faible argument d'Ammien Marcellin634-d pour étayer leur vieux palais magique qui s'écroule.

Ce sont les philosophes, ces âmes divines nées de la raison universelle, qui, en apprenant à penser aux hommes, ont enfin nettoyé leur esprit des contes de Peau-d'âne et de Barbe-bleue si longtemps consacrés par des fripons en soutane. Voilà pourquoi j'aime ces philosophes, et pourquoi tout homme sensé devrait leur ériger des autels; j'en dédie un petit à l'Anaxagoras de l'Encyclopédie, et je lui dis :<635> Mon bon sens bénit ta raison supérieure, qui dérouille les ressorts engourdis de l'entendement des hommes, et qui leur apprend à examiner, à combiner, à se défier d'eux-mêmes, et à ne croire que des faits constatés par l'expérience. J'adresse ensuite une petite prière au génie heureux de la France, et je lui dis : O génie! si tu protéges l'empire gaulois, veille sur les jours d'Anaxagoras; c'est le seul grand homme qui lui reste; ne permets pas que la mort, de sa faux tranchante, le moissonne au milieu de sa course; raffermis sa santé, et qu'il voie autour de lui s'élever des rejetons de sa science capables de le remplacer un jour! Sur ce, etc.


633-a Voyez t. XXIII, p. 268.

634-a L'abbé Tamponnet, docteur de Sorbonne, avait été censeur de l'Encyclopédie.

634-b Le docteur Riballier était syndic de la Sorbonne lorsque ce corps censura le Bélisaire de Marmontel (1767).

634-c François Garasse, jésuite; Pascal en parle dans les Provinciales.

634-d Ammien Marcellin, ou les dix-huit livres de son histoire qui nous sont restés. Nouvelle traduction (par Moulines). A Lyon, 1776, trois volumes in-8. Voyez notre t. XXIII, p. 411 et 412.