108. DE D'ALEMBERT.

Paris, 2 janvier 1772.



Sire,

Je crains que Votre Majesté ne me prenne tout au moins pour un procureur, ou pour quelque chose de pis, de prendre la liberté de lui envoyer tant de papiers joints à cette lettre. Mais avant d'exposer à V. M. l'objet de ces papiers, je dois commencer par un objet qui m'intéresse davantage sans comparaison; ce sont, Sire, les très-humbles remercîments que je dois à V. M. des vers charmants qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, et du plaisir extrême que m'a fait la lecture de ces vers. L'Épître à Sa Majesté la reine de Suède est pleine de philosophie, de sensibilité, et cependant de force contre les détracteurs des rois,614-a qu'il faut respecter lors même qu'ils s'égarent. Le poëme sur les confédérés est un ouvrage très-agréable, plein d'imagination, d'action, et surtout de gaîté, ce qui n'était pas facile en un si triste sujet. Il y a dans ce poëme, parmi plusieurs traits dignes d'être retenus, un vers sur lequel je prendrai la liberté de demander à V. M. un éclaircissement; la Saint-Barthélemy en tableau<615> chez l'évêque de Kiovie615-a est-elle une vérité historique, ou une fiction seulement vraisemblable et assortie aux sentiments du prélat, fiction semblable à celles que les poëtes se permettent? Je connais quelques philosophes qui ont pris en pitié ces pauvres confédérés, qu'ils croient bonnement ne combattre que pour la liberté de leur pays; s'ils savaient que le prélat, un de leurs chefs, a pour toute bibliothèque un tel tableau, je ne doute point qu'ils ne dissent alors, comme cet ami de la Brinvilliers615-b à qui on apprenait qu'elle avait empoisonné son père : Si cela est, j'en rabats beaucoup. Quoi qu'il en soit, je désire fort, Sire, et avec la plus grande impatience, de voir la suite de ce poëme; je prie V. M. de vouloir bien ne m'en pas priver; mais je désirerais surtout que le dernier chant eût pour titre : La paix donnée par Frédéric le Grand aux confédérés et aux dissidents, aux Turcs et aux Russes, à l'Europe et à l'Asie. V. M. ressemblerait à ce juge qui faisait venir devant lui les parties, commençait par se moquer de leur querelle, et finissait par les faire embrasser et les renvoyer contentes.

Voilà, Sire, ce que l'humanité espère de vous; cette besogne, toute difficile qu'elle est peut-être, l'est peut-être encore moins que le rétablissement de nos finances, délabrées par trente ans de guerres, de rapines et d'opérations ruineuses. Le délabrement n'est guère moindre dans notre pauvre république des lettres, et je suis bien fâché que V. M. ait raison dans les torts dont elle accuse mes confrères. Je voudrais que les réflexions si justes et si sages que V. M. me fait l'honneur de m'écrire à ce sujet fussent imprimées et affichées à la porte de tous les gens de lettres. J'ai tâché, du moins pour ce qui concerne mon petit individu, de conformer, autant que j'ai pu, ma conduite à des principes si vrais et si sûrs, et de mériter par là les bontés dont V. M. m'a honoré.

<616>Je viens maintenant, Sire, aux deux papiers ci-joints. Le premier, qui a pour titre : Histoire de madame Maldack,616-a sont les anecdotes vraies ou fausses que j'ai pu recueillir sur la prétendue veuve du czarowitz. Je crois sans peine que toute cette histoire est une imposture; mais V. M. ne sera peut-être pas fâchée de savoir ce qu'on a débité en France à ce sujet, pendant la vie et depuis la mort de cette femme. Ce mémoire m'a été donné par quelqu'un qui avait une maison de campagne dans le village où cette femme faisait son séjour; et peut-être la cour de Brunswic, qui avait la bonté de lui faire une petite pension, et la cour de Russie, seraient-elles un peu étonnées de l'histoire et des propos de cette aventurière.

L'autre mémoire, qui a pour titre : Article destiné à la gazette du Bas-Rhin, intéresse, Sire, une famille honnête et estimable à tous égards, dont je suis l'ami depuis longtemps. Il a plu à celui qui fait cette gazette à Clèves, dans les États de V. M., à ce corneur qui suit la Renommée, comme V. M. l'appelle très-plaisamment (bien entendu que ce corneur n'a qu'un cornet à bouquin), il a donc plu à ce folliculaire d'insérer dans son no 88 un article injurieux à cette famille, à l'occasion de la mort d'un parent, homme de mérite, qu'elle vient de perdre. Cette famille, Sire, implore les bontés de V. M., non pour faire punir ce malheureux, auquel elle pardonne, mais pour lui faire envoyer la rétractation ci-jointe, avec ordre de l'insérer au plus tôt dans sa gazette, sans y changer un seul mot, et avec défense de parler désormais ni en bien ni en mal de cette famille et de ce qui lui appartient. Comme elle sait les bontés dont V. M. m'honore, elle m'a prié de faire parvenir ses prières aux pieds de V. M., et je m'en acquitte, Sire, avec d'autant plus d'empressement et de zèle, que je mets le plus vif intérêt à l'obliger. Je supplie donc très-humblement V. M., et avec la plus grande instance, de vouloir bien donner ses ordres pour la satisfaction de cette honnête et respectable famille.

<617>Il ne me reste que l'espace nécessaire pour prier V. M. de me faire dire si l'Histoire germanique de Pline se trouve à Magdebourg, ce que je ne crois pas plus qu'elle, et de souhaiter que l'année où nous entrons soit pour V. M. aussi glorieuse que les précédentes. Elle ne fera, s'il est possible, qu'ajouter encore aux sentiments de profond respect et d'éternelle reconnaissance avec lesquels je suis, etc.


614-a Voyez t. XIII, p. 86-88.

615-a Voyez t. XIV, p. 228.

615-b L. c., p. 196.

616-a Voyez ci-dessus, p. 610.