88. AU MEME.

1er novembre 1770.

Vous et Voltaire, vous vous égayez sur mon compte lorsque vous me dites que vous me jugez utile au progrès de la philosophie. Les<563> sciences ont été illustrées par les Des Cartes, les Newton, les d'Alembert, les Bayle, les Voltaire; pour moi, qui ne suis que ce qu'on nomme en Italie dilettante, je suis avec d'autres amateurs placés dans le parterre, et j'applaudis à ce qui est beau; tout mon mérite consiste à battre des mains à propos. Vous aurez à présent reçu de ma part une Épître énorme, où j'épuise pour vous toutes les armes que me fournit mon arsenal d'arguments métaphysiques. De ces matières abstraites il n'en est qu'une susceptible de démonstration; c'est celle du matérialisme; et celle-là bien éclaircie, on peut se contenter de différents degrés de probabilité pour les autres, qui deviennent des objets de spéculation, d'amusement pour ceux qui se plaisent à donner carrière à leur imagination, et d'exercice pour ceux qui veulent perfectionner la justesse de leur esprit. Après tout, il est plus important pour tout le monde de bien digérer que de connaître l'essence des choses.

Je vous félicite de ce que vous trouvez du soulagement après l'exercice du voyage. Votre santé se serait peut-être entièrement remise, si vous aviez pris la médecine entière. Comment! se trouver au pied des Alpes, et retourner chez le peuple d'oc, au lieu de voir ce théâtre des grandes actions, renversé, à la vérité, à présent, mais sur lequel était monté ce peuple-roi563-a auquel obéissait tout le monde connu! Quel plaisir ç'aurait été pour vous de voir cette troupe de charlatans dont les apôtres de la vérité ont décrédité la drogue, de les voir, dis-je, sur les ruines de leurs tréteaux, sans que personne accoure plus à leurs farces! Au lieu de ce grand spectacle, vous irez assister, à Toulouse, à une fête de cannibales où l'on célèbre encore régulièrement l'anniversaire d'un meurtre barbare.563-b Vous verrez à Aix les parents et les descendants de ceux qui ordonnèrent<564> le massacre de Mérindol,564-a et vous trouverez sur votre chemin des bûchers encore fumants, où tant de malheureux ont perdu la vie, dévorés par les flammes. Ah! que l'Italie était préférable à la Provence! Le cordelier Ganganelli est tout accoutumé au mouvement de la terre, il consent tacitement qu'elle tourne, et vous n'auriez point eu à craindre à Rome le sort de Galilée. Mais enfin, tout philosophe que vous êtes, gardez-vous bien de résister à la Faculté; les médecins sont infaillibles autant que le pape à la tête d'un concile œcuménique. Je vous prie de vous bien imprimer cette vérité, afin que, s'ils vous ordonnent le voyage de Berlin pour vous rétablir l'estomac, vous ne manquiez pas de l'entreprendre, et surtout de ne vous point raviser, arrivé en Westphalie. Sur ce, etc.


563-a Voyez Virgile, Énéide, liv. I, v. 21; voyez aussi notre t. XXI, p. 54, et ci-dessus, p. 261.

563-b Le 17 mai, on faisait à Toulouse une procession en mémoire de la victoire remportée par les catholiques sur les protestants en mai 1562.

564-a Allusion aux persécutions exercées contre les Vaudois. Le président de Thou en parle dans son Histoire universelle, publiée à la Haye, 1740, in-4, t. I, p. 542, chap. VI, année 1550. - Voici ce qu'en dit Daniel, dans son Histoire de France, année 1545 : « Les deux cantons de Mérindol et de Cabrières furent entièrement désolés; il y eut jusqu'à vingt-deux bourgs ou villages saccagés et brûlés, et quelques-uns de ces malheureux, qui avaient évité la mort, furent envoyés aux galères. »