<545>

79. AU MÊME.

(Sans-Souci) 28 juillet 1770.

Le plus beau monument de Voltaire est celui qu'il s'est érigé lui-même, ses ouvrages, qui subsisteront plus longtemps que la basilique de Saint-Pierre, que le Louvre, et tous ces bâtiments que la vanité humaine consacre à l'éternité. On ne parlera plus français, que Voltaire sera encore traduit dans la langue qui aura succédé au français. Cependant, rempli du plaisir que m'ont fait ses productions si variées et si parfaites chacune en leur genre, je ne pourrais sans ingratitude me refuser à la proposition que vous me faites de contribuer au monument que lui élève la reconnaissance publique. Vous n'avez qu'à m'informer de ce qu'on exige de ma part; je ne refuserai rien pour cette statue,545-a qui fera plus d'honneur aux gens de lettres qui la lui consacrent qu'à Voltaire même. On dira que dans ce dix-huitième siècle où tant de gens de lettres se déchiraient par envie, il s'en est trouvé d'assez nobles, d'assez généreux pour rendre justice à un homme doué de génie et de talents supérieurs à tous les siècles; que nous avons mérité de posséder Voltaire; et la postérité la plus reculée nous enviera encore cet avantage. Distinguer les hommes célèbres, rendre justice au mérite, c'est encourager les talents et les vertus, c'est la seule récompense des belles âmes; elle est bien due à tous ceux qui cultivent supérieurement les lettres. Elles nous procurent les plaisirs de l'esprit, plus durables que ceux du corps; elles adoucissent les mœurs les plus féroces, elles répandent leurs charmes sur tout le cours de la vie, elles rendent notre existence supportable<546> et la mort moins affreuse. Continuez donc, messieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s'y appliquent, et qui ont le bonheur, en France, d'y réussir; ce sera ce que vous pourrez faire de plus glorieux pour votre nation, et qui obtiendra grâce du siècle futur en faveur de quelques actes velches et hérules qui pourraient flétrir votre patrie.

Adieu, mon cher d'Alembert; portez-vous bien, jusqu'à ce qu'à votre tour une statue vous soit élevée. Sur ce, etc.546-a


545-a Le sculpteur Pigalle exécuta cette statue de Voltaire, et se rendit pour cet effet à Ferney, au mois de juin 1770. Voyez la lettre de d'Alembert à Voltaire, du 30 mai 1770, et celle de Voltaire à Frédéric, du 20 août de la même année (t. XXIII, p. 188 de notre édition). Voyez aussi t. VII, p. 40; t. XIII, p. 46; et t. XIX, p. 438.

546-a Cette lettre se trouve déjà dans le Commentaire historique sur les Œuvres de l'auteur de la Henriade, etc. Avec les pièces originales et les preuves (publié par Wagnière, secrétaire de Voltaire, et revu par celui-ci). Bâle, 1778, p. 96-98. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 380-382.