44. A D'ALEMBERT.

7 janvier 1768.

Je vous suis obligé des vœux que le nouvel an vous fait faire pour ma personne, et j'y répondrais tout de suite, si je n'étais retenu par la diète de Ratisbonne, dont les graves délibérations roulent à présent sur les compliments de la nouvelle année; la pluralité des voix incline à les supprimer. Vous savez qu'un certain fiscal Anis473-a m'a fort persécuté dans son temps; et comme je crains la censure, je me borne à faire pour vous les vœux quotidiens de toute l'année. Si ma<474> dernière lettre vous a fait rire, c'est que j'aime à égayer les matières qui en sont susceptibles, et qu'il me passe journellement par les mains tant de choses graves ou ennuyeuses, que je m'en dédommage, quand j'en ai l'occasion, par d'autres qui délassent l'esprit. Et pourquoi toujours traiter la philosophie avec une mine refrognée? J'aime à dérider le front des philosophes, et à badiner sur les opinions qui, si on les examine de près, n'ont pas de grands avantages les unes sur les autres. Le sage l'a dit : Vanité des grandeurs, vanité de la philosophie, et tout est vanité.

Ne pensez pas cependant que je ne sais que rire; j'ai fait pleurer il y a quelques jours toute l'assemblée d'une académie à laquelle vous vous intéressez, au sujet du discours que je vous envoie selon l'usage, comme on dit, parce que vous en êtes membre. Je crois que le fils de Castillon est tout installé sur la tour de l'observatoire, et que Jupiter, Vénus, Mars, Mercure, ne gravitent plus que selon ses ordres. J'avais fait mon accord qu'il adoucirait nos hivers et réchaufferait nos printemps; jusqu'ici il n'a pas tenu parole; mais comme sa domination n'a commencé que depuis peu, il y a apparence qu'elle n'est pas encore assez affermie pour que les planètes lui obéissent.

On m'a envoyé de Paris deux nouvelles tragédies, les Canadiens et Cosroès.474-a Les jeunes gens qui en sont les auteurs ne font pas mal les vers. S'ils pèchent, c'est qu'ils n'ourdissent pas assez finement la trame de tout l'ouvrage, et que les situations ne sont pas assez préparées, ni amenées assez naturellement; c'est qu'ils manquent de censeurs éclairés qui les conduisent dans une route où il est facile de s'égarer sans guide. Mais si le public les dégoûte, il étouffe des talents naissants qui pourraient se développer.

Pour les talents des jésuites, ils ne se développeront plus; les voilà<475> chassés de la moitié de l'Europe, et du Paraguay même; les possessions qui leur restent ailleurs me semblent précaires. Je ne répondrai pas de ce qui leur arrivera en Autriche, si l'Impératrice-Reine vient à mourir; pour moi, je les tolérerai tant qu'ils seront tranquilles, et qu'ils ne voudront égorger personne. Le fanatisme de nos pères est mort avec eux; la raison a fait tomber le brouillard dont les sectes offusquaient les yeux de l'Europe. Ceux qui sont aveugles et cruels peuvent encore persécuter; ceux qui sont éclairés et humains doivent être tolérants. Que cette odieuse persécution soit un crime de moins pour notre siècle, c'est ce qu'on doit attendre des progrès journaliers que fait la philosophie; il serait à souhaiter qu'elle influât autant sur les mœurs que la philosophie des anciens. Je pardonne aux stoïciens tous les écarts de leurs raisonnements métaphysiques, en faveur des grands hommes que leur morale a formés. La première secte pour moi sera constamment celle qui influera le plus sur les mœurs, et qui rendra la société plus sûre, plus douce et plus vertueuse. Voilà ma façon de penser; elle a uniquement en vue le bonheur des hommes et l'avantage des sociétés.

N'est-il pas vrai que l'électricité et tous les prodiges qu'elle découvre jusqu'à présent n'ont servi qu'à exciter notre curiosité? n'est-il pas vrai que l'attraction et la gravitation n'ont fait qu'étonner notre imagination? n'est-il pas vrai que toutes les opérations chimiques se trouvent dans le même cas? Mais en vole-t-on moins sur les grands chemins? vos traitants en sont-ils devenus moins avides? rend-on plus scrupuleusement les dépôts? calomnie-t-on moins, l'envie est-elle étouffée, la dureté de cœur en est-elle amollie? Qu'importent donc à la société ces découvertes des modernes, si la philosophie néglige la partie de la morale et des mœurs, en quoi les anciens mettaient toute leur force? Je ne saurais mieux adresser ces réflexions, que j'ai depuis longtemps sur le cœur, qu'à un homme qui, de nos jours, est l'Atlas de la philosophie moderne, qui, par<476> son exemple et ses écrits, pourrait remettre en vigueur la discipline des Grecs et des Romains, et rendre à la philosophie son ancien lustre. Sur ce, etc.


473-a Voyez t. XII, p. 90.

474-a Frédéric veut probablement parler du Huron, par l'abbé Du Laurent, et de Cosroès, par Lefevre; ces deux tragédies sont de 1767. Le 27 mai de la même année, on joua aussi à Paris Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny.