31. A D'ALEMBERT.

Le 26 juillet 1766.

Le sieur de la Grange doit arriver à Berlin; il a obtenu le congé qu'il sollicitait, et je dois à vos soins et à votre recommandation d'avoir remplacé dans mon Académie un géomètre borgne par un géomètre qui a ses deux yeux, ce qui plaira surtout fort à la classe des anatomistes. La modestie avec laquelle vous vous comparez au sieur de la Grange élève votre mérite au lieu de le rabaisser, et ne me fera pas prendre le change sur ma façon de penser et sur l'estime que j'ai pour vous. Notre Académie est assez fournie à présent de sujets. Nous avons le sieur Castillon et son fils, qui observent le ciel. On fait des réparations au bâtiment de l'Académie, de même qu'à son observatoire. M. Euler, qui aime à la folie la grande et la petite Ourse, s'est approché du nord pour les observer plus à son aise. Un vaisseau qui portait ses x, z, et son kk, a fait naufrage; tout a été<450> perdu, et c'est dommage, parce qu'il y aurait eu de quoi remplir six volumes in-folio de mémoires chiffrés d'un bout à l'autre, et l'Europe sera vraisemblablement privée de l'agréable amusement que cette lecture lui aurait donné. Tandis que M. Euler tire vers le nord, mon neveu voyage vers le sud;450-a il trouve que la nation française est la plus civile et la plus galante de l'Europe; et, pour vous parler en votre style, ce prince trouve que votre politesse redouble pour les étrangers en raison inverse du carré des maux qu'on vous a faits.

Vous me parlez d'un Abrégé chronologique de l'Histoire de l'Église, que je ne connais point.450-b Je lis rarement des préfaces; cependant j'ai ouï dire que l'auteur de celle-là était aussi effronté qu'insolent, qu'il a eu l'impertinence de prouver par un factum que Jean le Blanc n'était que Jean-Farine.450-c

On dit qu'on est toujours en train de brûler les livres en France. C'est une ressource en cas de grand hiver; si le bois manque, les livres ne manqueront pas, pourvu qu'on ne brûle que l'écriture, et non les auteurs, ce qui deviendrait trop sérieux; et je me mettrais de mauvaise humeur, si l'on dressait des bûchers pour de certains philosophes auxquels je m'intéresserai toujours. Sur ce, etc.


450-a Voyez t. XXIII, p. 114.

450-b L. c., p. 113 et 129.

450-c Ce furent les comédiens qui imaginèrent les premiers en France de poudrer les cheveux; les personnages bouffons se saupoudraient la tête et le visage de farine, pour se donner un air plus risible; de là vient l'expression triviale de Jean-Farine. Dictionnaire des Proverbes français (par Pierre de la Mésangère). Seconde édition. A Paris, 1821, p. 240.