24. A D'ALEMBERT.

Potsdam, 24 mars 1765.

Je vous dois trois lettres, mon cher d'Alembert. L'ouvrage de mon métier, les hémorroïdes et des humeurs goutteuses m'ont empêché de vous répondre plus tôt. Je commence par vous remercier de votre ouvrage sur les hautes sciences, que je trouve admirable, parce que vous avez daigné descendre des régions éthérées pour vous rabaisser jusqu'à la conception des ignorants. J'appelle votre manuscrit mon guide-âne, et je me rengorge de comprendre quelque chose aux mystères que vous autres adeptes cachez à la multitude. Je vous suis très-obligé de l'envoi du grammairien.435-a J'ai cru m'apercevoir que c'est un garçon sage, et qui vaut mieux que l'emploi qu'on lui donne ne lui procurera de moyens de développer ses talents. Je vous envoie<436> en même temps les règlements de mon Académie.436-a Comme le plan en est nouveau, je vous prie de m'en dire votre sentiment avec sincérité.

Nous attendons ici M. Helvétius. Selon son livre, le plus beau jour de notre connaissance sera le premier; mais on dit qu'il vaut infiniment mieux que son ouvrage, qui, quoique rempli d'esprit, ne m'a ni persuadé, ni convaincu. A propos de l'histoire de vos jésuites, dont je vous remercie d'avance, le pape a envoyé une nouvelle bulle par laquelle il confirme leur institut; aussitôt j'en ai fait défendre l'insinuation dans mes États. Oh! que Calvin me voudrait de bien, s'il pouvait être informé de cette anecdote! Mais ce n'est pas pour l'amour de Calvin; c'est pour ne point autoriser encore plus dans le pays une vermine malfaisante, qui tôt ou tard subira le sort qu'elle a eu en France et en Portugal.436-b

Je vis à présent ici dans la plus grande tranquillité. Je m'amuse à corriger des vers que j'ai faits dans des temps de troubles; mais, mesurer des syllabes et clouer une rime au bout est une bien futile occupation, en comparaison de celles de certains grands génies, qui mesurent la vaste étendue de l'espace. Que voulez-vous? Je vous dirai, comme Fontenelle, qu'il faut des hochets pour tout âge. Je suis vieux, j'ai des infirmités, et les vers me font plaisir. Ma philosophie me dit qu'il y a tant de désagréments dans le monde, et si peu de plaisirs, qu'il faut saisir ces derniers où on les trouve; le grand point est d'être heureux, le fût-on en jouant aux poupées; mais on ne l'est guère quand l'estomac digère mal.

Je vous plains sincèrement de souffrir et de languir dans un âge<437> où vous êtes encore dans toute votre force. Je soupçonne qu'il y a quelque opilation dans les viscères du bas-ventre, et j'opine pour les eaux minérales et apéritives. L'estomac est dans le cas des philosophes; on l'accuse souvent de la faute des autres. Il faut que vous fassiez examiner vos urines, et que vous vous tâtiez sous les côtes, pour vous assurer que le foie est en bon état; il faut que les médecins observent si le fiel et la bile font leur devoir en concourant à la digestion; il faut que, sur les symptômes, ils s'assurent si votre mésentère est en bon état, ou si le sang est trop épaissi; car tous ces détails sont nécessaires pour fonder la méthode selon laquelle ils doivent vous traiter. Toutefois prenez de l'exercice, et ne vous en désaccoutumez pas, ou votre mal ira en empirant. Songez qu'il n'y a que vous seul qui souteniez en ce moment la gloire de votre patrie; et comme vous aimez cette ingrate, conservez-vous au moins pour elle.

Croiriez-vous bien que j'ai reçu une lettre de Voltaire? Je lui ai répondu437-a fort obligeamment, mais en même temps j'ai entremêlé quelque chose de l'infâme, ce qui l'empêchera d'abuser de ma lettre.437-b Il crie contre son Dictionnaire philosophique, qu'on imprime en Hollande; mais nous savons à quoi nous en tenir. A propos, on dit que vous avez un monstre dans le Gévaudan; vous verrez que c'est le marquis avec sa capote, qu'on aura pris pour un monstre. On dit qu'il dévore des enfants, et qu'il est fort leste à sauter de branche en branche; cela ne lui ressemble pas; si le monstre dormait, ce ne pourrait être que lui.437-c<438> Nous avons eu ici un prince de Courlande438-a qui a passé vingt ans en Sibérie; par tout ce qu'il en a conté, il n'a donné envie à personne d'y aller, et je crois que vous n'avez pas mal calculé en refusant de vous approcher de ce voisinage.438-b Je me flatte d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de votre santé; personne n'y prend plus de part que moi. Sur ce, etc.


435-a M. Thiébault.

436-a Voyez t. IX, p. 87-98.

436-b Dans sa lettre à l'électrice Marie-Antonie de Saxe, du 1er février 1768 (ci-dessus, p. 164), Frédéric déclare qu'il conservera les jésuites dans ses États; et dans sa lettre à Voltaire, du 18 novembre 1777 (t. XXIII, p. 467), il expose les raisons qui l'ont engagé à prendre cette résolution. Voyez aussi, plus bas, sa lettre à d'Alembert, du 7 janvier 1774. Il écrit à son frère le prince Henri, le 19 juin 1769 : « Le pape abolira les jésuites; mais je ne crois pas que nous y gagnions la moindre chose, parce que ces bons pères ont été mis à sec par les enfants chéris de l'Église, et sûrement qu'on les dépouillera du peu qui leur reste avant de les extirper. »

437-a Le 1er janvier 1765. Voyez t. XXIII, p. 103.

437-b La fin de cette phrase, à partir de « mais en même temps, » est omise dans les Œuvres posthumes, t. XI, p. 8; nous la tirons de la traduction allemande de cette correspondance, pour laquelle on s'est servi des manuscrits originaux. Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Nouvelle édition. Berlin, 1789, t. I, p. xxxI (b).

437-c Le Roi parle du marquis d'Argens, alors en France. Voyez t. XIX, p. 445. La bête du Gévaudan fut tuée le 20 septembre 1765, et reconnue pour un loup.

438-a Le prince héréditaire Pierre de Courlande alla, le 13 février, rendre ses devoirs au Roi à Potsdam, et s'en retourna à Berlin le 15.

438-b En 1762, on avait offert à d'Alembert la place de précepteur du grand-duc de Russie. C'est à cela que le Roi fait allusion. Voyez t. XIX, p. 428.