9. DU MÊME.

Paris, 27 mai 1762.



Sire,

« Votre Majesté est bien ingrate d'avoir tant maltraité ses maîtres, » disait le général suédois Rehnsköld au czar Pierre, après avoir été bien battu.410-b Permettez-moi d'adresser à V. M. la moitié de ce reproche, et de lui dire aussi qu'elle est bien ingrate de maltraiter comme elle le fait,410-c je ne dis pas son maître, je ne dis pas même son disciple, mais celui de tous les géomètres qui lit et qui admire le plus vos ouvrages, en dépit de la géométrie et de vos bons mots. Il est vrai,<411> Sire, car ces géomètres ont un orgueil de Lucifer, que je me tiens bien pour aussi maltraité que Rehnsköld, mais non pas pour aussi battu; et j'ajouterai, en mettant le comble à l'orgueil, que, pour l'honneur de V. M. même, je serais bien fâché de l'avoir été. Non, Sire, un poëte qui pense autant que vous, et qui prend la peine d'exprimer en beaux vers ce qui ne perdrait rien à être dit en prose, n'empêchera jamais le sévère compas des géomètres de percer d'outre en outre des rimailleurs qui suent sang et eau pour nous apprendre en cadence qu'il fait jour en plein midi. Ce sont là les hommes à qui j'en veux, et avec qui je ne me réconcilierai pas en vous lisant.

Je crois donc sans peine ce que V. M. a eu la bonté de me faire dire, qu'elle n'a voulu que s'égayer un moment aux dépens des enfants d'Archimède, et surtout aux miens; et je le lui pardonne de tout mon cœur, en considérant qu'il est dans le monde des gens plus considérables que nous, qui calculent encore plus mal, et dont V. M. sait encore mieux se moquer. Aussi je soupçonne que ces messieurs-là en sont un peu plus fâchés que moi; et je trouverais assez que V. M. a de quoi rire, si par contre-coup mon pauvre pays n'avait pas de quoi pleurer.

L'apologie que fait V. M. de la poésie pastorale411-a me paraît bien naturelle dans un prince qui mène depuis six ans une vie aussi champêtre; jamais souverain n'eut autant de droit que vous d'en prendre le parti. Pour moi, Sire, qui n'ai pas eu l'honneur, comme V. M. et César, de passer avec les moutons les nuits d'été à la belle étoile, je ne puis prendre le même plaisir aux productions moutonnières en tout sens des faiseurs d'églogues modernes. Je suis bien honteux, pardonnez-moi cette citation, de ressembler au philosophe Zadig, qui ne s'intéresse au mouton que quand il est tendre;411-b et ce qui me<412> fâche encore pour les moutons, c'est d'avoir vu le berger Fontenelle, qui dans sa jeunesse les a tant caressés,412-a en revenir à Zadig dans sa vieillesse.

V. M., j'en conviens encore, est plus en état que personne d'expliquer, à propos de l'Ode, ce que c'est qu'un beau désordre,412-b elle qui a mis si souvent les armées de ses ennemis dans un désordre qu'elle a dû trouver magnifique. Mais, Sire, un géomètre qui a eu l'avantage de voir les convulsions des jansénistes,412-c et l'honneur de s'en moquer, n'est pas plus disposé à faire grâce à celles de la pythonisse et de la plupart de nos faiseurs d'odes; et je ne croirai jamais, quoi que vous en disiez, qu'il ait fallu se faire fou de sang-froid pour produire des odes comme celles d'Horace, de Rousseau, et de V. M.

Enfin, Sire, dût V. M. me trouver bien opiniâtre dans mes paradoxes, tout ce qu'elle fait en paix et en guerre, depuis vingt-deux ans de règne, me rend plus attaché que jamais à la méthode d'étudier l'histoire à rebours; et je vais parier contre vous que, dans les Mémoires de Brandebourg, la postérité lira l'histoire de Frédéric avant celle de Jean le Cicéron et d'Albert l'Achille. Ce n'est pas ma faute si, en poésie comme en histoire, vos ouvrages et vos actions m'empêchent d'adhérer à vos principes. Quintilien dit que les exemples font plus d'impression que les règles, et V. M. vaut encore mieux à étudier qu'à croire. Mais je m'aperçois que j'abuse de ses bontés et de sa patience, et que, tout en faisant des épigrammes contre la géométrie, elle a cent mille Autrichiens à renvoyer de chez elle, et cent mille Russes à prier de n'y plus revenir. Puisse la paix, Sire, être bientôt faite entre les nations! Celle de la poésie et des géomètres<413> ne sera pas difficile à conclure, surtout si V. M. daigne en être la médiatrice.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


410-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXIV, p. 199.

410-c Frédéric avait envoyé à d'Alembert ses Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie. Voyez t. IX, p. 69-86; t. XIX, p. 335, 338, 360 et 361; t. XXI, p. 169; t. XXII, p. 206 et 226; et t. XXIII, p. 346.

411-a Voyez t. IX, p. 72.

411-b Nous n'avons trouvé dans Zadig, ou la destinée, par Voltaire, aucun passage auquel cette citation puisse se rapporter.

412-a Fontenelle publia en 1688 ses Poésies pastorales, avec un Traité sur la nature de l'Églogue, et une Digression sur les anciens et les modernes.

412-b Boileau dit en parlant de l'Ode,

Art poétique

, chant II, vers 71 et 72 :

Son style impétueux souvent marche au hasard;
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.

412-c Voyez t. XXI, p.386.