206. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 5 août 1777.



Madame ma sœur,

Une grosse fièvre qui m'était survenue assez subitement m'a empêché de répondre plus tôt à la lettre obligeante que M. de Zinzendorff m'a remise de sa part. V. A. R. me fait trop d'honneur en voulant bien s'amuser de mes lettres. Il est certain qu'il serait difficile au plus savant académicien de l'Europe de l'instruire; ainsi, lorsqu'elle veut bien me mettre sur des sujets d'histoire, c'est plutôt pour que je lui dise ma leçon, me soumettant à toutes les corrections, madame, que vous voudrez faire au thème de votre écolier.

Je suis persuadé, comme V. A. R., que si quelqu'un de nos anciens pouvait revenir dans le monde, il trouverait tout changé, beaucoup de choses en bien; peut-être y aurait-il quelques sujets qui lui feraient regretter le bon vieux temps. Les choses qu'il trouverait améliorées consisteraient surtout, en Allemagne, dans une augmentation considérable de la population, dans une aisance générale que les richesses du nouveau monde, répandues dans notre continent, ont distribuée entre les nations, dans la politesse, les agréments de la société, les arts et les sciences. Mais peut-être ne trouverait-il plus cette ancienne bonne foi germanique dont nos ancêtres se glorifiaient, et que la fréquentation des nations voisines a un peu ternie. Il n'apercevrait peut-être pas une fausse politesse qui dégénère en perfidie,<337> et certains principes de politique d'une morale si relâchée, dont sa probité serait offensée; mais il rirait aux bouffons, et peut-être qu'une bonne musique italienne flatterait agréablement son oreille, et qu'il se promènerait plus commodément dans nos carrosses que dans des chariots d'une structure grossière, dont il se servait de son temps. Pour Charlemagne, je ne doute point que ce ne lui fût une surprise agréable de trouver une de ses descendantes être l'idole de cette Saxe qui devint sa conquête par la victoire qu'il remporta à Mühlberg;337-a il serait peut-être étonné de voir des Lorrains à Vienne, et des Bourbons à Madrid, un empire qui n'existait pas en Russie, et enfin, avec tant de religions différentes, plus de guerres de religion; peut-être donnerait-il quelques regrets à la suppression de ces bons pères dont saint Ignace fut le fondateur. Toutefois, madame, j'ose assurer V. A. R., elle qui est privilégiée en tout de la nature, que s'il arrive, madame, que vous daigniez ressusciter dans quelques siècles pour vous amuser quelques moments, vous ne trouveriez pas de moindres changements sur ce globe. Il semble que ce soit une des lois éternelles que rien ne reste dans la même situation, que le monde éprouve, comme la mer, un flux et reflux perpétuel, afin que des nouveautés se reproduisent sans cesse, et qu'un torrent rapide d'événements bouleverse, change, renouvelle et crée tout. Peut-être le grand Être a-t-il jugé que nous étions des créatures susceptibles d'ennui, et que, pour y obvier, il nous amuse, tandis que notre vie dure, par cette lanterne magique. Les gazetiers lui en ont la plus grande obligation, car ils ne vivent que des nouvelles vraies ou fausses qu'ils annoncent, et, si tout était stable, ils mourraient de faim.

Mais, madame, j'ai honte des pauvretés que j'ai le front de vous écrire. Je devrais au moins entretenir V. A. R. de sujets capables de<338> l'amuser; par malheur la stérilité du temps ne m'en fournit aucun en ce moment. Elle voudra donc bien que je me borne à l'assurer de l'admiration avec laquelle je suis, etc.


337-a Charlemagne n'a pas, que nous sachions, remporté de victoire près de Mühlberg. Frédéric veut probablement parler de celle qu'il remporta en 783 sur Witikind, aux bords de la Hase, dans le pays d'Osnabrück. Voyez t. I, p. 229.