168. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 18 juin 1773.



Madame ma sœur,

Je confesse ingénûment à Votre Altesse Royale que j'ai été trop téméraire en mes prophéties; je m'en suis trop reposé sur les apparences, et les apparences sont souvent trompeuses. J'ignorais ce qu'il en a coûté à quelques grands princes pour corrompre les ulémas; j'étais rempli des succès des armées russes, et encore ai-je été plus retenu que le fameux Despréaux, qui, plein de l'enthousiasme que lui inspiraient les victoires de Louis XIV, l'attendait en deux ans au bord de l'Hellespont.279-a Les Russes y sont, madame, et si les Turcs étaient<280> capables de prévoir, ils auraient signé une paix peut-être désavantageuse, pour ne pas risquer, par leur obstination, à souscrire à des conditions plus dures. Cependant, madame, les négociations continuent, et peut-être le moindre échec fera-t-il plus d'impression sur ces Musulmans, s'il arrive à présent, que toutes les batailles qu'ils ont perdues. La paix ne peut pas être éloignée, et heureusement toutes les causes étrangères qui pourraient troubler la paix de l'Europe ont été prévenues ou écartées. J'avoue que, après ce qui s'est passé, V. A. R. doit avec raison ne pas avoir une bien grande confiance en ce que j'ai l'honneur de lui dire; je la prie toutefois de considérer que des oracles se sont souvent trompés, et que nous connaissons bien des prophéties qui, jusqu'au jour présent, ne sont ni accomplies, ni peut-être jamais ne s'accompliront. Mais tout ceci, et ce que je pourrais y ajouter de plus, ne vaut pas mieux que les excuses d'un médecin qui, après avoir tué son malade, en rejette la faute sur le trépassé. Je n'en dirai donc pas davantage à V. A. R. sur ce sujet; mais pour lui parler de choses qui m'humilient moins, je l'informerai que ma nièce la princesse d'Orange est arrivée ici, et que V. A. R. a été le sujet de la plupart de nos entretiens. Encore à ce midi, la princesse Galizin, qui se trouve ici, peut servir de témoin de ce que la voix publique a publié. Pour moi, je me contentais de dire : C'est ici qu'elle a logé; c'est ici que nous l'avons entendue nous ravir en admiration; c'est dans cette chambre que, déposant sa grandeur, elle a déployé des talents qui feraient la fortune de particuliers, s'ils étaient assez heureux de les posséder. Enfin je me tais sur ces matières vis-à-vis de V. A. R.; trop accoutumé, madame, à vous respecter, je craindrais de vous déplaire, si je rapportais la centième partie de ce concert unanime d'éloges de votre personne, dont ont retenti les voûtes de toute cette maison. Je suis charmé d'apprendre que V. A. R. compte de se rapprocher des lieux que j'habite; je fais mille vœux que ce soit à sa plus grande satisfaction, et qu'elle retrouve,<281> au sein d'une famille qui lui doit le jour, autant et plus d'agrément qu'elle en a eu dans la famille dont elle est issue. Je suis avec la plus haute considération, etc.


279-a Boileau dit dans son

Épître IV, Au Roi

, dernier vers :

Je t'attends dans deux ans aux bords de l'Hellespont.