166. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 6 mars 1773.



Madame ma sœur,

Je remercie sincèrement Votre Altesse Royale de la part qu'elle daigne prendre à nos mariages comme à nos baptêmes; mais, si elle<277> me permet de le dire, je ne trouve d'héroïque en tout ceci que la résolution de M. le landgrave de Hesse, qui, à l'âge de cinquante et je ne sais combien d'années, a eu la résolution d'épouser une jeune fille qui à peine en avait vingt-sept. D'ailleurs, V. A. R. me fait trop d'honneur de me supposer une influence, dans les affaires de l'Europe, que je n'ai pas; je ne suis qu'un des moindres ressorts de cette grande machine, qui va je ne sais comment, et qu'assurément le hasard dirige autant que la prudence. Marque de cela, madame, cette paix des Turcs, que je vous avais annoncée pour votre retour d'Italie avec plus d'étourderie que de circonspection, pourrait bien manquer, malgré les soins des âmes pacifiques; il y a une autre espèce de gens dans le monde, qui se plaisent dans le trouble, et qui peut-être ont trouvé le moyen d'enfariner de certains êtres couverts d'un turban, et qu'on nomme les ulémas, qui s'opposent assez au repos de l'Europe pour faire appréhender qu'une paix tant désirée sera encore différée pour quelque temps. Ceci me fait sentir que V. A. R. doit perdre un peu de la confiance qu'elle pouvait avoir en moi; mais je lui fais l'aveu sincère de ce que je ne me crois pas prophète, et qu'il en aurait trop coûté à l'élégance des repas et à mon goût de me régler sur le déjeuner d'Ézéchiel277-a pour devenir voyant. J'avoue encore d'ailleurs, madame, que ce n'est pas chez vos Bavarois où j'aspire à passer pour prophète; ces gens savent malheureusement que je suis schismatique et hérétique, et ces deux qualités m'excluent universellement de tous les dons de l'esprit. Mais on en peut avoir d'autres, et je préfère celui de discerner les qualités et les talents éminents dans ceux qui les possèdent. L'hérésie n'y fait rien, et cela me suffit pour admirer les qualités supérieures qui se trouvent dans les grandes âmes de ceux dont j'ai l'honneur d'être le contemporain. Je ne nomme personne, pour ne choquer la modestie d'aucune grande princesse; je réserve ces sentiments in petto, et je me contente de me rappeler tous les<278> charmes de l'esprit, les grâces, les connaissances et tout l'acquis d'une certaine diva An..... Mais je n'achève pas; ma pudeur respecte la modestie de celle dont je parle, et je me borne, madame, à prier V. A. R. de se souvenir quelquefois du plus zélé de ses adorateurs, et de me faire la justice de me croire avec autant de considération que d'attachement, etc.


277-a Ézéchiel, chap. II, v. 9 et suivants.