156. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Février 1772).



Madame ma sœur,

Combien de personnes n'envient pas mon sort, d'être en correspondance avec une princesse dont les lettres sont aussi agréables qu'instructives, dont l'esprit orné ..... Mais je n'ose poursuivre; enfin, quand on jouit du bonheur d'être dans un commerce aussi flatteur, rien ne pourrait être plus déplacé de ma part que la paresse, et V. A. R. se plaindra plutôt de l'importunité de mes lettres que de ma négligence. Outre cela, j'ai des avis particuliers, et rien ne m'intéresse des nouvelles de Dresde que d'apprendre que madame l'électrice douairière jouit d'une parfaite santé.

V. A. R. daigne prendre une part aussi obligeante à la visite que j'ai reçue de la reine de Suède. Je l'ai vue comme ressuscitée des morts pour moi, car une absence de vingt-huit ans, pour le court espace de notre durée, est presque équivalente à la mort. Elle est arrivée ici très-touchée encore de la perte qu'elle avait faite du Roi, et j'ai essayé de la distraire par toutes les dissipations possibles. Ce n'est qu'à force de diversions qu'on oblige l'esprit de s'écarter de l'idée funeste où sa douleur le fixe; ce n'est pas l'ouvrage d'un jour, mais du temps, qui, à la fin, vient à bout de tout. Je félicite V. A. R. sur son voyage de Bavière, où elle se trouvera dans le sein d'une famille qui<261> l'adore; je la félicite également du voyage qu'elle entreprendra en Italie. Ce pays est bien digne d'être visité par une princesse éclairée, qui en connaît le lustre ancien, et qui trouvera, dans la décadence de ce beau pays, bien des personnes qui pourront lui en rappeler l'ancienne urbanité. J'avoue que j'aime mieux savoir V. A. R. à Rome ou à Venise qu'à Aix ou bien à Spa; votre santé, madame, se fortifiera par l'exercice, et votre esprit se complaira à considérer les ruines et les monuments de grandeur de ce peuple-roi,261-a maître du monde alors connu. Ce qui compose les plus grandes monarchies de notre Europe faisait, du temps des Romains, des provinces proconsulaires; nous sommes en tout si petits envers eux, que ce que le laps des temps et la barbarie ont épargné de leurs ouvrages nous ravit encore en admiration.

J'espère que V. A. R. apprendra, pendant son voyage, la nouvelle de la paix conclue et de la tranquillité rétablie dans le Nord et l'Orient; il semble que les esprits commencent à se rapprocher, et que l'accès de fièvre chaude dont ils étaient atteints diminue à vue d'œil. Je me sentirai très-flatté, si mes soins m'attirent l'approbation de V. A. R.; que pourrais-je désirer de plus, madame, que de m'être rencontré avec les vues d'une princesse aussi éclairée? Connaissant la façon de penser de V. A. R., j'ai jugé d'abord qu'elle aurait en horreur l'horrible attentat qu'on a voulu commettre contre le roi de Pologne.261-b Je n'ai pas l'honneur d'être fort en commerce avec madame la Vierge de Czenstochow; mais je présume, selon ce que le douanier Matthieu rapporte d'elle, que le serment qu'on lui a fait de massacrer un roi n'a pas été de son goût. Il est affreux qu'on ne commette aucun régicide sans y mêler la religion; mais il faut s'attendre à tout d'une nation aussi barbare et aussi peu policée que la polonaise.

<262>Un fort accès de goutte m'a empêché jusqu'ici, madame, de voir l'envoyé de Bavière qui vient d'arriver; mais j'espère de le voir la semaine qui vient. Je fais, en attendant, mille vœux pour la conservation de V. A. R., la priant de ne point oublier durant ses voyages son vieil adorateur, qui ne cessera d'être avec les sentiments de la plus haute estime, etc.


261-a Voyez t. XXI, p. 54.

261-b Voyez t. XXIII, p. 233 et suivantes.