146. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

24 mai 1771.



Madame ma sœur,

Je vois, par la lettre pleine de bonté que Votre Altesse Royale a la bonté de m'écrire, que ses médecins lui ont ordonné les eaux de Spa. Je fais mille vœux, madame, pour que ces eaux fassent l'effet des eaux de Jouvence, de vous rajeunir et de vous rendre immortelle; et comme l'électeur de Bavière vous a, madame, envoyé son médecin, oserais-je, en qualité du plus attaché de vos adorateurs, vous prier instamment de mettre ce médecin de votre voyage, pour qu'il juge par ses yeux de l'effet que les sources de Spa opéreront, madame, sur votre santé, et qu'il soit à portée d'en suspendre l'usage, au cas que l'effet ne répondît point à ce qu'on s'en doit promettre? Avec cette précaution, V. A. R. ne risquera rien, et elle tirera toujours de l'avantage de ce voyage par l'exercice qu'il lui donnera, par le changement d'air, et par la dissipation que fournissent les objets différents qui se présenteront sur sa route. Oui, madame, j'insiste sans<242> doute sur toutes les précautions imaginables qui nous peuvent conserver V. A. R.; je voudrais qu'elle prît une passion pour la vie, et qu'elle l'aimât autant que je désire qu'elle la conserve grand nombre d'années. La perte de V. A. R. serait fatale à l'honneur et à la gloire de l'Allemagne; elle serait irréparable pour la Saxe, et douloureuse pour tous ceux, comme moi, qui ont eu le bonheur de vous voir, madame, et de vous entendre. Ce sont des vérités que je prouverai géométriquement à quiconque oserait en douter; la quarante-septième proposition qu'Euclide a tirée de Pythagore242-a n'est pas plus évidente.

V. A. R. ira dans un pays où il n'y a de ressource que dans les étrangers qui s'y rendent en foule. Elle y trouvera des originaux anglais de toutes les espèces, gens dont les singularités amusent ceux qui n'ont rien à démêler avec eux; elle verra dans Aix la promenade de Charlemagne en belle robe de chambre de taffetas jaune; elle verra dans les environs toutes les demeures que ce saint convertisseur des Germains a fait bâtir pour ses maîtresses; les médecins de ce pays-là, qui font le métier que les barbiers font en d'autres, amuseront V. A. R. par l'histoire de tous les étrangers qui viennent aborder chez eux; ils en font la chronique scandaleuse, ce qui vous donnera, madame, l'intelligence et la connaissance de toutes les personnes qui auront l'honneur de vous y être présentées d'avance. V. A. R. ne se trouvera pas si bien à Spa; le lieu est triste, les promenades peu commodes; c'est le refuge des Anglais qui ont le spleen, et de ce que l'hypocondrie du voisinage fournit. Mais qu'importent les lieux, pourvu qu'on y trouve la santé? Je voue d'avance une chapelle à la sainte source qui, madame, vous rendra vos forces et votre première vigueur; la naïade de Spa deviendra ma sainte; je lui adresse ma prière d'avance : Belles eaux, fontaine salutaire, toi dont la vertu a rendu la vie à tant d'infirmes vulgaires, prodigue tes trésors de santé, redouble d'activité,<243> emploie tout ce que le divin pouvoir te donne de minéraux salutaires, pour guérir et nous conserver de longues années la divine Antonia. Je te promets, ô source salutaire! d'exalter tes eaux, en prose et en vers, autant qu'un reste de souffle m'animera, et de publier de l'aurore au couchant que c'est à ta vertu que nous devons les jours de la princesse qui fait le plus grand ornement de l'Allemagne. Je te vouerai une chapelle à laquelle j'appendrai, pour signe du vœu que je fais, les bustes d'Oreste et de Pylade, de Thésée et de Pirithoüs. Ainsi soit-il!

Je suis avec autant d'attachement, de haute estime, que d'admiration, etc.


242-a Voyez t. XVI, p. 362, et t. XXIII, p. 290.