125. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

25 février 1770.



Madame ma sœur,

En pensant ou parlant de Votre Altesse Royale, il est bien difficile d'en exclure la vénération et la considération qu'on lui doit. Les Romains donnaient le nom de saints à leurs empereurs et à leurs impératrices, qui souvent en étaient très-indignes; mais tout le monde m'applaudira, si, dans mon lararium, je dresse un autel à diva Antonia, et si je rends un culte dû à ses grands talents et à ses excellentes vertus. M. Keith ne me démentirait pas, et je suis persuadé qu'il préfère infiniment ma divinité à son vieux saint Patrice d'Irlande, qui, assis sur une montagne, voguait avec elle légèrement sur mer. C'est<213> en tremblant, madame, que je l'ai chargé de vous offrir cet Essai de morale; tant valait-il envoyer des corneilles à Athènes,213-a ou des ex-voto à Lorette. Toutefois, puisque vous daignez mettre le sceau de votre approbation à cet ouvrage, ce sera un encouragement pour l'auteur de travailler à ce catéchisme,213-b dont tout le mérite doit consister dans la simplicité.

Mais, madame, que dirait-on, si malheureusement quelqu'un voyait des lettres que j'ai l'honneur de vous écrire? Il me semble d'entendre cent voix qui s'écrieraient à la fois : Mais est-il tombé en délire? Comment s'avise-t-il de parler de catéchismes à une princesse entourée des grâces, des talents et des vertus qui composent son cortége? C'est quelque vieux recteur de collége qui radote, un pédant qu'il faut enfermer aux Petites-Maisons, pour qu'il n'importune plus, à l'avenir, de grandes princesses par son bavardage insipide. J'aurais assez mérité, madame, ce reproche; et, pour n'être point rangé dans la catégorie de Jacques Ier, roi d'Angleterre, que le bon Henri IV appelait maître Jacques, vous me permettrez, madame, d'en venir à la Gasperini, dont j'envie le sort, puisqu'elle se trouve à vos pieds, et qu'elle a quelquefois le bonheur de vous amuser. Je ne sais comment nous avons appris que, à votre carnaval, V. A. R. a donné un bal de vieilles femmes; j'ai bien regretté de ne m'y pas trouver, car, vieux et fait comme je le suis, et m'affublant du bonnet de votre respectable gouvernante, j'aurais pu danser, sans être reconnu, comme la plus antique de vos duègnes. Je n'oserais pas, après cela, entretenir V. A. R. de mon petit carnaval de société, qui se réduit à une conversation de quatre personnes; mais comme il y est souvent question de la fameuse et illustre fille de Charles VII, et que ce nom seul peut ennoblir et consacrer nos entretiens, j'ai cru, madame, qu'il me<214> serait permis d'en faire mention. Je conte à un certain abbé Bastiani,214-a digne de vous admirer, ce que j'ai entendu et vu ici sur la fin du mois d'octobre de l'année passée; il m'envie mon bonheur, et il n'aspire qu'à jouir de la même félicité, et, pour vous le dire, madame, de jouir de votre vue béatifique. La lettre de V. A. R. a ramené l'espérance en mon cœur; elle me fait entrevoir, par une suite de ses mêmes bontés, qu'elle pourrait encore honorer ces lieux de sa présence. Je lui attribue avec raison tout le bonheur que nous a procuré le séjour qu'elle a daigné faire ici, parce que diva Antonio, ne peut que verser sur les humains des bénédictions célestes. Dans l'espérance d'en recevoir encore de ses mains bienfaisantes, vous me permettrez, madame, de vous assurer du zèle sincère et de l'admiration infinie avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

Permettez que je fournisse de temps en temps votre cuisine de poissons qu'on n'a point en Saxe, pour être bon au moins à diversifier les mets de carême et de jours maigres auxquels V. A. R. est assujettie.


213-a Voyez t. XXIII, p. 139 et 165; et ci-dessus, p. 95.

213-b Dialogue de morale à l'usage de la jeune noblesse. Voyez t. IX, p. vII et vIII, n° IX, et p. 115-130; voyez aussi t. XXIII, p. 172.

214-a Voyez t. I, p. xv; t. IX, p. Ix; et t. XIII, p. 15.