96. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

18 mars 1768.



Madame ma sœur,

Je vois que Votre Altesse Royale désapprouve la rigidité de la doctrine de Zénon, et qu'elle y préfère une philosophie plus douce. Vous<167> n'avez, madame, rien à craindre que les stoïciens trouvent de nos jours autant de disciples qu'ils en eurent autrefois; le public est généralement plus porté pour les maximes d'Épicure mal expliquées, et, supposé que les stoïciens m'eussent rangé sous leur loi, je crois que les arts et les sciences n'auraient pas raison de regretter beaucoup la perte d'un dilettante, d'un amateur comme moi. Il est certain que pour qui aurait le bonheur de vivre, madame, dans les endroits que vous habitez, aurait de la peine à convenir qu'il n'y ait pas du bonheur à vous entendre, et du malheur à être privé de votre présence; Caton même avouerait que c'est un mal réel de vivre loin des personnes que la voix publique élève au-dessus des autres. Je ressens cette privation, et je vois que le stoïcisme me serait avantageux pour m'aider à me faire une raison sur ma position actuelle; mais la chair et le sang sont fragiles, et l'homme est plus sensible que raisonnable.167-a

J'avoue à V. A. R. que j'ai ressenti quelque joie en apprenant que j'ai un nouveau confrère excommunié comme moi; le duc de Parme vient de l'être, et je ne sais pas trop comme la cour de Rome se trouvera d'avoir assez indiscrètement lancé ses foudres jadis si redoutables. Il me semble que les conjonctures ne sont pas favorables à une pareille démarche, et que c'est décréditer une formule soutenue par un crédit idéal de l'employer au moment que ce crédit tombe et s'affaiblit généralement. Les anciens guerriers ont été plus circonspects; car, dès que l'on commença dans les armées à faire usage de la poudre, on abandonna les piques et les autres armes offensives, insuffisantes pour résister aux armes à feu. Selon cette conduite, il me semble que la cour de Rome devrait mettre en ligne de compte les progrès de tant d'ouvrages philosophiques qui répandent la lumière de tous côtés en Europe, et ne pas déclarer son impuissance par des entreprises qui la couvriront de confusion, et décèleront son discrédit.<168> Peut-être, madame, que tout ceci n'est pas théologiquement orthodoxe; mais daignez vous souvenir que je ne suis pas de ceux que le Saint-Esprit daigne inspirer, et que je ne raisonne que selon les facultés d'une raison dépravée. Cette raison, très-suffisante pour la conduite ordinaire, ne l'est pas assez pour des matières surnaturelles, incompréhensibles autant qu'inintelligibles. J'attends donc en silence ce qui arrivera de mon confrère l'excommunié, et c'est au Saint-Esprit, qui a dicté l'excommunication, à sauver le saint-siége des affaires qu'elle lui attirera.

V. A. R. a bien raison de dire qu'il semble que l'homme soit né l'ennemi de son repos; c'est qu'il a reçu un esprit d'inquiétude qui le rend mécontent du présent, et lui figure un bonheur imaginaire dans l'avenir. Les hommes ont été tels dans tous les siècles, ce qui a donné lieu à ces révolutions fréquentes et à ces changements continuels dans les États. Ces Génevois ont cependant réduit leurs magistrats à entrer en composition avec eux; leur fermeté, ou bien leur obstination rigoureuse, l'a emporté même sur ceux qui s'étaient chargés de l'arbitrage de leurs différends. Ils ont déclaré qu'ils mettraient plutôt le feu à leur ville, et s'enseveliraient sous ses ruines, que de céder à leur conseil; et comme c'étaient des forcenés capables d'exécuter ces menaces, l'amour de la patrie a prévalu, et les magistrats ont mieux aimé céder aux prétentions du peuple que de contribuer à la ruine de leur république.

Je commence à croire que l'épidémie de cette inquiétude s'est communiquée à mon esprit, car je sens, comme les Génevois, qu'il manque quelque chose au contentement de mon cœur : c'est le portrait illustre d'une grande princesse qui avait eu la bonté de me le promettre, et dont je voulais orner ma chambre, pour lui rendre un culte religieux et dire au moins à cette toile ce que la modestie de l'original m'empêche de lui exprimer. Si V. A. R. connaît cette princesse, je la supplie de la faire ressouvenir de ce qu'elle a daigné<169> promettre;169-a cela ajoutera encore, s'il se peut, aux sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.


167-a Voyez ci-dessus, p. 151.

169-a Le mot promettre est omis dans l'autographe.