88. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

10 septembre 1767.



Madame ma sœur,

Précisément à mon retour de mon voyage, j'ai été réjoui par la lettre que V. A. R. a eu la bonté de m'écrire. Ce que j'ai eu l'honneur de vous dire n'est que trop vrai, madame; c'est précisément parce que chacun se place au centre du monde, et qu'il dirige les rayons de la circonférence vers lui, qu'il est si rare d'accorder le jugement de deux personnes sur les événements qui arrivent. Le moindre intérêt que nous y croyons prendre détermine notre approbation ou notre blâme. Il n'y a que le vrai mérite sur lequel on ne dispute guère; son éclat impose silence aux censeurs, et force même les ennemis de la personne de lui rendre justice. C'est pourquoi, en disant hautement ce que je pense des vertus et des talents d'une grande princesse que je n'ose nommer devant vous, madame, personne ne s'est jamais trouvé d'un sentiment contraire au mien.

J'ai vu M. de Kessel, votre grand maître de cuisine, et je lui ai dit : « Faites mes hommages à votre maîtresse, et assurez-la que j'envie Je sort de vos marmitons, qui ont le bonheur, que je n'ai pas, de la voir. »

Me voici donc, madame, occupé aux apprêts des noces d'une stadhouderesse;156-a le prince d'Orange viendra ici au commencement<157> d'octobre, et comme il ne peut s'absenter longtemps de la Haye, nous ferons les noces en poste. On représentera l'opéra de Psyché,157-a que j'ai fait faire exprès pour cette célébrité. J'espérais d'avoir la Bastardella; elle s'est mis un amour en tête, et comme ce roman pourrait durer plus longtemps qu'on ne pense, et qu'en gros les chanteuses d'Italie sont détestables actuellement, il m'a fallu déguiser un petit garçon en fille, faute de mieux. Je me flatte que ces bons Hollandais de la suite du prince d'Orange, peu accoutumés à l'opéra italien, ne se douteront de rien, et prendront ma Psyché pour ce qu'elle n'est pas, et ne pourra jamais être. V. A. R. voit ce qu'il en coûte d'être oncle; il faut travestir des garçons en filles, et mettre tout en mouvement pour faire aller l'Opéra, quoi qu'il en dise. Toutefois j'ai des exemples de la même ruse, car, à Rome, dans cette mère du christianisme, il n'y a que des chanteurs à l'Opéra. A quoi diable pense-t-il, direz-vous, madame, de m'entretenir de nièce, de Psyché, de prince d'Orange, d'opéra? et quels fagots s'avise-t-il de me venir conter? Je conviens, madame, que, dans le fond, V. A. R. a raison; je devrais l'entretenir de tout autre chose, si ce n'est que, frappé d'objets qui actuellement m'occupent, je n'eusse osé vous en parler, non comme à l'électrice de Saxe, mais comme au beau génie qui protége les arts dans cette région. Protégez-les toujours, madame; la gloire que ces arts donnent est préférable à la plus illustre naissance, comme au plus haut degré d'élévation où les hommes puissent monter. Les aimer, les protéger et les cultiver comme V. A. R., c'est avoir acquis un mérite personnel, le seul que l'on estime et que l'on révère dans les princes. Pour moi, dilettante indigne, tout ce que je puis, c'est de vous applaudir dans la foule, et de vous rendre des hommages sincères. C'est avec cette admiration que je suis avec la plus haute estime, etc.


156-a Voyez t. VI, p. 246 et 250, no 15, et ci-dessus, p. 92.

157-a L'opéra d'Amour et Psyché, paroles de l'abbé Landi, musique d'Agricola, fut représenté le 5 octobre 1767.