67. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

15 juillet 1766.



Madame ma sœur,

Avouez, madame, qu'il y a de la malice dans votre fait. Votre Altesse Royale se propose de faire tourner la tête de son très-humble serviteur, qui n'y est que trop disposée. Je reçois votre lettre obligeante; je me dis : Voilà ce que t'écrit la princesse la plus éclairée de l'Europe, et qui a le plus de lumières; et aussitôt mon amour-propre flaire doucement cet agréable encens. Toutefois un petit moment de réflexion survient; la raison me dit : Festina lente; ne vois-tu pas qu'une princesse respectable, pour être enjouée, n'en est pas moins charmante; oui, l'Électrice a écrit cette lettre en sa bonne humeur. A la bonne heure, madame, égayez-vous sur mon compte; c'est une marque de votre gaîté qui est la plus grande faveur des cieux. Pour moi, je ferai mon profit honnête de ce que vous daignez m'écrire en me représentant sous de si belles couleurs. Au lieu de me peindre tel que je suis, vous me montrez tel que je devrais être, et je vous assure, madame, qu'en pensant à vous, l'idée de ces perfections et de mes devoirs s'y retraceront de même; je me ferai gloire d'être votre disciple, vos vertus sont des exemples parlants; quand même je n'y atteindrais pas, il sera toutefois beau de le tenter.

L'Empereur a été plus heureux que moi. Il a eu le bonheur de jouir de votre présence, de vous voir et de vous entendre. Il n'y a<129> plus de fortune à mon âge. Peut-être aurez-vous su, madame, par des bruits publics, qu'une certaine entrevue devait avoir lieu. Quoique dans le fond ce soit une chose assez indifférente, je ne suis pas fâché de vous rendre compte comment ce projet a échoué.129-a On m'avait mandé de Vienne que l'on paraissait souhaiter une entrevue entre l'Empereur et moi; à quoi je me prêtais d'autant plus volontiers, que j'avais entendu généralement beaucoup de bien de l'Empereur, que je regardais cette entrevue comme un moyen de mettre fin aux haines que de longs démêlés laissent entre les maisons, que, ayant un cœur reconnaissant, je n'ai pas l'âme implacable, et que, loin de penser comme le Dieu de Jacob, qui poursuit jusqu'à la quatrième génération les prévarications des pères, j'aime mieux me réconcilier avec mes ennemis. Partant de ces principes, le comte Finck dit à M. Nugent129-b que, l'Empereur passant si près de mes frontières, je saisirais volontiers cette occasion pour faire sa connaissance et pour l'assurer de mon estime. M. Nugent envoya un courrier à Vienne, et comme la réponse n'arrivait point, il dit qu'il irait lui-même à Dresde, d'où il manderait de quelle façon cela pourrait s'arranger. Mes chevaux étaient commandés; mais Nugent, au lieu de répondre à la commission qu'on lui avait donnée, se borna à envoyer l'itinéraire de l'Empereur, par lequel il était marqué qu'il ne s'arrêterait nulle part. J'ai pris cette réponse sèche pour un refus, et je me le suis tenu pour dit. Voilà, madame, comment une certaine fatalité se joue de tous nos desseins. Nous sommes les marionnettes de la Providence, qui va son train, en se moquant de notre vaine sagesse.129-c J'en ai la conscience nette, et je me borne à l'estime que je ne puis refuser aux grandes qualités de l'Empereur, sans prétendre à le con<130>naître personnellement. Je ne vous aurais pas fait ce petit détail, madame, si je n'avais cru devoir me confesser à vous, comme au directeur de ma conscience, et que je suis persuadé que, au cas que cette entrevue eût eu lieu, vous ne l'auriez pas désapprouvée. Mais, quoi qu'il arrive, rien ne me fera changer les sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.


129-a Voyez t. VI, p. 18.

129-b Le général baron de Nugent, envoyé impérial à Berlin depuis le mois d'octobre 1764 jusqu'au mois de mai 1770.

129-c Voyez t. X, p. 125-135.