<186> votre palais, me seraient préférables aux oiseaux du Phase, aux poissons du lac Lucrin, et au nectar et à l'ambroisie qu'on sert à la table des dieux. Vous voir et vous entendre suffit pour rendre heureux un homme qui pense; ce sera le bonheur dont jouiront les élus dans le paradis; ils verront ce qu'ils ont adoré de loin facie ad faciem. Pour moi, madame, je ne vois rien, je suis ici comme un hibou dans ma retraite, et, quoique primat d'Allemagne et vice-pape jusqu'à l'élection de celui que le Saint-Esprit, le roi de France ou d'Espagne, indiqueront au concile, j'abandonne ce troupeau à sa propre conduite, assuré qu'il se gouvernera de lui-même. Il est vrai que le roi de Danemarka et l'Empereur ont voyagé; mais ils sont dans un âge où les grâces et la vivacité de leur esprit les assure, autant que leur rang, d'être bien accueillis. Je me répète, madame, ces vers d'Horace :

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, essoufflé, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.

Du bon vieux temps de la chevalerie, les chevaliers qui entreprenaient de grandes aventures étaient jeunes : Roland, Astolphe et les paladins de l'Arioste sont tous à la fleur de leur âge; mais le bon roi Priam, endossant son armure et s'armant de son épée pour défendre l'autel de ses dieux domestiques, tomba de faiblesse sous le poids qui l'accablait. Voilà de fortes raisons, madame, qui m'obligent à demeurer casanier, et à ne me produire qu'assuré de l'indulgence et de la bonté de ceux qui ne dédaignent pas le radotage d'un vieillard catarrheux et bavard. Mais quelque part que la destinée assigne ma demeure, en quelque retraite que je vive, le souvenir du bonheur dont j'ai joui à Moritzbourg ne s'effacera jamais de mon esprit, et je le nourrirai de l'espérance flatteuse de pouvoir peut-être, avant de mourir, parvenir à la même félicité. Je suis, etc.


a Voyez t. VI, p. 55.