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CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC VOLTAIRE. TOME III. DEPUIS LE DÉPART DE VOLTAIRE DE BERLIN, EN 1753, JUSQU'A SA MORT. (16 MARS 1754 - 1er AVRIL 1778.)[Titelblatt]

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331. A VOLTAIRE.3-a

Potsdam, 16 mars 1754.

Je vous remercie du livre3-b que vous m'avez envoyé. Il est beau de voir un homme s'occuper à des ouvrages purement utiles, lorsqu'il peut en faire de génie. Je n'ai eu aucune connaissance de l'édition qu'on a faite de l'Abrégé de l'Histoire universelle, que lorsqu'elle a paru. J'ai encore le manuscrit que vous m'avez donné sur cette matière. Vous vous êtes trompé en croyant qu'on me l'avait pris. Je n'ai perdu que le manuscrit du Siècle de Louis XIV. Vous devez être tranquille sur tout ce que vous m'avez confié. Je n'ai jamais cru que vous fussiez l'auteur de ces libelles qui ont paru. Je suis trop familiarisé avec votre style et votre façon de penser pour pouvoir m'y méprendre; et, en fussiez-vous l'auteur, ce que je ne crois point, je vous le pardonnerais de bon cœur. Vous devez vous rappeler que, lorsque vous vîntes prendre congé de moi à Potsdam, je vous assurai que je voulais bien oublier tout ce qui s'était passé, pourvu que vous me donnassiez votre parole que vous ne feriez plus rien contre Maupertuis. Si vous m'aviez tenu ce que vous me promîtes alors, je vous aurais<4> vu revenir avec plaisir;4-a vous auriez passé vos jours tranquillement auprès de moi, et, en cessant de vous inquiéter vous-même, vous auriez été heureux. Mais votre séjour à Leipzig retraça dans ma mémoire les traits que j'avais bien voulu en effacer. Je trouvai mauvais que, malgré la parole que vous m'en aviez donnée, vous ne cessassiez point d'écrire contre Maupertuis, et que, non content de cela, malgré la protection que j'accorde et que je dois accorder à mon Académie, vous voulussiez la couvrir du même ridicule que vous vous efforciez de jeter depuis si longtemps sur le président. Voilà les griefs que j'ai contre vous; car, quant à ma personne, je n'en ai aucun. Je désapprouverai toujours tout ce que vous ferez contre Maupertuis; mais je n'en reconnaîtrai pas moins votre mérite littéraire. J'admirerai vos talents comme je les ai toujours admirés. Vous honorez trop l'humanité par votre génie, pour que je ne m'intéresse pas à votre sort. Je souhaiterais que vous débarrassiez votre esprit de ces disputes, qui n'auraient jamais dû l'occuper, et que, rendu à vous-même, vous fassiez comme auparavant les délices de la société où vous vous trouverez. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

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332. DE VOLTAIRE.5-a

Colmar, 22 août 1754.

Sire, je prends encore la liberté de présenter à Votre Majesté un ouvrage5-b qui, si vous daigniez l'honorer d'un de vos regards, vous ferait voir que ma vie est consacrée au travail et à la vérité. Cette vie, toujours retirée et toujours occupée au milieu des maladies, et ma conduite jusqu'à ma mort, vous prouveront que mon caractère n'est pas indigne des bontés dont vous m'avez honoré pendant quinze années.

J'attends encore de la générosité de votre âme que vous ne voudrez pas remplir mes derniers jours d'amertume.

Je vous conjure de vous souvenir que j'avais perdu mes emplois pour avoir l'honneur d'être auprès de vous, et que je ne les regrette pas; que je vous ai donné mon temps et mes soins pendant trois ans; que je renonçai à tout pour vous, et que je n'ai jamais manqué à votre personne.

Ma nièce, qui n'a été malheureuse que par vous, et qui certainement ne mérite pas de l'être, qui console ma vieillesse, et qui veut bien prendre soin de ma malheureuse santé et des biens que j'ai auprès de Colmar, doit au moins être un objet de votre bonté et de votre justice.

Elle est encore malade de l'aventure affreuse qu'elle essuya en votre nom. Je me flatte toujours que vous daignerez réparer par quelques mots de bonté des choses qui sont si contraires à votre humanité et à votre gloire. Je vous en conjure par le véritable respect que j'ai pour vous, daignez vous rendre à votre caractère encore plus<6> qu'à la prière d'un homme qui n'a jamais aimé en vous que vous-même, et qui n'est malheureux que parce qu'il vous a assez aimé pour vous sacrifier sa patrie. Je n'ai besoin de rien sur la terre que de votre bonté. Croyez que la postérité, dont vous ambitionnez et dont vous méritez tant les suffrages, ne vous saura pas mauvais gré d'une action d'humanité et de justice.

En vérité, si vous voulez faire réflexion à la manière dont j'ai été si longtemps attaché à votre personne, vous verrez qu'il est bien étrange que ce soit vous qui fassiez mon malheur.

Soyez très-persuadé que celui que vous avez rendu si malheureux aura jusqu'à son dernier moment une conduite digne de vous attendrir.

333. L'ABBE DE PRADES A VOLTAIRE.6-a

Le 14 novembre (1754).

Le Roi a reçu, monsieur, la lettre que vous avez eu l'honneur de lui écrire. S. M. m'a ordonné de vous répondre que vous vous seriez adressé à elle avec raison pour lui demander un passe-port, si vous aviez dû venir dans quelque ville de ses États; et qu'au reste, Montpellier6-b étant situé dans un pays libre, tout le monde pouvait y aller lorsqu'il n'y avait aucun empêchement particulier. Le Roi croyait<7> que les conférences que vous avez eues avec Dom Calmet à Sénones vous avaient fait oublier la vieille affaire dont vous lui parlez encore, et que la grande dévotion dans laquelle vous aviez donné7-a ne vous permettait plus que de penser à votre salut. M. de Maupertuis va à la messe, mais il n'a point de crucifix pendu à sa ceinture, et sa dévotion ne fait pas de bruit dans le monde.

En exécutant les ordres du Roi, permettez-moi de vous renouveler les sentiments de la considération infinie avec laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.

334. VOLTAIRE A FRÉDÉRIC.7-b

Aux Délices, près de Genève, 4 août 1755.

Sire, si les belles-lettres, qui ont servi de délassement à Votre Majesté dans ses travaux, l'amusent encore, permettez que je mette à vos pieds et sous votre protection cette tragédie7-c que je commençai chez vous, avant d'avoir le malheur de vous quitter; j'aurais voulu la finir dans votre palais de Potsdam, aussi bien que ma vie. Les beautés du lac de Genève7-d et de la retraite que j'ai choisie pour mon tombeau sont bien loin de me consoler du malheur de n'être plus auprès de V. M.

Je ne peux soulager mon amertume qu'en saisissant les moindres occasions de vous renouveler mes sentiments; ils sont tels qu'ils<8> étaient quand vous avez daigné m'aimer, et j'ose croire encore que vous n'êtes pas insensible à l'admiration très-sincère d'un homme qui vous a approché, et dont la douleur extrême est étouffée par le souvenir de vos premières bontés.

Ne pouvant avoir la consolation de me mettre moi-même aux pieds de V. M., je veux avoir au moins celle de m'entretenir de vous avec mylord Marischal. Je ne suis pas éloigné de lui; et, si V. M. m'en donne la permission, si ma malheureuse santé m'en laisse la force, j'irai lui dire ce que je ne vous dis pas, combien vous êtes au-dessus des autres hommes, et à quel point j'ai eu la hardiesse et la faiblesse de vous aimer de tout mon cœur. Mais je ne dois parler à V. M. que de mon profond respect.

335. DU MÊME A L'ABBÉ DE PRADES.8-a

Aux Délices, 29 octobre (1755)

Frère Rhubarbe a frère Gaillard,8-bsalut.

Je suis très-fâché que frère en Belzébuth, frère Isaac,8-c soit malingre et mélancolique; c'est la pire des damnations. Conservez votre santé<9> et votre gaîté. J'enverrais de tout mon cœur aux pieds du très-révérend père prieur le seizième chant du scandale qu'il demande; mais je n'en ai point fait.9-a Une douzaine de jeunes Parisiens, plus gais que moi, s'amusent tous les jours à remplir mon ancien canevas. Chacun y met du sien. On dit qu'on imprime l'ouvrage de deux ou trois façons différentes. Tout ce que je peux faire, c'est de protester en face de la sainte Église. Si le très-révérend père prieur voulait mettre dans son cabinet de livres un exemplaire corrigé de l'Orphelin de la Chine, j'aurais l'honneur de le lui adresser en toute humilité; car, malgré l'excommunication que l'exaltation de l'âme, les frictions de poix-résine, et la dissection des cerveaux de géants9-b m'ont attirée, je vois que sa noble paternité a des entrailles de charité; et elle doit savoir que j'étais un frère servant très-attaché au père prieur, pensant comme lui, et disant mon office à son honneur et gloire. J'ai un petit monastère9-c près de Lausanne, sur le chemin de Neufchâtel; et, si ma santé me l'avait permis, j'aurais été jusqu'à Neufchâtel pour voir mylord Marischal;9-d mais j'aurais voulu pour cela des lettres d'obédience.

Il m'est venu ici deux jeunes gens de Paris, qui m'ont dit qu'il y a un nommé Poinsinet9-e à qui on a fait accroire que le roi de Prusse l'avait choisi pour être précepteur de son fils, mais que l'article du<10> catholicisme était embarrassant. Il a signé qu'il serait de la religion que le Roi voudrait. Il apprend actuellement à danser et à chanter pour donner une meilleure éducation au fils de S. M., et il n'attend que l'ordre du Roi pour partir. Pour moi, j'attends tout doucement la fin de mes coliques, de mes rhumatismes, de mes ouvrages, et de toutes les misères de ce monde.

Je vous embrasse.

336. DU MÊME A FRÉDÉRIC.

(Aux Délices) octobre 1757.10-a

Sire, ne vous effrayez pas d'une longue lettre, qui est la seule chose qui puisse vous effrayer.

J'ai été reçu chez V. M. avec des bontés sans nombre; je vous ai appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma vieillesse m'a laissé toute ma vivacité pour ce qui vous regarde, en la diminuant pour tout le reste. J'ignore encore, dans ma retraite paisible, si V. M. a été à la rencontre du corps d'armée de M. de Soubise, et si elle s'est signalée par de nouveaux succès. Je suis peu au fait de la situation présente des affaires; je vois seulement que, avec la valeur de Charles XII, et avec un esprit bien supérieur au sien, vous vous trou<11>vez avoir plus d'ennemis à combattre qu'il n'en eut quand il revint à Stralsund. Mais il y a une chose bien sûre, c'est que vous aurez plus de réputation que lui dans la postérité, parce que vous avez remporté autant de victoires sur des ennemis plus aguerris que les siens, et que vous avez fait à vos sujets tous les biens qu'il n'a pas faits, en ranimant les arts, en fondant des colonies, en embellissant les villes. Je mets à part d'autres talents aussi supérieurs que rares, qui auraient suffi à vous immortaliser. Vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun de ces mérites; votre gloire est donc absolument hors d'atteinte. Peut-être cette gloire est-elle actuellement augmentée par quelque victoire; mais nul malheur ne vous l'ôtera. Ne perdez jamais de vue cette idée, je vous en conjure.

Il s'agit à présent de votre bonheur; je ne parlerai pas aujourd'hui des Treize Cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire à V. M. combien elle est aimée dans le pays que j'habite; mais je sais qu'en France elle a beaucoup de partisans. Je sais très-positivement qu'il y a bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires avaient établie. Je me borne à vous dire des vérités simples, sans oser me mêler en aucune façon de politique; cela ne m'appartient pas. Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France, garante de tant de traités; que vos lumières et votre esprit vous ménageraient cette ressource; qu'il vous resterait toujours assez d'États pour tenir un rang très-considérable dans l'Europe; que le Grand Électeur, votre bisaïeul, n'en a pas été moins respecté pour avoir cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi, encore une fois, de penser ainsi, en vous soumettant mes pensées. Les Caton et les Othon, dont V. M. trouve la mort belle, n'avaient guère autre chose à faire qu'à servir ou qu'à mourir; encore Othon n'était-il pas sûr qu'on l'eût laissé vivre; il prévint, par une mort volontaire, celle qu'on lui eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d'exiger<12> un tel parti; en un mot, votre vie est très-nécessaire. Vous sentez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l'honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l'Europe ne sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c'est un devoir pour un homme tel que vous de se réserver aux événements. J'ose vous dire bien plus; croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité héroïque, elle ne serait pas approuvée; vos partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix que votre nom recueillerait d'une mort volontaire; et, en vérité, il ne faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir d'insulter à votre nom si respectable.

Ne vous offensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d'après une longue expérience, qu'on peut tirer de très-grands avantages du malheur. Mais heureusement nous sommes très-loin de vous voir réduit à des extrémités si funestes, et j'attends tout de votre courage et de votre esprit, hors le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un roi philosophe.

337. DU MÊME.

(Aux Délices) octobre 1757.

Sire, votre Épître d'Erfurt12-a est pleine de morceaux admirables et touchants. Il y aura toujours de très-belles choses dans ce que vous<13> ferez et dans ce que vous écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j'ai écrit à Son Altesse Royale votre digne sœur, que cette Épître fera verser des larmes, si vous n'y parlez pas des vôtres. Mais il ne s'agit pas ici de discuter avec V. M. ce qui peut perfectionner ce monument d'une grande âme et d'un grand génie; il s'agit de vous et de l'intérêt de toute la saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre conservation.

Vous voulez mourir. Je ne vous parle pas ici de l'horreur douloureuse que ce dessein m'inspire; je vous conjure de soupçonner au moins que, du haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l'opinion des hommes, quel est l'esprit du temps. Comme roi, on ne vous le dit pas; comme philosophe et comme grand homme, vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l'antiquité. Vous aimez la gloire, vous la mettez aujourd'hui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu'aucun des souverains de l'Europe n'a jamais imaginée depuis la chute de l'empire romain. Mais, hélas! Sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera perdre? Je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos ennemis, et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.

J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous regardera comme le martyr de la liberté. Il faut se rendre justice; vous savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder votre entrée en Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira-t-on dans ces cours? Que vous avez vengé sur vous-même cette invasion; que vous n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la loi. On vous accusera d'un désespoir prématuré, quand on saura que vous avez pris cette résolution funeste dans Erfurt, quand vous<14> étiez encore maître de la Silésie et de la Saxe. On commentera votre Épître d'Erfurt, on en fera une critique injurieuse; on sera injuste, mais votre nom en souffrira.

Tout ce que je représente à V. M. est la vérité même.14-a Celui que j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans le fond de son cœur.

Il sent que, en effet, s'il prend ce funeste parti, il y cherche un honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu'il ne veut pas être humilié par des ennemis personnels; il entre donc dans ce triste parti de l'amour-propre du désespoir. Écoutez contre ces sentiments votre raison supérieure; elle vous dit que vous n'êtes point humilié, et que vous ne pouvez l'être; elle vous dit que, étant homme comme un autre, il vous restera, quelque chose qui arrive, tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux : biens, dignités, amis. Un homme qui n'est que roi peut se croire très-infortuné quand il perd des États; mais un philosophe peut se passer d'États. Encore, sans que je me mêle en aucune façon de politique, je ne peux croire qu'il ne vous en restera pas assez pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint, la reine Christine, le roi Casimir, et tant d'autres, vous soutiendriez ce personnage mieux qu'eux tous; et ce serait pour vous une grandeur nouvelle. Enfin tous les partis peuvent convenir, hors le parti odieux et déplorable que vous voulez prendre. Serait-ce la peine d'être philosophe, si vous ne saviez pas vivre en homme privé, ou si, en demeurant souverain, vous ne saviez pas supporter l'adversité?

Je n'ai d'intérêt, dans tout ce que je dis, que le bien public et le<15> vôtre. Je suis bientôt dans ma soixante et cinquième année; je suis né infirme; je n'ai qu'un moment à vivre; j'ai été bien malheureux, vous le savez; mais je mourrais heureux, si je vous laissais sur la terre, mettant en pratique ce que vous avez si souvent écrit.

338. A VOLTAIRE.15-a

(Buttstedt) 9 octobre 1757.

Je suis homme, il suffit, et, né pour la souffrance,
Aux rigueurs du destin j'oppose ma constance.

Mais, avec ces sentiments, je suis bien loin de condamner Caton et Othon. Le dernier n'a eu de beau moment en sa vie que celui de sa mort.

Croyez que si j'étais Voltaire,
Et particulier comme lui,
Me contentant du nécessaire,
Je verrais voltiger la fortune légère,
Et m'en moquerais aujourd'hui.
Je connais l'ennui des honneurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,
Ces misères de toute espèce,
Et ces détails de petitesse,
Dont il faut s'occuper dans le sein des grandeurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poëte et souverain.
Quand du ciseau fatal en tranchant mon destin,
Atropos m'aura vu plongé dans la nuit noire,
Qu'importe l'honneur incertain

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De vivre, après ma mort, au temple de Mémoire?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans l'histoire.
Nos destins sont-ils donc si beaux?
Le doux plaisir et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
Ont toujours fui des grands la pompe et les travaux.
Ainsi la fortune volage
N'a jamais causé mes ennuis.
Soit qu'elle me flatte, ou m'outrage,
Je dormirai toutes les nuits,
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état fait notre loi;
Il nous oblige, il nous engage
A mesurer notre courage
Sur ce qu'exige notre emploi.
Voltaire, dans son ermitage,
Dans un pays dont l'héritage
Est son antique bonne foi,
Peut s'adonner en paix à la vertu du sage,
Dont Platon nous marqua la loi.
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.16-a

339. DE VOLTAIRE.

(Aux Délices) 13 novembre 1767.

Sire, votre Épître à d'Argens m'avait fait trembler; celle dont Votre Majesté m'honore me rassure. Vous sembliez dire un triste adieu<17> dans toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a jamais été assez développé, et qui a toujours été attaché à votre personne, quoi qu'il ait pu arriver; mais ma douleur s'aigrissait des injustices qu'une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.

Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que par les circonstances où ils sont faits :

Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.

Ces sentiments sont dignes de votre âme, et je ne veux entendre autre chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez jusqu'à la dernière extrémité avec votre courage ordinaire. C'est une des preuves de ce courage supérieur aux événements, de faire de beaux vers dans une crise où tout autre pourrait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce nouveau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter que vous viviez. Je n'ai pas le courage, moi, d'écrire en vers à V. M. dans la situation où je vous vois; mais permettez que je vous dise tout ce que je pense.

Premièrement, soyez très-sûr que vous avez plus de gloire que jamais. Tous les militaires écrivent de tous côtés que, après vous être conduit à la bataille du 18 comme le prince Condé à Seneffe, vous avez agi dans tout le reste en Turenne. Grotius disait : « Je puis souffrir les injures et la misère, mais je ne peux vivre avec les injures, la misère et l'ignominie ensemble. » Vous êtes couvert de gloire dans vos revers; il vous reste de grands États; l'hiver vient; les choses peuvent changer. V. M. sait que plus d'un homme considérable pense qu'il faut une balance, et que la politique contraire est une politique détestable; ce sont leurs propres paroles.

J'oserais ajouter encore une fois que Charles XII, qui avait votre<18> courage, avec infiniment moins de lumières et moins de compassion pour ses peuples, fit la paix avec le Czar sans s'avilir.18-a Il ne m'appartient pas d'en dire davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.

Je dois me borner à représenter à V. M. combien sa vie est nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que, quelque personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.

Je prends, du fond de ma retraite, plus d'intérêt à votre sort que je n'en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette retraite serait heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus chère.

J'apprends que monseigneur le Prince de Prusse est très-malade; c'est un nouveau surcroît d'affliction, et une nouvelle raison de vous conserver. C'est très-peu de chose, j'en conviens, d'exister pour un moment, au milieu des chagrins, entre deux éternités qui nous engloutissent; mais c'est à la grandeur de votre courage à porter le fardeau de la vie, et c'est être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme.

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340. DU MÊME.19-a

(Aux Délices, 19 novembre 1757.)

Vous devez, dites-vous, vivre et mourir en roi;
Je vois qu'en roi vous savez vivre.
Quand partout on croit vous poursuivre,
Partout vous répandez l'effroi.
A revenir vers vous vous forcez la victoire;
Général et soldat, génie universel,
Si vous viviez autant que votre gloire,
Vous seriez immortel.

Sire, je dois remplir à la fois les devoirs d'un citoyen et ceux d'un cœur toujours attaché à V. M., être fâché du malheur des Français et applaudir à vos admirables actions, plaindre les vaincus et vous féliciter.

Je supplie V. M. de daigner me faire parvenir une relation. Vous savez que depuis plus de vingt ans votre gloire en tout genre a été ma passion. Vos grandes actions m'ont justifié. Souffrez que je sois instruit des détails. Accordez cette grâce à un homme aussi sensible à vos succès qu'il l'a été à vos malheurs, qui n'a jamais cessé un moment de vous être attaché, malgré tous les géants dont on disséquerait la cervelle, et malgré la poix-résine dont on couvrirait les malades.

Je ne sais si une âme exaltée prédit l'avenir. Mais je prédis que vous serez heureux, puisque vous méritez si bien de l'être.

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341. A VOLTAIRE.

Breslau, 16 janvier 1758.

J'ai reçu votre lettre du 22 de novembre et du 2 de janvier en même temps.20-a J'ai à peine le temps de faire de la prose, bien moins des vers pour répondre aux vôtres. Je vous remercie de la part que vous prenez aux heureux hasards qui m'ont secondé à la fin d'une campagne où tout semblait perdu. Vivez heureux et tranquille à Genève; il n'y a que cela dans le monde; et faites des vœux pour que la fièvre chaude héroïque de l'Europe se guérisse bientôt, pour que le triumvirat20-b se détruise, et que les tyrans de cet univers ne puissent pas donner au monde les chaînes qu'ils lui préparent.

Je ne suis malade ni de corps ni d'esprit, mais je me repose dans ma chambre. Voilà ce qui a donné lieu aux bruits que mes ennemis ont semés. Mais je peux leur dire comme Démosthène20-c aux Athéniens : « Eh bien, si Philippe était mort, que serait-ce? O Athéniens! vous vous feriez bientôt un autre Philippe. »

O Autrichiens! votre ambition, votre désir de tout dominer, vous feraient bientôt d'autres ennemis; et les libertés germaniques et celles de l'Europe ne manqueront jamais de défenseurs.

<21>

342. AU MÊME.21-a

(Grüssau,21-b mars 1758).

J'ai reçu votre lettre de Lausanne, du 22. En vérité, tous les panégyriques que l'on prononce pendant la vie des princes me paraissent aussi suspects que les ex-voto offerts à des images qui cessent de faire des miracles; et, après tout, qui sont ceux qui apprécient la réputation? Souvent les fautes de nos adversaires font tout notre mérite. J'ignore s'il y a un Turretin prisonnier à Berlin. Si cela est, il peut retourner à sa patrie sans que l'État coure le moindre risque. On dit que vous faites jouer la comédie aux Suisses; il ne vous manque que de faire danser les Hollandais. Si vous vouliez faire un Akakia,21-c vous auriez bonne matière en recueillant les sottises qui se font dans notre bonne Europe. Les gens méritent d'être fessés, et non pas mon pauvre président, qui pourrait avoir fait un livre sans beaucoup l'examiner; mais ce livre n'a fait ni ne fera jamais dans le monde le mal que font les sottises héroïques des politiques. S'il vous reste encore une dent, employez-la à les mordre; c'est bien employé. Les mauvais vers pleuvent ici; mais vos grandes affaires de votre comédie sont trop respectables pour que je veuille vous distraire par ces balivernes. Adieu. Je suis ici dans un couvent où l'abbé dira des messes pour vous, pour votre âme et pour vos comédiens.

<22>

343. AU MÊME.22-a

Rammenau, 28 septembre 1758.

Je suis fort obligé au solitaire des Délices de la part qu'il prend aux aventures du Don Quichotte du Nord. Ce Don Quichotte mène la vie des comédiens de campagne, jouant tantôt sur un théâtre, tantôt sur un autre, quelquefois sifflé, quelquefois applaudi. La dernière pièce qu'il a jouée22-b était la Thébaïde;22-c à peine y resta-t-il le moucheur de chandelles. Je ne sais ce qui arrivera de tout ceci; mais je crois, avec nos bons épicuriens, que ceux qui se tiennent sur l'amphithéâtre sont plus heureux que ceux qui se tiennent sur les tréteaux. Quoique je sois par voie et par chemin, j'entends à bâtons rompus parler de ce qui se passe dans la république des lettres; et cette bavarde à cent bouches ne dit point ce que vous faites. J'aurais envie de crier à vos oreilles : Tu dors, Brutus!22-d Voici trois ans écoulés qu'il ne paraît point de nouvelles éditions de vos ouvrages; que faites-vous donc? Au cas que vous ayez fait quelque chose de nouveau, je vous prie de me l'envoyer. D'ailleurs, je vous souhaite toute la tranquillité et tout le repos dont je ne jouis pas. Adieu.

<23>

344. AU MÊME.

Le 6 octobre23-a 1758.

Il vous a été facile de juger de ma douleur par la perte que j'ai faite. Il y a des malheurs réparables par la constance et par un peu de courage; mais il y en a d'autres contre lesquels toute la fermeté dont on veut s'armer et tous les discours des philosophes ne sont que des secours vains et inutiles. Ce sont de ceux-ci dont ma malheureuse étoile m'accable dans les moments les plus embarrassants et les plus remplis de ma vie.

Je n'ai point été malade, comme on vous l'a dit; mes maux ne consistent que dans des coliques hémorroïdales et quelquefois néphrétiques. Si cela eût dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort, que ces sortes d'accidents amènent tôt ou tard, pour sauver et pour prolonger les jours de celle qui ne voit plus la lumière. N'en perdez jamais la mémoire, et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument à son honneur.23-b Vous n'avez qu'à lui rendre justice; et, sans vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la plus belle.

Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n'en ai.

<24>

345. DE VOLTAIRE.

(Aux Délices) décembre 1758.

Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure,
Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
Quand la fatale loi de toute la nature
Te conduit dans la sépulture,
Faut-il te plaindre ou t'admirer?

Les vertus, les talents ont été ton partage,
Tu vécus, tu mourus en sage;
Et, voyant à pas lents avancer le trépas,
Tu montras le même courage
Qui fait voler ton frère au milieu des combats.

Femme sans préjugés, sans vice et sans mollesse,
Tu bannis loin de toi la Superstition,
Fille de l'Imposture et de l'Ambition,
Qui tyrannise la Faiblesse.

Les Langueurs, les Tourments, ministres de la Mort,
T'avaient déclaré la guerre;
Tu les bravas sans effort,
Tu plaignis ceux de la terre.

Hélas! si tes conseils avaient pu l'emporter
Sur le faux intérêt d'une aveugle vengeance,
Que de torrents de sang on eût vus s'arrêter!
Quel bonheur t'aurait dû la France!

Ton cher frère aujourd'hui, dans un noble repos,
Recueillerait son âme à soi-même rendue;
Le philosophe, le héros,
Ne serait affligé que de t'avoir perdue.

Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
Du haut de son char de victoire;
Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
Se joindraient pour sécher ses pleurs.

<25>

Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
Les échos de Berlin répondraient à ses chants;
Ah! j'impose silence à mes tristes accents,
Il n'appartient qu'à lui de te rendre immortelle.

Voilà, Sire, ce que ma douleur me dicta quelque temps après le premier saisissement dont je fus accablé à la mort de ma protectrice. J'envoie ces vers à V. M., puisqu'elle l'ordonne. Je suis vieux; elle s'en apercevra bien. Mais le cœur, qui sera toujours à vous et à l'adorable sœur que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n'ai pu m'empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette digne princesse avait faits pour rendre la paix à l'Europe. Toutes ses lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre25-a qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par une lettre qu'on lui dicta, en est mort de chagrin. Je vois avec douleur, dans ma vieillesse accablée d'infirmités, tout ce qui se passe; et je me console parce que j'espère que vous serez aussi heureux que vous méritez de l'être. Le médecin Tronchin dit que votre colique hémorroïdale n'est point dangereuse; mais il craint que tant de travaux n'altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de l'Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m'avait assuré qu'il y avait du remède pour l'état de votre auguste sœur, six mois avant sa mort. Je fis ce que je pus pour engager Son Altesse Royale à se mettre entre les mains de Tronchin; elle se confia à des ignorants entêtés, et Tronchin m'annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n'ai jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de sa confiance en ceux qui l'ont traitée. Conservez-vous, Sire, car vous êtes nécessaire aux hommes.

<26>

346. A VOLTAIRE.

Breslau, 23 janvier 1759.

J'ai reçu les vers que vous avez faits; apparemment que je ne me suis pas bien expliqué. Je désire quelque chose de plus éclatant et de public. Il faut que toute l'Europe pleure avec moi une vertu trop peu connue. Il ne faut point que mon nom partage cet éloge; il faut que tout le monde sache qu'elle est digne de l'immortalité; et c'est à vous de l'y placer.

On dit qu'Apelles était le seul digne de peindre Alexandre; je crois votre plume la seule digne de rendre ce service à celle qui sera le sujet éternel de mes larmes.

Je vous envoie des vers26-a faits dans un camp, et que je lui envoyai un mois avant cette cruelle catastrophe qui nous en prive pour jamais. Ces vers ne sont certainement pas dignes d'elle, mais c'était du moins l'expression vraie de mes sentiments. En un mot, je ne mourrai content que lorsque vous vous serez surpassé dans ce triste devoir que j'exige de vous.

Faites des vœux pour la paix; mais quand même la victoire la ramènerait, cette paix et la victoire, ni tout ce qu'il y a dans l'univers, n'adouciront la douleur cruelle qui me consume.

Vivez plus heureux à Lausanne, et rendez-vous digne que j'oublie tout à fait le passé.26-b

<27>

347. DE VOLTAIRE.27-a

Aux Délices, près de Genève, 29 février27-b 1759.

Il y a longtemps que je vous dis que vous êtes l'homme le plus extraordinaire qui ait jamais été. Avoir l'Europe sur les bras, et faire les vers que V. M. m'envoie, est assurément une chose unique. Moi, que j'en fasse après les vôtres! Vous vous moquez d'un pauvre vieillard. Il n'y a qu'un frère et qu'un héros capable d'un tel ouvrage; je ne suis ni l'un ni l'autre. Vous en savez trop pour ne pas savoir que tout sentiment est fade en comparaison de l'enthousiasme de la nature. La place où l'on est dans ce monde ajoute encore beaucoup au sublime, et quand le cœur s'exprime dans un homme de votre rang, il faut être fou pour oser parler après lui. N'insultez point, s'il vous plaît, à la misère de l'imagination paralytique d'un homme de soixante et cinq ans, environné des neiges des Alpes, et devenu plus froid qu'elles. Tout ce qu'il y aurait à faire pour l'édification du genre humain, ce serait de faire imprimer les tendres et sublimes vers qui seront à jamais le plus beau mausolée que vous puissiez élever à votre digne sœur; mais je me donnerai bien de garde d'en lâcher seulement une copie sans la permission expresse de V. M. Vos victoires, votre célérité à la façon de César, vos ressources de génie dans des temps de malheur, vous feront sans doute un nom immortel; mais croyez que cet ouvrage du cœur, ces vers admirables qu'aucun autre homme ne pourrait faire, ajouteront à votre gloire personnelle autant pour le moins qu'une bataille. Si V. M. dit, J'ordonne, j'obéirai; mais je protesterai contre mon ridicule. Encore un mot,<28> Sire, sur ce sujet. Une ode régulière, dans ma maudite langue, exige trois mois d'un travail assidu, pour être passable. A l'égard des brimborions28-a dont j'avais parlé, je les aurais surtout demandés, si quatre ou cinq cent mille hommes prévalaient contre vous, si vous étiez seul, réduit à votre courage et à votre supériorité sur les autres hommes; mais si vous continuez à être la terreur de trois ou quatre nations, à nettoyer en deux mois trois ou quatre provinces d'ennemis, d'être le plus puissant prince de l'Europe par vous-même, alors ce serait à V. M. à me les offrir. Je me suis fait un tombeau entre les Alpes et le mont Jura; j'y ai deux seigneuries considérables, qui sont, aux yeux d'un roi, des taupinières. Je n'ai nulle envie de briller aux yeux de mes paysans; mon cœur seul demandait ces marques de votre souvenir, et les méritait. Je vous regarderai, Sire, comme le plus grand homme de l'Europe; mais je n'ai besoin de rien que du souvenir de ce grand homme qui, au bout du compte, m'a arraché à ma patrie, à ma famille, à mes emplois, à mes charges, à ma fortune, et qui m'a planté là.

J'attends la mort tout doucement. Tracassez bien, Sire, votre illustre, et glorieuse, et malheureuse vie, et puissiez-vous enfin goûter le repos, qui est le seul but de tous les hommes, et qui sera mieux employé par un philosophe tel que vous que par aucun de ceux qui croient l'être!

Pour mon respect, V. M. ne s'en soucie guère; mais il est sans bornes.

<29>

348. A VOLTAIRE.

Breslau, 2 mars 1759.

Votre lettre contient une contradiction dans les termes et dans les choses. Vous marquez que votre imagination s'éteint, et en même temps vous en remplissez toute votre lettre. Il fallait être plus sur ses gardes en m'écrivant, et supprimer ce beau feu qui vous anime encore à soixante-cinq ans. Je crains bien que vous ne soyez dans le cas de la plupart des hommes, qui s'occupent de l'avenir, et oublient le passé.

Et comme à l'intérêt l'âme humaine est liée,
La vertu qui n'est plus est bientôt oubliée.29-a

Mes vers ne sont point faits pour le public. Je n'ai ni assez d'imagination, ni ne possède assez bien la langue pour faire de bons vers; et les médiocres sont détestables. Ils sont soufferts entre amis, et voilà tout. Je vous en envoie de genres différents, mais qui ont le même goût de terroir, et qui se ressentent du temps où ils ont été faits. Et comme vous êtes à présent riche et puissant seigneur, ne craignant point de vous faire payer cher le port de mes balivernes, je vous envoie en même temps toutes sortes de misères que je me suis amusé à faire par intervalles.

J'en viens à l'article qui semble vous toucher le plus, et je vous donne toute assurance de ne plus songer au passé, et de vous satisfaire; mais laissez auparavant mourir en paix un homme que vous avez cruellement persécuté, et qui, selon toutes les apparences, n'a plus que peu de jours à vivre.29-b

Pour ce que je vous ai demandé, je vous avoue que je l'ai toujours<30> très-fort dans l'esprit; soit prose, soit vers, tout m'est égal. Il faut un monument pour éterniser cette vertu si pure, si rare, et qui n'a pas été assez généralement connue. Si j'étais persuadé de bien écrire, je n'en chargerais personne; mais comme vous êtes certainement le premier de notre siècle, je ne puis m'adresser qu'à vous.

Pour moi, je suis sur le point de recommencer ma maudite vie errante. Souvent il m'arrive de recevoir des lettres de Berlin vieilles de six mois; ainsi je ne fais pas état de recevoir sitôt votre réponse. Mais j'espère que vous n'oublierez point un ouvrage qui sera de votre part un acte de reconnaissance. Adieu.

349. AU MÊME.

Breslau, 12 mars 1759.

Il faut avouer que vos mois ne ressemblent pas aux semaines du prophète Daniel;30-a ses semaines sont des siècles, et vos mois des jours.

J'ai reçu cette ode30-b qui vous a si peu coûté, qui est très-belle, et qui certainement ne vous fera pas déshonneur. C'est le premier moment de consolation que j'ai eu depuis cinq mois. Je vous prie de la faire imprimer, et de la répandre dans les quatre parties du monde. Je ne tarderai pas longtemps à vous en témoigner ma reconnaissance.

Je vous envoie une vieille Épître30-c que j'ai faite il y a un an; et comme il y est parlé de vous, c'est à vous à vous défendre, si vous croyez qu'on le puisse. Ce sont de mauvais vers, mais je suis persuadé que ce sont des vérités qu'ils disent. Je pense au moins ainsi.<31> Plus on vieillit, et plus on se persuade que Sa sacrée Majesté le Hasard fait les trois quarts de la besogne de ce misérable univers, et que ceux qui pensent être les plus sages sont les plus fous de l'espèce à deux jambes et sans plumes dont nous avons l'honneur d'être.31-a

On peut en conscience me pardonner et des solécismes, et de mauvais vers, dans le tumulte et parmi les soins et les embarras dont je suis sans cesse environné.

Vous voulez savoir ce que Néaulme imprime; vous me le demandez, à moi, qui ne sais pas si Néaulme est encore au monde, qui n'ai pas mis depuis près de trois ans le pied à Berlin, qui ne sais que des nouvelles de Fermor, de Daun, de Soubise, de Lantingshausen, et d'une espèce d'hommes dont vous vous souciez très-peu, et dont je serais bien aise de ne pas être obligé de m'informer.

Adieu; vivez heureux, et maintenez la paix dans votre seigneurie suisse, car la guerre de la plume et de l'épée n'ont que rarement d'heureux succès. Je ne sais quel sera mon sort cette année; en cas de malheur, je me recommande à vos prières, et je vous demande une messe pour tirer mon âme du purgatoire, s'il y en a un dans l'autre monde qui soit pire que la vie que je mène en celui-ci.

350. AU MÊME.

Breslau, 21 mars 1759.

Vous ne vous êtes pas trompé tout à fait; je suis sur le point de me mettre en marche. Quoique ce ne soit pas pour des siéges, toutefois c'est pour résister à mes persécuteurs.

<32>J'ai été ravi de voir les changements et les additions que vous avez faits à votre ode. Rien ne me fait plus de plaisir que ce qui regarde cette matière-là. Les nouvelles strophes sont très-belles, et je souhaiterais fort que le tout fût déjà imprimé. Vous pourrez y ajouter une lettre selon votre bon plaisir; et, quoique je sois très-indifférent sur ce qu'on peut dire de moi en France et ailleurs, on ne me fâchera pas en vous attribuant mon Histoire de Brandebourg.32-a C'est la trouver très-bien écrite, et c'est plutôt me louer que me blâmer.

Dans les grandes agitations où je vais entrer, je n'aurai pas le temps de savoir si on fait des libelles contre moi en Europe, et si on me déchire. Ce que je saurai toujours, et dont je serai témoin, c'est que mes ennemis font bien des efforts pour m'accabler. Je ne sais pas si cela en vaut la peine. Je vous souhaite la tranquillité et le repos dont je ne jouirai pas, tant que l'acharnement de l'Europe me persécutera. Adieu.

NB. Vous m'avez tant parlé du médecin Tronchin, que je vous prie de le consulter sur la santé de mon frère Ferdinand, qui est très-mauvaise. Dans le courant de l'année passée, il a eu deux fièvres chaudes dont il lui est resté de grandes faiblesses. A cela se sont joints les symptômes d'une sueur de nuit et d'une toux avec expectoration. Les médecins jusqu'ici croient qu'il crache une vomique; et pour moi, qui ai tant vu de maladies pareilles, funestes à tous ceux qui en ont été attaqués, je crains beaucoup pour sa vie, non pas les effets d'une mort prochaine, mais d'un accablement qui le conduira au tombeau à la chute des feuilles. Je crois ne devoir rien négliger pour les secours que l'art peut fournir, quoique j'aie très-peu de confiance en tous les médecins.

<33>Je vous prie de consulter Tronchin pour savoir ce qu'il en pense, et s'il croit pouvoir le sauver. Je dois ajouter à ceci, pour le médecin, que les urines sont fort rouges et fort colorées, que l'expectoration sent mauvais, que la faiblesse est grande, l'abattement considérable, qu'il y a tous les symptômes d'une fièvre lente, qui cependant ne paraît point le jour, pendant lequel le pouls est faible. Je souhaite qu'il en ait meilleure espérance que moi.

351. DE VOLTAIRE.33-a

Château de Tournay, 22 mars 1759.

Sire, je vous le redirai jusqu'à la mort, content ou mécontent de V. M., vous êtes le plus rare homme que la nature ait jamais formé. Vous pleurez d'un œil, et vous riez de l'autre; vous donnez des batailles; vous faites des élégies; vous enseignez les peuples et les rois; vous faites en noble satirique le procès à la satire; et enfin, en faisant marcher cent soixante mille hommes, vous donnez l'immortalité à Jacques-Matthieu Reinhart, maître cordonnier.33-b On croirait d'abord, sur le titre de cette oraison funèbre, que votre ouvrage ne va pas à la cheville du pied; mais quand on le lit avec un peu de réflexion, on voit bien que vous jouez plus d'un trône et plus d'un autel par-dessous jambes. Je voudrais avoir été un des garçons de Matthieu Reinhart; mais comme, à vos yeux, tous les hommes sont égaux, j'aime autant faire des vers que des souliers. Il est beau à V. M. d'avoir fait le panégyrique d'un cordonnier, dans un temps où, de<34>puis l'Elbe jusqu'au Rhin, les peuples vont nu-pieds. C'est bien dommage que maître Reinhart n'ait pas fait des bottes, ou que vous ayez oublié ce grand article dans son oraison funèbre. Un héros toujours en bottes, comme vous, aurait bien dû faire un chapitre des bottes, comme Montaigne; rien n'eût été plus à sa place.

Quelques talons rouges de Versailles se plaignent que vous n'ayez pas fait mention d'eux dans le panégyrique de cet immortel cordonnier; ils disent que, ayant vu leurs talons, vous deviez bien en parler un peu.

Je suis très-édifié de la piété de Matthieu Reinhart, qui ne voulait lire que l'Apocalypse et les prophètes. Certainement il aurait chaussé gratis les auteurs de ces beaux livres; car il est à croire que ces messieurs n'avaient pas de chausses. Le Discours sur les satiriques34-a est très-beau et très-juste; mais permettez-moi de dire à V. M. que ce ne sont pas toujours des gredins obscurs qui combattent avec la plume; vous n'ignorez pas que c'est un des chefs du bureau des affaires étrangères qui a fait les Lettres d'un Hollandais. V. M. connaît les auteurs des invectives imprimées en Allemagne; elle a vu ce qu'avait écrit mylord Tyrconnel.

C'est l'évêque du Puy34-b qui, avec un abbé de condition, nommé Caveirac, vient de donner l'Apologie de la révocation de l'édit de Nantes, livre dans lequel on parle de votre personne avec autant d'indécence, de fausseté et de malignité, que de vos Mémoires de Brandebourg. Vous forcerez vos ennemis à la paix par vos victoires, et au silence par votre philosophie. La postérité ne juge point sur les factums des parties; elle juge, comme V. M. le dit très-bien, sur les faits avérés par des historiens désintéressés. Je m'amuse à écrire l'histoire de mon siècle; ce sera un grand honneur pour moi, et une grande preuve de la vérité, si, dans ce que j'oserai avancer, je me rencontre<35> avec ce que V. M. daignera certifier. La voix dans le désert annonçait qui vous savez; et, quoiqu'on ne soit pas digne de chausser certaines gens, cependant on est précurseur.

Je ne peux écrire de ma main, parce qu'il fait un vent de bise qui me tue, et que d'ailleurs je ne veux pas que les hussards connaissent mon écriture. Si vous aviez connu mon cœur, j'aurais vécu auprès de vous sans m'embarrasser des hussards.

A vos pieds avec un profond respect.35-a

352. DU MÊME.

Aux Délices, 27 mars 1759.

Sire, je reçois la lettre dont Votre Majesté m'honore, écrite le 2 mars, de la main de votre secrétaire, mon compatriote suisse,35-b signée Federic. Il paraît que V. M. n'avait pas encore reçu le monument qu'elle a voulu que je dressasse de mes faibles mains à votre adorable sœur. En voici donc une copie que je hasarde encore dans ce paquet; je le recommande à Dieu, aux hussards, et aux curieux qui ouvrent les lettres. Votre paquet, que j'ai reçu avec votre lettre, contenait votre Ode au prince Henri, votre Épître à mylord Marischal, et votre Ode au prince Ferdinand.35-c II y a dans cette ode un certain endroit dont il n'appartient qu'à vous d'être l'auteur. Ce n'est pas assez d'avoir du génie pour écrire ainsi, il faut encore être à la tête de cent cinquante mille hommes. V. M. me dit, dans sa lettre, qu'il paraît que je ne<36> désire que les brimborions dont vous me faites l'honneur de me parler. Il est vrai que, après plus de vingt ans d'attachement, vous auriez pu ne me pas ôter des marques qui n'ont d'autre prix à mes yeux que celui de la main qui me les avait données. Je ne pourrais même porter ces marques de mon ancien dévouement pour vous pendant la guerre; mes terres sont en France. Il est vrai qu'elles sont sur la frontière de Suisse; il est vrai même qu'elles sont entièrement libres, et que je ne paye rien à la France; mais enfin elles y sont situées. J'ai en France soixante mille livres de rente; mon souverain m'a conservé, par un brevet, la place de gentilhomme ordinaire de sa chambre. Croyez très-fermement que les marques de bonté et de justice que vous voulez me donner ne me toucheraient que parce que je vous ai toujours regardé comme un grand homme. Vous ne m'avez jamais connu.

Je ne vous demande point du tout les bagatelles dont vous croyez que j'ai tant d'envie; je n'en veux point; je ne voulais que votre bonté. Je vous ai toujours dit vrai quand je vous ai dit que j'aurais voulu mourir auprès de vous.

V. M. me traite comme le monde entier; elle s'en moque quand elle dit que le président se meurt. Le président vient d'avoir à Bâle un procès avec une fille qui voulait être payée d'un enfant qu'il lui a fait. Plût à Dieu que je pusse avoir un tel procès! J'en suis un peu loin; j'ai été très-malade, et je suis très-vieux. J'avoue que je suis très-riche, très-indépendant, très-heureux; mais vous manquez à mon bonheur, et je mourrai bientôt sans vous avoir vu; vous ne vous en souciez guère, et je tâche de ne m'en point soucier. J'aime vos vers, votre prose, votre esprit, votre philosophie hardie et ferme. Je n'ai pu vivre sans vous, ni avec vous.36-a Je ne parle point au roi, au héros,<37> c'est l'affaire des souverains; je parle à celui qui m'a enchanté, que j'ai aimé, et contre qui je suis toujours fâché.

353. DU MÊME.

(Aux Délices) 30 mars 1759.

Quoique tout le monde soit en armes et en alarmes, j'ai pourtant reçu tous les paquets de V. M. l'Épître à Sa Béatitude madame l'abbesse de Quedlinbourg sur Sa sacrée Majesté le Hasard a bien un grand fonds de vérité; et, si cette Épître était rabotée, je la regarderais comme le meilleur de vos ouvrages, et le plus philosophique. Il me paraît, par la date, que V. M. s'amusa à faire ces vers quelques jours avant notre belle aventure de Rossbach. Certainement vous étiez le seul alors en Allemagne qui fissiez des vers. Le Hasard n'a pas été pour nous. Je pense que celui qui met ses bottes à quatre heures du matin a un grand avantage au jeu contre celui qui monte en carrosse à midi. Je souhaite passionnément que tout ce jeu finisse, et que vos jours soient aussi tranquilles qu'ils sont brillants. V. M. daigne n'être pas mécontente du tribut de louange et de regret que j'ai payé à la mémoire de la plus respectable princesse qui fût au monde. Il est vrai que mon cœur dicta l'éloge assez vite; la réflexion l'a corrigé lentement. Pardonnez, mais voici encore une strophe que je soumets à votre jugement. Je n'avais pas, ce me semble, assez parlé du courage avec lequel cette digne princesse a fini sa vie.

Illustres meurtriers, victimes mercenaires,
Qui, redoutant la honte et surmontant la peur,

<38>

Animés l'un par l'autre aux combats sanguinaires,
Fuiriez, si vous l'osiez, et mourez par honneur;
Une femme, une princesse,
Qui dédaigna la mollesse,
Qui du sort soutint les coups,
Et qui vit d'une âme égale
Venir son heure fatale,
Était plus brave que vous.

Sort soutint fait une cacophonie désagréable; venir me paraît faible. Je ne trouve pas mieux, et j'avoue que, après l'art de gagner des batailles, celui de faire des vers est le plus difficile.

Fuiriez, si vous l'osiez; parlez pour vous, messieurs, dira V. M.; et moi chétif, je soutiens que si César se trouvait seul, pendant la nuit, exposé incognito à une batterie de canon, et qu'il n'y eût d'autre moyen de sauver sa vie qu'en se mettant dans un tas de fumier, ou dans quelque chose de mieux, on y trouverait le lendemain matin Caïus Julius César plongé jusqu'au cou.

Cette lettre trouvera peut-être V. M. à quelque batterie, mais non pas dans un tas de fumier. Heureux ceux qui sont sur leur fumier comme moi!

Recevez avec bonté, Sire, les respects et les folies du vieux Suisse.

354. A VOLTAIRE.

Bolkenhayn, 11 avril 1759.

Distinguez, je vous prie, les temps où les ouvrages ont été faits. Les Tristes d'Ovide et l'Art d'aimer ne sont pas contemporains. Mes élégies ont leur temps marqué par l'affreuse catastrophe qui laissera un<39> trait enfoncé dans mon cœur, autant que mes yeux seront ouverts. Les autres pièces ont été faites dans des intervalles qui se trouvent toujours, quelque vive que soit la guerre. Je me sers de toutes mes armes contre mes ennemis; je suis comme le porc-épic qui, se hérissant, se défend de toutes ses pointes. Je n'assure pas que les miennes soient bonnes; mais il faut faire usage de toutes ses facultés, telles qu'elles sont, et porter des coups à ses adversaires les mieux assenés que l'on peut.

Il semble qu'on ait oublié dans cette guerre-ci ce que c'est que les bons procédés et la bienséance. Les nations les plus policées font la guerre en bêtes féroces. J'ai honte de l'humanité; j'en rougis pour le siècle. Avouons la vérité; les arts et la philosophie ne se répandent que sur le petit nombre; la grosse masse, le peuple, et le vulgaire de la noblesse, reste ce que la nature l'a fait, c'est-à-dire, de méchants animaux.

Quelque réputation que vous ayez, mon cher Voltaire, ne pensez pas que les hussards autrichiens connaissent votre écriture. Je puis vous assurer qu'ils se connaissent mieux en eau-de-vie qu'en beaux vers et en célèbres auteurs.

Nous allons commencer dans peu une campagne qui sera pour le moins aussi rude que la précédente. Le prince Ferdinand épaule bien ma droite. Dieu sait quelle en sera l'issue. Mais de quoi je puis vous assurer positivement, c'est qu'on ne m'aura pas à bon marché, et que, si je succombe, il faudra que l'ennemi se fraye par un carnage affreux le chemin à ma destruction.

Adieu; je vous souhaite tout ce qui me manque.

NB. On dit qu'on a brûlé à Paris votre poëme de la Loi naturelle, la Philosophie du bon sens,39-a et l'Esprit, ouvrage d'Helvétius. Admirez<40> comme l'amour-propre se flatte; je tire une espèce de gloire que la même époque de la guerre que la France me fait devienne celle qu'on fait à Paris au bon sens.

355. AU MÊME.

Landeshut, 18 avril 1759.

Vos lettres m'ont été rendues sans que hussards, ni Français, ni autres barbares, les aient ouvertes. L'on peut écrire tout ce que l'on veut, et très-impunément, sans avoir cent soixante mille hommes, pourvu qu'on ne fasse rien imprimer. Et souvent on fait imprimer des choses plus fortes que je n'en ai jamais écrit ni n'en écrirai, sans qu'il en arrive le moindre mal à l'auteur; témoin votre Pucelle. Pour moi, je n'écris que pour me dissiper.

Tout homme qui n'est pas né Français, ou habitué depuis longtemps à Paris, ne saurait posséder la langue au degré de perfection si nécessaire pour faire de bons vers ou de la prose élégante. Je me rends assez de justice sur ce sujet, et je suis le premier à apprécier mes misères à leur juste valeur; mais cela m'amuse et me distrait; voilà le seul mérite de mes ouvrages. Vous avez trop de connaissances et trop de goût pour applaudir à d'aussi faibles talents.

L'éloquence et la poésie demandent toute l'application d'un homme; mon devoir m'oblige de m'appliquer à présent, et très-sérieusement, à autres choses. En considérant tout cela, vous devez avouer que des amusements aussi frivoles ne doivent entrer en aucune considération.

Je ne me moque de personne; mais je me sens piqué contre des<41> ennemis qui veulent m'écraser41-a autant qu'il est en eux. Et certainement je ne suis pas condamnable d'employer toutes les armes de mon arsenal pour me défendre et pour leur nuire. Après l'acharnement cruel qu'ils ont témoigné contre moi, il n'est plus temps de les ménager.

Je vous félicite d'être encore gentilhomme ordinaire du Bien-Aimé. Ce ne sera pas sa patente qui vous immortalisera; vous ne devrez votre apothéose qu'à la Henriade, à l'Œdipe, à Brutus, Sémiramis, Mérope, le Duc de Foix, etc., etc. Voilà ce qui fera votre réputation tant qu'il y aura des hommes sur la terre qui cultiveront les lettres, tant qu'il y aura des personnes de goût et des amateurs du talent divin que vous possédez.

Pour moi, je pardonne en faveur de votre génie toutes les tracasseries que vous m'avez faites à Berlin, tous les libelles de Leipzig, et toutes les choses que vous avez dites ou fait imprimer contre moi, qui sont fortes, dures et en grand nombre, sans que j'en conserve la moindre rancune.

Il n'en est pas de même de mon pauvre président, que vous avez pris en grippe. J'ignore s'il fait des enfants ou s'il crache les poumons. Cependant on ne peut que lui applaudir s'il travaille à la propagation de l'espèce, lorsque toutes les puissances de l'Europe font des efforts pour la détruire.

Je suis accablé d'affaires et d'arrangements. La campagne va s'ouvrir incessamment. Mon rôle est d'autant plus difficile, qu'il ne m'est pas permis de faire la moindre sottise, et qu'il faut me conduire prudemment et avec sagesse huit grands mois de l'année. Je ferai ce que je pourrai, mais je trouve la tâche bien dure. Adieu.

P. S. Si les vers que je vous ai envoyés paraissent, je n'en accuserai que vous. Votre lettre prélude sur le bel usage que vous en<42> voulez faire, et ce que vous avez écrit à Catt ne me satisfait pas; mais c'est, au reste, de quoi je m'embarrasse très-peu.42-a

356. AU MÊME.

Landeshut, 22 avril 1759.

Je vous ai envoyé mes vers à ma sœur Amélie, comme l'esquisse d'une Épître. Je n'ai ni l'esprit assez libre, ni assez de temps pour faire quelque chose de fini. Et d'ailleurs quelques inadvertances, quelques crimes de lèse-majesté contre Vaugelas ou d'Olivet, ne doivent pas vous surprendre. Le moyen d'écrire purement en Allemagne, et de ne pas commettre des fautes d'ignorance et contre l'usage, quand je vois tant de poëtes français, domiciliés à Paris, dont les ouvrages en fourmillent! Je remarque de plus qu'il faut avoir un bon critique qui vous fasse observer les fautes que l'amour-propre nous voile, qui marque les endroits faibles et défectueux. Je vois assez bien les négligences des autres, et, dans la composition, je demeure aveugle sur les miennes. Voilà comme les hommes sont faits.

Votre nouvelle strophe de cette funeste ode est belle. Je passerais les petites bagatelles qui vous arrêtent. Ne dites pas que Marsyas juge Apollon, si je m'escrime avec vous de poésie.

Au lieu de du sort soutint les coups, on peut mettre affronta les coups; et, au lieu de venir son heure fatale, approcher l'heure fatale.

J'avoue que son heure fatale vaut mieux que l'heure fatale; c'est à vous d'en juger.

Pour l'ode en général, elle est très-belle. Voici les difficultés qu'un<43> ignorant vous propose. Vous le confondrez peut-être, fondé sur l'autorité des d'Olivet, des Quarante, et de toute la république.

Quand la mort, qu'ils ont bravée,
Dans cette foule abreuvée
Du sang qu'ils ont répandu, etc.

Dans cette foule abreuvée, amphibologique; est-ce la mort ou la foule qui est abreuvée? J'entends bien votre idée; mais un grand poëte comme vous ne doit point avoir recours à un commentaire pour expliquer sa pensée.

Ve strophe. Je fus battu à Hochkirch, le moment que ma digne sœur expirait.

VIe strophe, admirable; VIIe, VIIIe, excellentes; IXe, de même. La dernière partie de la Xe ne répond pas au commencement.

La stupide ignorance, les Midas, les Homère, les Zoïle sont étrangers au sujet de l'ode, et ne servent là que de remplissage. Il s'agit de ma sœur, et non d'Homère ni de Zoïle.

Strophe XIe, bonne; XIIe, qui font des cours les plus belles, infâme cheville. Le sens finit, qui font des cours; les plus belles n'est qu'un remplissage sans beauté, digne de Mévius, et non pas de Virgile. Cela demande absolument une correction, cela est lâche et faible.

Strophe XIIIe :

Du temps qui fuit toujours tu fis toujours usage;

la répétition de toujours est sans grâce. Si moi, écolier, je devais corriger ce vers, je suerais sang et eau; mais Voltaire n'est pas Voltaire en vain. C'est à lui à y donner plus de force. Lueur obscure, plus affreuse que la nuit; cela est digne des ténèbres visibles de Milton, dont l'auteur de la Henriade s'est tant moqué.

Les strophes XIVe et XVe sont admirables.

Je crois vous voir à la lecture de ma lettre. Quel écolier! direz-vous; qu'il fasse premièrement de bons vers, et qu'ensuite il se mêle<44> de reprendre ceux des autres. Mais je vous le dis encore, je ne vois goutte aux miens, je les trouve souvent faibles, mais je n'ai pas le talent de les faire meilleurs. D'ailleurs, ne prenez jamais pour juge de vos vers un général d'armée qui se trouve vis-à-vis de l'ennemi; c'est le moment où l'on est le moins traitable.

J'ai dérangé le projet de campagne de M. Daun et des Français, sans presque remuer de ma place. Je suis occupé à présent à d'autres sottises de cette espèce; et, tant que cette chienne de vie durera, ne croyez pas trouver en moi un critique indulgent. On prend l'esprit de son métier; et, dans ces moments d'alarmes, je fais main basse, si je peux, sur l'ennemi et sur tous les vers qui ne me plaisent pas, hormis les miens.

Adieu, ermite suisse; ne vous fâchez pas contre Don Quichotte, qui jetait au feu les vers de l'Arioste,44-a qui ne valaient pas les vôtres, et ayez quelque indulgence pour un censeur germanique qui vous écrit des fins fonds de la Silésie.

357. AU MÊME.

Landeshut, 28 avril 1759.

Je vous suis fort obligé de la connaissance que vous m'avez fait faire avec M. Candide;44-b c'est Job habillé à la moderne. Il faut le confesser; M. Pangloss ne saurait prouver ses beaux principes, et le meilleur des mondes possibles est très-méchant et très-malheureux.44-c Voilà la<45> seule espèce de roman que l'on peut lire; celui-ci est instructif, et prouve mieux que des arguments in barbara, celarent, etc.

Je reçois en même temps cette triste ode, qui est bien corrigée et très-embellie; mais ce n'est qu'un monument, et cela ne rend pas ce qu'on a perdu, et qui mérite d'être à jamais regretté.

Je souhaite que vous ayez bientôt occasion de travailler pour la paix, et je vous promets que je trouverai admirable tout ouvrage fait à cette occasion-là. Il y a bien apparence que nous n'arriverons pas sans carnage à cet heureux jour. Vous croyez qu'on n'a du courage que par honneur; j'ose vous dire qu'il y a plus d'une sorte de courage : celui qui vient du tempérament, qui est admirable pour le commun soldat; celui qui vient de la réflexion, qui convient à l'officier; celui qu'inspire l'amour de la patrie, que tout bon citoyen doit avoir; enfin, celui qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l'on admire dans Alexandre, dans César, dans Charles XII, et dans le grand Condé. Voilà les différents instincts qui conduisent les hommes au danger. Le péril, en soi-même, n'a rien d'attrayant ni d'agréable; mais on ne pense guère au risque quand on est une fois engagé.

Je n'ai pas connu Jules César; cependant je suis très-sûr que, de nuit ou de jour, il ne se serait jamais caché; il était trop généreux pour prétendre exposer ses compagnons sans partager avec eux le péril. On a des exemples même que des généraux, au désespoir de voir une bataille sur le point d'être perdue, se sont fait tuer exprès, pour ne point survivre à leur honte.

Voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous persiflez. Je vous assure même que j'ai vu exercer de grandes vertus dans les batailles, et qu'on n'y est pas aussi impitoyable que vous le croyez. Je pourrais vous en citer mille exemples; je me borne à un seul.

A la bataille de Rossbach, un officier français, blessé et couché sur la place, demandait à cor et à cri un lavement; voulez-vous bien<46> croire que cent personnes officieuses se sont empressées pour le lui procurer? Un lavement anodin, reçu sur un champ de bataille, en présence d'une armée, cela est certainement singulier; mais cela est vrai, et connu de tout le monde. Dans cette tragi-comédie que nous jouons, il arrive souvent des aventures bouffonnes qui ne ressemblent à rien, et qu'une paix de mille ans ne produirait pas; mais il faut avouer qu'elles sont cruellement achetées.

Je vous remercie de la consultation du médecin Tronchin. Je l'ai d'abord envoyée à mon frère, qui est à Schwedt, auprès de ma sœur; je lui ai recommandé de s'attacher scrupuleusement au régime qu'on lui prescrit. Je vous prie de demander ce que Tronchin voudrait d'argent pour faire le voyage; je ne veux rien négliger de ce que je puis contribuer à la guérison de ce cher frère; et, quoique j'aie aussi peu de foi pour les docteurs en médecine que pour ceux en théologie, je ne pousse pas l'incrédulité jusqu'à douter des bons effets que le régime peut procurer. Je les sens moi-même; je n'aurais pu supporter les affreuses fatigues que j'ai eues, si je ne m'étais mis à une diète qui paraît sévère à tous ceux qui m'approchent. Reste à savoir si la vie vaut la peine d'être conservée par tant de soins, et si ceux-là ne sont pas les plus sages et les plus heureux, qui l'usent tout de suite. C'est à M. Martin et à maître Pangloss46-a à discuter cette matière, et à moi à me battre tant qu'on se battra.

Pour vous, qui êtes spectateur de la pièce sanglante qu'on joue, vous pourrez nous siffler tous tant que nous sommes. Grand bien vous fasse! Soyez persuadé que je n'envie pas votre bonheur; je suis convaincu que l'on ne peut jouir que lorsqu'on n'est en guerre ni de plume ni d'épée. Vale.

<47>

358. DE VOLTAIRE.

(Château de Tournay) 2 mai 1759.

Héros du Nord, je savais bien
Que vous avez vu les derrières
Des guerriers du Roi Très-Chrétien,
A qui vous taillez des croupières;
Mais que vos rimes familières
Immortalisent les beaux cus
De ceux que vous avez vaincus,
Ce sont des faveurs singulières.
Nos blanc-poudrés sont convaincus
De tout ce que vous savez faire;
Mais les ons, les its et les us47-a
A présent ne vous touchent guère.
Mars, votre autre dieu tutélaire,
Brise la lyre de Phébus;
Horace, Lucrèce et Pétrone
Dans l'hiver sont vos courtisans;
Vos beaux printemps sont pour Bellone;
Vous vous amusez en tout temps.

Il n'y a rien de si plaisant, Sire, que le Congé que vous m'avez donné, daté du 6 novembre 1757; cependant il me semble que, dans ce mois de novembre, vous couriez à bride abattue à Breslau, et que c'est en courant que vous chantâtes nos derrières. Le bel arrêt47-b du parlement de Paris sur le bon sens philosophique de d'Argens, et sur la Loi naturelle, pourrait bien aussi avoir sa part dans l'histoire des culs; mais c'est dans le divin chapitre des torche-culs de Gargantua. La besogne de ces messieurs ne mérite guère qu'on en fasse un autre usage. On a traité à peu près ainsi à la cour les impertinentes remontrances que cette compagnie a faites. On ne pourra jamais leur <48>reprocher la philosophie du bon sens. On dit que Paris est plus fou que jamais, non pas de cette folie que le génie peut quelquefois permettre, mais de cette folie qui ressemble à la sottise. Je ne veux pas, Sire, avoir celle d'abuser plus longtemps des moments de V. M.; je volerais les Autrichiens, à qui vous les consacrez. Je prie Dieu toujours qu'il vous donne la paix, et que son règne nous advienne. Car, en vérité, au milieu de tant de massacres, c'est le règne du diable, et les philosophes qui disent que tout est bien ne connaissent guère leur monde. Tout sera bien quand vous serez à Sans-Souci, et que vous direz :

Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,
Nous pouvons rire à l'aise et prendre du bon temps,48-a

359. A VOLTAIRE.

Landeshut, 18 mai 1759.

Non, ma muse, qui vous pardonne
Tant de lardons malicieux,
N'associa jamais Pétrone
A ces auteurs ingénieux
Qui m'accompagnent en tous lieux,
Et partagent avec Bellone
Des moments courts et précieux
Qu'un loisir fugitif me donne.

Je déteste l'impur bourbier
Où ce bel esprit trop cynique
A trempé sa plume impudique,

<49>

Et je ne veux point me souiller
Dans la fange de son fumier.

La mémoire est un réceptacle;
Le jugement d'un choix exquis
Ne doit remplir ce tabernacle
Que d'œuvres qui se sont acquis,
Au sein de leur natal pays,
Le droit de passer pour oracle.
C'est pourquoi, vainquant tout obstacle,
Je vous lis et je vous relis.
J'allaite ma muse française
Aux tétons tendres et polis
Que Racine m'offre à son aise.
Quelquefois, ne vous en déplaise,
Je m'entretiens avec Rousseau;
Horace, Lucrèce et Boileau
Font en tout temps ma compagnie.
Sur eux se règle mon pinceau,
Et, dans ma fantasque manie,
J'aurais enfin produit du beau,
S'il ne manquait à mon cerveau
Le feu de leur divin génie.

Si vous consultez une carte géographique, vous trouverez le lieu où une boutade de gaîté et de folie produisit ce Congé. Nous avons poursuivi ces gens, qui nous tournaient le derrière, jusqu'à Erfurt, et de là nous avons pris le chemin de la Silésie.

Vous autres habitants des Délices, vous croyez donc que ceux qui marchent sur les traces des Amadis et des Roland doivent se battre tous les jours pour vous divertir? Apprenez, ne vous en déplaise, que nous avons assez donné de ces tragédies, les campagnes passées, au public; qu'il y aura certainement encore quelque héroïque boucherie; mais nous suivrons le proverbe de l'empereur Auguste : Festina lente.49-a

Vos Français brûlent les bons livres, et bouleversent gaîment le <50>système de leurs finances, pour complaire à leurs chers alliés. Grand bien leur fasse! Je ne crains ni leur argent, ni leurs épées. Si le hasard ne favorise pas éternellement les trois illustrissimes ...... qui m'assaillent de tous côtés, j'espère qu'elles seront (pour conserver la figure de rhétorique) ..... J'éprouve le sort d'Orphée; des dames de cette espèce, et d'un aussi bon caractère, veulent me déchirer; mais certainement elles n'auront pas ce plaisir.

A propos de sottises, vous voulez savoir les aventures de l'abbé de Prades;50-a cela ferait un gros volume. Pour satisfaire votre curiosité, il vous suffira de savoir que l'abbé eut la faiblesse de se laisser séduire, pendant mon séjour à Dresde, par un secrétaire que Broglie50-b y avait laissé en partant. Il se fit nouvelliste de l'armée; et comme ce métier n'est pas ordinairement goûté à la guerre, on l'a envoyé jusqu'à la paix dans une retraite d'où il n'y a aucunes nouvelles à écrire. Il y a bien d'autres choses; mais cela serait trop long à dire. Il m'a joué ce beau tour dans le temps même que je lui avais conféré un gros bénéfice dans la cathédrale de Breslau.50-c

Vous avez fait le Tombeau de la Sorbonne;50-d ajoutez-y celui du parlement, qui radote si fort, qu'il ne la fera pas longue. Pour vous, vous ne mourrez point. Vous dicterez encore, des Délices, des lois au Parnasse; vous caresserez encore l'infâme50-e d'une main, et l'égratignerez de l'autre; vous la traiterez comme vous en usez envers moi et envers tout le monde.

Vous avez, je le présume,
En chaque main une plume;

<51>

L'une, confite en douceur,
Charme par son ton flatteur
L'amour-propre qu'elle allume,
L'abreuvant de son erreur;
L'autre est un glaive vengeur
Que Tisiphone et sa sœur
Ont plongé dans le bitume,
Et toute l'acre noirceur
De l'infernale amertume;
Il vous blesse, il vous consume,
Perce les os et le cœur.
Si Maupertuis meurt du rhume,
Si dans Bâle on vous l'inhume,
Ce glaive en sera l'auteur.

Pour moi, nourrisson d'Horace,
Qui n'ai jamais eu l'honneur
De grimper sur le Parnasse,
Parmi la maudite race
Des beaux esprits, qui tracasse,
Et remplit ce lieu d'horreur,
Je vous demande pour grâce,
S'il arrive quelque jour
Que mon nom par vous s'enchâsse
Dans vos vers ou vos discours,
Que, sans ruses ni détours,
La bonne plume l'y place.51-a

Je souhaite paix et salut, non pas au gentilhomme ordinaire, non pas à l'historiographe du Bien-Aimé, non pas au seigneur de vingt seigneuries dans la Suisserie, mais à l'auteur de la Henriade, de la Pucelle, de Brutus, de Mérope, etc.

<52>

360. DE VOLTAIRE.

(Aux Délices) 19 mai 1709.

Sire, vous êtes aussi bon frère que bon général; mais il n'est pas possible que Tronchin aille à Schwedt, auprès du prince votre frère; il y a sept ou huit personnes de Paris, abandonnées des médecins, qui se sont fait transporter à Genève ou dans le voisinage, et qui croient ne respirer qu'autant que Tronchin ne les quitte pas. V. M. pense bien que parmi le nombre de ces personnes je ne compte point ma pauvre nièce, qui languit depuis six ans. D'ailleurs, Tronchin gouverne la santé des enfants de France, et envoie de Genève ses avis deux fois par semaine; il ne peut s'écarter; il prétend que la maladie de monseigneur le prince Ferdinand sera longue. Il conviendrait peut-être que le malade entreprît le voyage, qui contribuerait encore à sa santé en le faisant passer d'un climat assez froid dans un air plus tempéré. S'il ne peut prendre ce parti, celui de faire instruire Tronchin toutes les semaines de son état est le plus avantageux.

Comment avez-vous pu imaginer que je pusse jamais laisser prendre une copie de votre écrit adressé à M. le prince de Brunswic?52-a Il y a certainement de très-belles choses; mais elles ne sont pas faites pour être montrées à ma nation. Elle n'en serait pas flattée; le roi de France le serait encore moins; et je vous respecte trop l'un et l'autre pour jamais laisser transpirer ce qui ne servirait qu'à vous rendre irréconciliables. Je n'ai jamais fait de vœux que pour la paix. J'ai encore une grande partie de la correspondance de madame la margrave de Baireuth avec le cardinal de Tencin, pour tâcher de procurer un bien si nécessaire à une grande partie de l'Europe. J'ai été le dépositaire de toutes les tentatives faites pour parvenir à un but si désirable; je n'en ai pas abusé, et je n'abuserai pas de votre confiance<53> au sujet d'un écrit qui tendrait à un but absolument contraire. Soyez dans un parfait repos sur cet article. Ma malheureuse nièce, que cet écrit a fait trembler, l'a brûlé, et il n'en reste de vestige que dans ma mémoire, qui en a retenu trois strophes trop belles.

Je tombe des nues quand vous m'écrivez que je vous ai dit des duretés. Vous avez été mon idole pendant vingt années de suite;

Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.53-a

Mais votre métier de héros et votre place de roi ne rendent pas le cœur bien sensible; c'est dommage, car ce cœur était fait pour être humain, et sans l'héroïsme et le trône, vous auriez été le plus aimable des hommes dans la société.

En voilà trop, si vous êtes en présence de l'ennemi, et trop peu, si vous étiez avec vous-même dans le sein de la philosophie, qui vaut encore mieux que la gloire.

Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer, autant que je suis assez juste pour vous admirer; reconnaissez la franchise, et recevez avec bonté le profond respect du Suisse Voltaire.

361. DU MÊME.

(Aux Délices) juin 1759.

Vos derniers vers sont aisés et coulants;
Ils semblent faits sur les heureux modèles
Des Sarrasin, des Chaulieu, des Chapelles.

<54>

Ce temps n'est plus; vous êtes du bon temps.
Mais pardonnez au lubrique évangile
Du bon Pétrone, et souffrez sa gaîté.
Je vous connais, vous semblez difficile,
Mais vous aimez un peu d'impureté,
Quand on y joint la pureté du style.
Pour Maupertuis, de poix-résine enduit,
S'il fait un trou jusqu'au centre du monde,
Si dans ce trou malemort le conduit,54-a
J'en suis fâché, car mon âme n'abonde
En fiel amer, en dépit sans retour.
Ce n'est pas moi qui le mine et le tue;
Ah! c'est bien lui qui m'a privé du jour,
Puisque c'est lui qui m'ôta votre vue.

Voilà tout ce que je peux répondre, moi malingre et affublé d'une fluxion sur les yeux, au plus malin des rois, et au plus aimable des hommes, qui me fait sans cesse des balafres, et qui crie qu'il est égratigné. Balafrez MM. de Daun et de Fermor, mais épargnez votre vieille et maigre victime.

V. M. dit qu'elle ne craint point notre argent. En vérité, le peu que nous en avons n'est pas redoutable. Quant à nos épées, vous leur avez donné une petite leçon; Dieu vous doint la paix, Sire, et que toutes les épées soient remises dans le fourreau! ce sont les dignes vœux d'un philosophe suisse. Tout le monde se ressent de ces horreurs, d'un bout de l'Europe à l'autre. Nous venons d'essuyer à Lyon une banqueroute de dix-huit cent mille francs, grâce à cette belle guerre.

Pour le parlement de Paris, ce tripot de tuteurs des rois diffère un peu du parlement d'Angleterre. Les sottises dites à haute voix par tant de gens en robe, et avocats, et procureurs, ont germé dans la tête de Damiens, bâtard de Ravaillac; les sottises prononcées par les jésuites ont coûté un bras au roi de Portugal; joignez à cela ce qui <55>se passe de la Vistule au Main, et voilà le meilleur des mondes possibles tout trouvé.

Encore une fois, puissiez-vous terminer bientôt cette malheureuse besogne! Vous êtes législateur, guerrier, historien, poëte, musicien; mais vous êtes aussi philosophe. Après avoir tracassé toute sa vie dans l'héroïsme et dans les arts, qu'emporte-t-on dans le tombeau? Un vain nom qui ne nous appartient plus. Tout est affliction ou vanité, comme disait l'autre Salomon, qui n'était pas celui du Nord. A Sans-Souci, à Sans-Souci, le plus tôt que vous pourrez.

De Prades est donc un Doëg,55-a un Achitophel?55-b Quoi! il vous a trahi, quand vous l'accabliez de biens! O meilleur des mondes possibles, où êtes-vous! Je suis manichéen comme Martin.55-c

V. M. me reproche dans ses très-jolis vers de caresser quelquefois l'infâme. Eh! mon Dieu, non; je ne travaille qu'à l'extirper, et j'y réussis beaucoup parmi les honnêtes gens. J'aurai l'honneur de vous envoyer, dans peu, un petit morceau qui ne sera pas indifférent.

Ah! croyez-moi, Sire, j'étais tout fait pour vous; je suis honteux d'être plus heureux que vous, car je vis avec des philosophes, et vous n'avez autour de vous que d'excellents meurtriers en habits écourtés. A Sans-Souci, Sire, à Sans-Souci; mais qu'y fera votre diablesse d'imagination? est-elle faite pour la retraite? Oui, vous êtes fait pour tout.

<56>

362. A VOLTAIRE.56-a

Reich-Hennersdorf, 10 juin 1759.

Apprenez que, à moins que celui que vous savez ne revienne sur terre faire des miracles, mon frère n'ira chercher personne. Il est encore, Dieu merci, assez grand seigneur pour faire venir et payer des médecins suisses; et vous savez que les frédérics, en plus grande quantité que les louis, l'emportent sur eux chez les médecins, chez les poëtes, et quelquefois même chez les philosophes qui, occupés de vaines spéculations, ne font guère réflexion sur la partie morale de leur science. Votre nièce a fait éclater le faste de son zèle en faveur de sa nation; elle m'a brûlé comme je vous ai fait brûler à Berlin,56-b et comme vous l'avez été en France. Vos Français extravaguent tous, quand il est question de la prééminence de leur royaume; ils sont charmés de vous lâcher un le Roi mon maître, d'affecter les travers de vieux ambassadeurs hors de mode, et de prendre fait et cause pour des rois qui ne leur font pas l'honneur de daigner les connaître. En vérité, c'est dommage que votre nièce n'ait pas épousé M. Prior; cela aurait fait une belle race de politiques. Pour moi, je ne ménage aucun de ceux qui me font enrager, je les mords le mieux que je puis. Nous allons nous battre, selon toute apparence, en peu de jours, et, pour peu que la fortune me seconde, les subdélégués de Leurs Majestés Impériales, et l'homme à la toque bénite, seront bien étrillés; après cela, quelle consolation de se moquer d'eux! Pour vous, qui ne vous battrez point, pour Dieu! ne vous moquez de personne; soyez tranquille et heureux, puisque vous n'avez point de persécuteurs, et sachez jouir sans inquiétude d'une tranquillité que<57> vous avez obtenue, après avoir couru soixante ans pour l'attraper. Adieu; je vous souhaite paix et salut. Ainsi soit-il!

P. S. Mais êtes-vous sage à soixante-dix ans? Apprenez, à votre âge, de quel style il vous convient de m'écrire. Comprenez qu'il y a des libertés permises et des impertinences intolérables aux gens de lettres et aux beaux esprits. Devenez enfin philosophe, c'est-à-dire raisonnable. Puisse le ciel, qui vous a donné tant d'esprit, vous donner du jugement à proportion! Si cela pouvait arriver, vous seriez le premier homme du siècle, et peut-être le premier que le monde ait porté; c'est ce que je vous souhaite. Ainsi soit-il!

363. AU MÊME.57-a

Reich-Hennersdorf, 20 juin 1759.

Si j'étais du temps de l'ancienne chevalerie, je vous aurais dit que vous en avez menti par la gorge, en avançant au public que je vous ai écrit pour défendre mon Histoire de Brandebourg contre les sottises qu'en dit un abbé en ic ou en ac.57-b Je me soucie très-peu de mes ouvrages; je n'ai point pour eux cet amour enthousiaste qu'ont les célèbres auteurs pour le moindre mot qui leur échappe; je ne me battrai avec personne, ni pour ma prose, ni pour mes vers, et l'on en jugera ce que l'on voudra, sans que cela me cause d'insomnies. Je vous prie donc de ne vous point échauffer pour un sujet si mince, qui ne mérite pas que vous vous déchaîniez contre mes ennemis lit<58>téraires. Vous criez tant pour la paix, qu'il vous conviendrait mieux d'écrire, avec cette noble impertinence qui vous va si bien, contre ceux qui en retardent la conclusion, contre tous ces gens qui sont dans les convulsions et dans le délire. Ce serait un trait singulier dans l'histoire, si l'on écrivait au dix-neuvième siècle que ce fameux Voltaire, qui, de son temps, avait tant écrit contre les libraires, contre les fanatiques et contre le mauvais goût, avait fait, par ses ouvrages, tant de honte aux princes de la guerre qu'ils se faisaient, qu'il les avait obligés à faire la paix, dont il avait dicté les conditions. Entreprenez cette tâche-là; vous vous érigerez un monument que les temps n'effaceront pas. Virgile accompagna Mécène au voyage de Brindes, où Auguste fit sa paix avec Antoine; et Voltaire, sans voyager, dira-t-on, fut le précepteur des rois comme de l'Europe. Je souhaite que l'on puisse ajouter ce trait à votre vie, et que je puisse vous en féliciter bientôt. Adieu.

364. AU MÊME.

Reich-Hennersdorf, 2 juillet 1759.

Votre muse se rit de moi
Quand pour la paix elle m'implore.
Je la désire, je l'honore;
Mais je n'impose point la loi
Au Bien-Aimé, votre grand roi,
A cette Hongroise qu'il adore,
A la Russienne que j'abhorre,
A ce tripot d'ambitieux,
De qui les secrets merveilleux

<59>

Que Tronchin sait, et que j'ignore,
Ne sauraient réparer les cerveaux vicieux
Qu'en leur donnant de l'ellébore.
Vous, à la paix tant animé,
Vous, qu'on dit avoir l'honneur d'être
Le vice-chambellan du second Bien-Aimé,59-a
A la paix, s'il se peut, disposez votre maître.59-b

C'est à lui qu'il faut s'adresser, ou à son d'Amboise en fontange.59-c Mais ces gens ont la tête pleine de projets ambitieux; ils sont un peu difficiles; ils veulent être les arbitres des souverains, et c'est ce que des gens qui pensent comme moi ne veulent nullement souffrir. J'aime la paix tout autant que vous la désirez; mais je la veux bonne, solide et honorable. Socrate ou Platon auraient pensé comme moi sur ce sujet, s'ils s'étaient trouvés placés dans le maudit point que j'occupe en ce monde.

Croyez-vous qu'il y ait du plaisir à mener cette chienne de vie, à voir et faire égorger des inconnus, à perdre journellement ses connaissances et ses amis, à voir sans cesse sa réputation exposée aux caprices du hasard, à passer toute l'année dans les inquiétudes et les appréhensions, à risquer sans fin sa vie et sa fortune?

Je connais certainement le prix de la tranquillité, les douceurs de la société, les agréments de la vie, et j'aime à être heureux autant que qui que ce soit. Quoique je désire tous ces biens, je ne veux cependant pas les acheter par des bassesses et des infamies. La philosophie nous apprend à faire notre devoir, à servir fidèlement notre patrie au prix de notre sang, de notre repos, à lui sacrifier tout notre être. L'illustre Zadig essuya bien des aventures qui n'étaient <60>pas de son goût, Candide de même; ils prirent cependant leur mal en patience. Quel plus bel exemple à suivre que celui de ces héros?

Croyez-moi, nos habits écourtés valent vos talons rouges, les pelisses hongroises, et les justaucorps verts des Roxelans. On est actuellement aux trousses de ces derniers, qui, par leur balourdise, nous donnent beau jeu. Vous verrez que je me tirerai encore d'embarras cette année, et que je me délivrerai des verts et des blancs.

Il faut que le Saint-Esprit ait inspiré à rebours cette créature bénite par Sa Sainteté;60-a il paraît avoir bien du plomb dans le derrière. Je sortirai d'autant plus sûrement de tout ceci, que j'ai dans mon camp une vraie héroïne, une pucelle plus brave que Jeanne d'Arc. Cette divine fille est née en pleine Westphalie, aux environs de Hildesheim. J'ai de plus un fanatique venu de je ne sais où, qui jure son Dieu et son grand diable que nous taillerons tout en pièces.

Voici donc comme je raisonne. Le bon roi Charles chassa les Anglais des Gaules à l'aide d'une pucelle; il est donc clair que, par les secours de la mienne, nous vaincrons les trois dames; car vous savez que, dans le paradis, les saints conservent toujours un peu de tendre pour les pucelles. J'ajoute à ceci que Mahomet avait son pigeon, Sertorius sa biche, votre enthousiaste des Cévennes60-b sa grosse Nicole, et je conclus que ma pucelle et mon inspiré me vaudront au moins tout autant.

Ne mettez point sur le compte de la guerre des malheurs et des calamités qui n'y ont aucun rapport.

L'abominable entreprise de Damiens,60-c le cruel assassinat intenté contre le roi de Portugal,60-c sont de ces attentats qui se commettent en paix comme en guerre; ce sont les suites de la fureur et de l'aveugle<61>ment d'un zèle absurde. L'homme restera, malgré les écoles de philosophie, la plus méchante bête de l'univers; la superstition, l'intérêt, la vengeance, la trahison, l'ingratitude, produiront jusqu'à la fin des siècles des scènes sanglantes et tragiques, parce que les passions, et très-rarement la raison, nous gouvernent. Il y aura toujours des guerres, des procès, des dévastations, des pestes, des tremblements de terre, des banqueroutes. C'est sur ces matières que roulent toutes les annales de l'univers.

Je crois, puisque cela est ainsi, qu'il faut que cela soit nécessaire. Maître Pangloss vous en dira la raison. Pour moi, qui n'ai pas l'honneur d'être docteur, je vous confesse mon ignorance. Il me paraît cependant que si un être bienfaisant avait fait l'univers, il nous aurait rendus plus heureux que nous ne le sommes. Il n'y a que l'égide de Zénon pour les calamités, et les couronnes du jardin d'Épicure pour la fortune.

Pressez votre laitage, faites cuver votre vin et faucher vos prés, sans vous inquiéter si l'année sera abondante ou stérile. Le gentilhomme du Bien-Aimé m'a promis, tout vieux lion qu'il est, de donner un coup de patte à l'infâme. J'attends son livre. Je vous envoie, en attendant, un Akakia contre Sa Sainteté,61-a qui, je m'en flatte, édifiera Votre Béatitude.

Je me recommande à la muse du général des capucins, de l'architecte de l'église de Ferney, du prieur des filles du Saint-Sacrement, et de la gloire mondaine du pape Rezzonico, de la pucelle Jeanne, etc.

En vérité, je n'y tiens plus. J'aimerais autant parler du comte de Sabine, du chevalier de Tusculum, et du marquis d'Andes. Les titres ne sont que la décoration des sots; les grands hommes n'ont besoin que de leur nom.

Adieu; santé et prospérité à l'auteur de la Henriade, au plus malin<62> et au plus séduisant des beaux esprits qui ont été et qui seront dans le monde. Vale.

365. AU MÊME.

Döringsvorwerk,62-a 18 juillet 1759.

Vous êtes, en vérité, une singulière créature; quand il me prend envie de vous gronder, vous me dites deux mots, et le reproche expire au bout de ma plume.

Avec l'heureux talent de plaire,
Tant d'art, de grâces et d'esprit,
Lorsque sa malice m'aigrit,
Je pardonne tout à Voltaire,
Et sens que de mon cœur contrit
Il a désarmé la colère.

Voilà comme vous me traitez. Pour votre nièce, qu'elle me brûle ou me rôtisse, cela m'est assez indifférent.62-b Ne pensez pas non plus que je sois aussi sensible que vous l'imaginez à ce que vos évêques en ic ou en ac disent de moi. J'ai le sort de tous les acteurs qui jouent en public : ils sont favorisés des uns, et vilipendés des autres. Il faut se préparer à des satires, à des calomnies, et à une multitude de men<63>songes qu'on débite sur notre compte; mais cela ne trouble en rien ma tranquillité. Je vais mon chemin; je ne fais rien contre la voix intérieure de ma conscience; et je me soucie très-peu de quelle façon mes actions se peignent dans la cervelle d'êtres quelquefois très-peu pensants, à deux pieds, sans plumes.

Puisque vous êtes si bon Prussien (ce dont je me félicite), je crois devoir vous faire part de ce qui se passe ici.

L'homme à toque et à épée papales s'est placé sur les confins de la Saxe et de la Bohême. Je me suis mis vis-à-vis de lui, dans une position avantageuse en tout sens. Nous en sommes à présent à ces coups d'échecs qui préparent la partie. Vous qui jouez si bien ce jeu, vous savez que tout dépend de la manière dont on a entablé. Je ne saurais vous dire à quoi ceci mènera. Les Russes sont pendus au croc. Donna n'a pas dit : Sta, sol, comme Josué de défunte mémoire, mais : Sta, ursus; et l'ours s'est arrêté.

En voilà assez pour votre cours militaire. J'en viens à la fin de votre lettre.

Je sais bien que je vous ai idolâtré tant que je ne vous ai cru ni tracassier, ni méchant; mais vous m'avez joué des tours de tant d'espèces .... N'en parlons plus; je vous ai tout pardonné avec un cœur chrétien.63-a Après tout, vous m'avez fait plus de plaisir que de mal. Je m'amuse davantage avec vos ouvrages que je ne me ressens de vos égratignures. Si vous n'aviez point de défauts, vous rabaisseriez trop l'espèce humaine, et l'univers aurait raison d'être jaloux et envieux de vos avantages.

A présent on dit : Voltaire est le plus beau génie de tous les siècles; mais du moins je suis plus doux, plus tranquille, plus sociable que lui. Et cela console le vulgaire de votre élévation.

Au moins je vous parle comme ferait votre confesseur. Ne vous en fâchez pas, et tâchez d'ajouter à tous vos avantages les nuances de<64> perfection que je souhaite de tout mon cœur pouvoir admirer en vous.

On dit que vous mettez Socrate en tragédie; j'ai de la peine à le croire. Comment faire entrer des femmes dans la pièce? l'amour n'y peut être qu'un froid épisode; le sujet ne peut fournir qu'un bel acte cinquième, le Phédon de Platon une belle scène; et voilà tout.

Je suis revenu de certains préjugés, et je vous avoue que je ne trouve pas du tout l'amour déplacé dans la tragédie, comme dans le Duc de Foix, dans Zaïre, dans Alzire; et, quoi qu'on en dise, je ne lis jamais Bérénice sans répandre des larmes. Dites que je pleure mal à propos, pensez-en ce que vous voudrez; mais on ne me persuadera jamais qu'une pièce qui me remue et qui me touche soit mauvaise.

Voici une multitude d'affaires qui me surviennent. Vivez en paix; et si vous n'avez d'autre inquiétude que celle de mon ressentiment, vous pouvez avoir l'esprit en repos sur cet article. Vale.

366. DE VOLTAIRE.

(Aux Délices) août 1759.

Vous n'êtes pas ce fils d'un insensé,
Huilé dans Reims, et par l'Anglais pressé,
Que son Agnès si fidèle et si sage
Aima toujours, ayant tant caressé
Tantôt un moine et tantôt un beau page.
A Jeanne d'Arc vous n'avez point recours;
Son pucelage et son baudet profane,
Et saint Denis, sont de faibles secours;
Le vrai Denis, le héros de nos jours,
Je le connais, et je sais quel est l'âne.

<65>

Pour la pucelle, en vérité,
Il faut que vous alliez dans Vienne,
Au tribunal de chasteté.65-a
Allez, que rien ne vous retienne;
Et retournez à Sans-Souci,
Quand, dans vos courses éternelles,
Vous aurez vu chez l'ennemi
Et des héros, et des pucelles.

Vos vers sont charmants, et, si V. M. a battu ses ennemis, ils sont encore meilleurs; mais pour votre Akakia papal, je le trouve très-adroit; il est fait de façon que les trois quarts des protestants le croiront véritable. Il y a là de quoi faire rire les gens qui ont le nez fin, et de quoi animer les sots de bonne foi de la confession in, mit, über.65-b J'attends quelques pièces édifiantes qu'un sage de mes amis doit m'envoyer d'Orient. Je les ferai parvenir à V. M.; mais j'ai peur qu'elle ne soit pas de loisir cette fin de campagne, et qu'elle soit si occupée à donner sur les oreilles aux Abares,65-c Bulgares, Roxelans, Scythes et Massagètes, qu'elle n'ait pas de temps à donner à la philosophie et à la destruction de l'infâme. Je prendrai la liberté de recommander, en mourant, cette infâme à S. M., par mon testament. Elle est plus son ennemie qu'elle ne croit. Sa pucelle et son fanatique sont quelque chose; mais cette pucelle et ce fanatique ne réformeront pas l'Occident, et Frédéric était fait pour l'éclairer. J'aurai l'honneur de lui en parler plus au long.

<66>

367. DU MÊME.66-a

(1759.)

Dans quelque état que vous soyez, il est très-sûr que vous êtes un grand homme. Ce n'est pas pour ennuyer V. M. que je lui écris, c'est pour me confesser, à condition qu'elle me donnera absolution. Je vous ai trahi; voici le fait. Vous m'avez écrit une lettre moitié dans le goût de Marc-Aurèle, votre patron, moitié dans le goût de Martial et de Juvénal, votre autre patron. Je la montrai d'abord à une petite Française minaudière de la cour de France, qui est venue, comme les autres, à Genève, au temple d'Esculape, pour se faire guérir par le grand Tronchin, très-grand en effet, car il est haut de six pieds, beau et bien fait; et si monseigneur le prince Ferdinand, votre frère, était femme, il viendrait se faire guérir comme les autres. Cette minaudière est, comme je crois l'avoir dit à V. M., la bonne amie d'un certain duc, d'un certain ministre; elle a beaucoup d'esprit, et son ami aussi. Elle fut enchantée, elle baisa votre lettre, et vous aurait fait pis, si vous aviez été là. Envoyez cela sur-le-champ à mon ami, dit-elle; il vous aime dès son enfance, il admire le roi de Prusse, il ne pense en rien comme les autres, il voit clair, il est de la vraie chevalerie qui réunit l'esprit et les armes. La dame en dit tant, que je copiai votre lettre, en retranchant très-honnêtement tout le Martial et tout le Juvénal, et laissant fidèlement tout le Marc-Aurèle, c'est-à-dire toute votre prose, dans laquelle pourtant votre Marc-Aurèle nous donne force coups de patte, et prétend que nous sommes ambitieux. Hélas! Sire, nous sommes de plaisantes gens pour avoir de l'ambition. Enfin je ne puis m'empêcher de vous envoyer la réponse qu'on m'a faite. Je puis bien trahir un duc et pair, ayant trahi un roi; mais, je vous en conjure, n'en faites semblant. Tâchez, Sire, de<67> déchiffrer l'écriture. On peut avoir beaucoup d'esprit et de très-bons sentiments, et écrire comme un chat.

Sire, il y avait autrefois un lion et un rat; le rat fut amoureux du lion, et alla lui faire sa cour. Le lion lui donna un petit coup de patte. Le rat s'en alla dans la souricière, mais il aima toujours le lion; et voyant un jour un filet qu'on tendait pour attraper le lion et le tuer, il en rongea une maille. Sire, le rat baise très-humblement vos belles griffes en toute humilité; il ne mourra jamais entre deux capucins comme a fait, à Bâle, un dogue de Saint-Malo; il aurait voulu mourir auprès de son lion. Croyez que le rat était plus attaché que le dogue.

368. A VOLTAIRE.

(Sagan) 22 septembre 1759.

La duchesse de Saxe-Gotha m'envoie votre lettre, etc.67-a Comme je viens d'être étrangement ballotté par la fortune, les correspondances ont toutes été interrompues. Je n'ai point reçu votre paquet du 29; c'est même avec bien de la peine que je fais passer cette lettre, si elle est assez heureuse de passer.

Ma position n'est pas si désespérée que mes ennemis le débitent. Je finirai encore bien ma campagne; je n'ai pas le courage abattu; mais je vois qu'il s'agit de paix. Tout ce que je puis vous dire de positif sur cet article, c'est que j'ai de l'honneur pour dix, et que, quelque malheur qui m'arrive, je me sens incapable de faire une action qui blesse le moins du monde ce point si sensible et si délicat<68> pour un homme qui pense en preux chevalier, si peu considéré de ces infâmes politiques qui pensent comme des marchands.

Je ne sais rien de ce que vous avez voulu me faire savoir; mais, pour faire la paix, voici deux conditions dont je ne me départirai jamais : 1o de la faire conjointement avec mes fidèles alliés; 2o de la faire honorable et glorieuse. Voyez-vous, il ne me reste que l'honneur; je le conserverai au prix de mon sang.

Si on veut la paix, qu'on ne me propose rien qui répugne à la délicatesse de mes sentiments. Je suis dans les convulsions des opérations militaires; je suis comme les joueurs qui sont dans le malheur, et qui s'opiniâtrent contre la fortune. Je l'ai forcée de revenir à moi plus d'une fois, comme une maîtresse volage. J'ai affaire à de si sottes gens, qu'il faut nécessairement qu'à la fin j'aie l'avantage sur eux; mais qu'il arrive tout ce qui plaira à Sa sacrée Majesté le Hasard, je ne m'en embarrasse pas. J'ai jusqu'ici la conscience nette des malheurs qui me sont arrivés. La bataille de Minden, celle de Cadix, et la perte du Canada, sont des arguments capables de rendre la raison aux Français, auxquels l'ellébore autrichien l'avait brouillée. Je ne demande pas mieux que la paix, mais je la veux non flétrissante. Après avoir combattu avec succès contre toute l'Europe, il serait bien honteux de perdre par un trait de plume ce que j'ai maintenu par l'épée.

Voilà ma façon de penser. Vous ne me trouverez pas à l'eau rose; mais Henri IV, mais Louis XIV, mes ennemis mêmes, que je puis citer, ne l'ont pas été plus que moi. Si j'étais né particulier, je céderais tout pour l'amour de la paix; mais il faut prendre l'esprit de son état. Voilà tout ce que je puis vous dire jusqu'à présent. Dans trois ou quatre semaines, la correspondance sera plus libre, etc.

<69>

369. AU MÊME.69-a

Camp près de Wilsdruf, 17 novembre 1759.

Grand merci de la tragédie de Socrate;69-b elle devrait confondre le fanatisme absurde, vice dominant à présent en France, et qui, ne pouvant exercer sa fureur ambitieuse sur des sujets de politique, s'acharne sur les livres et sur les apôtres du bon sens.

Les frocards, les mitrés, les chapeaux d'écarlate
Lisent en frémissant le drame de Socrate;
L'atrabilaire amas de docteurs, de cagots,
De la raison humaine implacables bourreaux,
En pâlissant de rage, en bouffissant leur rate,
D'absurdes zélateurs vont soulever les flots.
Si des Athéniens vous empruntez le dos
Pour porter à ceux-ci quelques bons coups de patte,
Les contre-coups sont tous sentis par vos bigots.

Déjà leur cabale est accrue
Du concours imposant des Mélites nouveaux,
Pédantesques tyrans, la honte des barreaux.
On s'empresse, on opine, et la troupe incongrue.
En vous épargnant la ciguë,
Pour mieux honorer vos travaux,
Elève des bûchers, entasse des fagots.

Le brasier étincelle, et déjà part la flamme
Qu'allume la main de l'infâme
Pour consumer ce bel esprit,
Ce brillant précepteur d'un peuple qu'il éclaire;
Mais au lieu de griller Voltaire,
Ils ne pourront rôtir que son malin écrit.

<70>Je vous en fais mes condoléances. Cependant, tout pesé, tout bien examiné, il vaut mieux le livre que l'homme. Vous devez bien croire que je ne me joindrai pas à ces gens-là; et si vous vous plaignez que je vous mords, c'est à mon insu, ou du moins sans intention. Pensez, je vous prie, que je suis environné d'ennemis, pressé de toutes parts; l'un me pique, l'autre m'éclabousse; ici l'on m'insulte; enfin la patience succombe. L'instinct d'un sentiment trop vif l'emporte sur la voix de la raison; la colère irritée s'enflamme, et je suis dans quelques moments

Comme un sanglier écumant
Qui résiste et qui se défend
Contre les durs assauts d'une meute aguerrie.
On le poursuit avec furie;
Il attaque, il blesse, il pourfend,
Et donne à propos de sa dent
Des coups à la race ennemie,
Qui le suit de loin en jappant.
Trop irrité dans sa colère,
Il brave le fer inhumain,
Et, brouillant les objets qu'il trouve en son chemin,
Un innocent agneau lui paraît un Cerbère.
L'homme, ainsi que cet animal,
S'il souffre, irrité par le mal,
Livre à l'instinct des sens sa faible intelligence.
Sous le despotisme fatal
De la sanguinaire vengeance,
Souvent son aveugle fureur
Confond le crime et l'innocence.
Le sage, qui voit son erreur,
Le plaint, le déplore, et soupire;
Détournant ses pas sans rien dire,
Il fuit d'un malheureux l'esprit rempli d'aigreur.

Laissez-moi donc ronger mon frein tant que durera cette pénible campagne, et attendez qu'un ciel serein ait succédé à tant d'obscurs<71> nuages. Votre imagination brillante me promène à Vienne; vous m'introduisez au conseil de chasteté; mais sachez que l'expérience m'apprend ce que c'est de se frotter à de méchantes femmes.

Hélas! pensez-vous qu'à mon âge,
Le corps en rut, l'esprit volage,
L'on cherche, d'amour agité,
De Vénus le doux badinage,
Les plaisirs et la volupté?
Ce temps heureux, c'est bien dommage,
Loin de moi s'est précipité,
Et les eaux du fleuve Léthé
En ont même effacé l'image.
La tendre fleur du pucelage,
Ni l'empire de la beauté,
Sur un vieillard courbé, voûté,
Ne gagnent qu'un faible avantage.
Le conseil de la chasteté
Devient par force mon partage;
Continence est nécessité;
A cinquante ans on est trop sage.
Cependant, pour vous révéler
Des maux que je devrais celer,
Je souffre d'un cruel supplice :
Trois grands mois passés, j'eus l'honneur
De recevoir, pour mon malheur,
D'une certaine impératrice
Une brûlante chaude ......
Ces lauriers sont pour les amants
Dont la folle ardeur de leurs flammes
Mesure, par trop imprudents,
Leur peu de force avec les femmes,71-a

Je n'ai point eu, cette campagne-ci, de vision béatifique dans le goût de celle de Moïse.71-b Les barbares Cosaques et Tartares, gens<72> infâmes à considérer en tout sens, ont brûlé et ravagé des contrées, et commis des inhumanités atroces. Voilà tout ce que j'ai vu d'eux. Ces tristes spectacles ne me mettent pas de bonne humeur.

La Fortune inconstante et fière
Ne traite pas ses courtisans
Toujours d'une égale manière.
Ces fous nommés héros, et qui courent les champs.
Couverts de sang et de poussière,
Voltaire, n'ont pas tous les ans
La faveur de voir le derrière
De leurs ennemis insolents.
Pour les humilier, la quinteuse déesse
Quelquefois les oblige eux-même à le montrer.
Oui, nous l'avons tourné dans un jour de détresse,72-a
Les Russes ont pu s'y mirer;
Cette glace pour eux n'a point été traîtresse,
On les a vus, pleins d'allégresse,
S'y pavaner et s'admirer;
Voilà le sort de ma vieillesse.
Cependant cet homme bénit
Par l'antechrist siégeant à Rome,
Ce Fabius, ce plaisant homme,
Qui sur sa tête réunit
De la vanité la plus folle
Le brillant et frêle symbole,
Commence à décamper de nuit
Je n'ose dire qu'il s'enfuit,
Jusqu'ici sa pudeur nous cache
Cette attitude qui le fâche;
Mais, comptez sur moi, nous verrons
Dans peu ces culs dodus et ronds,
Sans façon, sans tant de grimace,
Lorsque, plus pressés, ils courront
Sans honte nous montrer le revers de leur face.

<73>

Alors un certain duc,73-a s'illustrant à jamais,73-b
Sauvera l'empire français
Sans capitaine, sans finance,
Sans Amérique, sans prudence,
Jusqu'en ses fondements sapé par les Anglais;
Couvrant tous ces sujets d'un voile de décence,
Et lâchant quelques mots remplis de complaisance,
Des cieux sur notre sphère il conduira la paix.
Moi, quittant le harnois, et le casque, et l'épée,
De trop de sang humain trempée,
Je partirai soudain d'ici;
J'irai, consolant ma vieillesse
Par l'étude de la sagesse,
M'ensevelir à Sans-Souci.

Ce lieu me vaut les Délices. Par illusion je croirai vivre hors du grand monde, et quelquefois j'y serai solitaire. Jouissez de votre ermitage. Ne troublez pas les cendres de ceux qui reposent au tombeau : que la mort au moins mette fin à vos injustes haines. Pensez que les rois, après s'être longtemps battus, font enfin la paix; ne pourrez-vous jamais la faire? Je crois que vous seriez capable, comme Orphée, de descendre aux enfers, non pas pour fléchir Pluton, non pas pour ramener la belle Émilie, mais pour poursuivre dans ce séjour de douleur un ennemi que votre rancune n'a que trop persécuté dans ce monde. Sacrifiez-moi votre vengeance, ou plutôt immolez-la à votre propre réputation; que le plus grand génie de la France soit aussi l'homme le plus généreux de sa nation. La vertu, votre devoir, vous parlent par ma bouche; n'y soyez pas insensible, et faites une action digne des belles maximes que vous débitez avec tant d'élégance et de force dans vos ouvrages.

Nous touchons à la fin de notre campagne; elle sera bonne, et je<74> vous écrirai, dans une huitaine de jours, de Dresde, avec plus de tranquillité et de suite qu'à présent.

Adieu; négociez, travaillez, jouissez, écrivez en paix; et que le dieu des philosophes, en vous inspirant des sentiments plus doux, vous conserve comme le plus bel organe de la raison et de la vérité.

370. AU MÊME.74-a

Wilsdruf, 19 novembre 1759.

Je viens de recevoir la lettre du rat ou de l'aspic, du 6 novembre, sur le point de finir la campagne. Les Autrichiens s'en vont en Bohême, où je leur ai fait brûler, par représailles des incendies qu'ils ont causés dans mes pays, deux grands magasins. Je rends la retraite du benoît héros aussi difficile que possible, et j'espère qu'il essuiera quelques mauvaises aventures entre ci et quelques jours. Vous apprendrez par la déclaration de la Haye si le roi d'Angleterre et moi nous sommes pacifiques. Cette démarche éclatante ouvrira les yeux au public, et fera distinguer les boute-feux de l'Europe de ceux qui aiment l'humanité, la tranquillité et la paix. La porte est ouverte, peut venir au parloir qui voudra. La France est maîtresse de s'expliquer. C'est aux Français, qui sont naturellement éloquents, à parler; à nous à les écouter avec admiration, et à leur répondre dans un mauvais baragouin, le mieux que nous pourrons. Il s'agit de la sincérité que chacun apportera dans la négociation. Je suis persuadé que l'on pourra trouver des tempéraments pour s'accommoder. L'Angleterre a à la tête de ses affaires un ministre modéré et sage.74-b<75> Il faut de tous les côtés bannir les projets extravagants, et consulter la raison plutôt que l'imagination. Pour moi, je me conforme à l'exemple du doux Sauveur, qui, lorsqu'il alla la première fois au temple, se contenta d'écouter les pharisiens et les scribes. Ne pensez pas que les Anglais me confient tous leurs secrets; ils ne sont point pressés de s'accommoder; leur commerce ne souffre point, leurs affaires prospèrent, et l'État ne manque ni de ressources, ni de crédit. Je fais une guerre plus dure qu'eux, par la multitude d'ennemis qui m'attaquent, et dont le fardeau est accablant. Cependant je répondrai bien toujours de la fin de la campagne; il est impossible d'en faire autant pour tous les événements. Je suis sur le point de m'accommoder avec les Russes; ainsi il ne me restera que la reine de Hongrie, les malandrins du Saint-Empire, et les brigands de Laponie, pour l'année qui vient. Notre démarche nous a été dictée par le cœur, par un sentiment d'humanité, qui voudrait tarir ces torrents de sang qui inondent presque toute notre sphère, qui voudrait mettre fin aux massacres, aux barbaries, aux incendies et à toutes les abominations commises par des hommes que la malheureuse habitude de se baigner dans le sang rend de jour en jour plus féroces. Pour peu que cette guerre continue, notre Europe retombera dans les ténèbres de l'ignorance, et nos contemporains deviendront semblables à des bêtes farouches. Il est temps de mettre fin à ces horreurs. Tous ces désastres sont une suite de l'ambition de l'Autriche et de la France. Qu'ils prescrivent des bornes à leurs vastes projets; que si ce n'est la raison, que l'épuisement de leurs finances et le mauvais état de leurs affaires les rendent sages, et que la rougeur leur monte au front, en apprenant que le ciel, qui a soutenu les faibles contre l'effort des puissants, a accordé à ces premiers assez de modération pour ne point abuser de leur fortune et pour leur offrir la paix. Voilà tout ce qu'un pauvre lion fatigué, harassé, égratigné, mordu, boiteux et fêlé, vous peut dire. J'ai encore bien des affaires, et je ne pourrai vous écrire<76> à tête reposée qu'après être arrivé à Dresde. Le projet de faire la paix est celui de rendre raisonnables des hommes accoutumés à être absolus, et qui ont des volontés obstinées. Réussissez; je vous féliciterai de vos succès, et je m'en féliciterai davantage. Adieu au rat qui fait de si beaux rêves, qu'on les prendrait pour des inspirations; qu'il jouisse, dans son trou, du repos, de la tranquillité, de la paix qu'il possède, et que nous désirons. Ainsi soit-il!

NB. Vous savez que les interprètes et les commentateurs de l'Ecriture ont des opinions différentes sur le sens des passages. Suivant le révérend père Dionysius Hortella, il faut, lorsque César est roi des Juifs, et bien Juif lui-même, et lorsqu'il est duc de Lorraine,76-a que les Turcs et les Français donnent à César ce qui est à César. Il dit qu'un pareil exemple de restitution encouragerait toutes les petites puissances de l'Europe à l'imiter. Qu'en pensez-vous? ce savant docteur ne raisonne pas si mal.

371. AU MÊME.

Freyberg, 24 février 1760.

Le combien de lauriers vous êtes-vous couvert,
Au théâtre, au Lycée, au temple de l'histoire!
Amant des filles de Mémoire,
Leurs immenses trésors vous sont toujours ouverts;
Vous y puisez la double gloire
D'exceller par la prose ainsi que par les vers.
Malgré tous ces écrits dont vous êtes le père,

<77>

Un laurier manque encor sur le front de Voltaire.
Après tant d'ouvrages parfaits,
Avec l'Europe je croirais,
Si par une habile manœuvre,
Ses soins nous ramènent la paix,
Que ce sera son vrai chef-d'œuvre.77-a

Voilà ce que je pense avec toute l'Europe. Virgile a fait d'aussi beaux vers que vous, mais il n'a jamais fait de paix. Ce sera un avantage que vous gagnerez sur tous vos confrères du Parnasse, si vous réussissez.

Je ne sais qui m'a trahi,77-b et qui s'est avisé de donner au public des rapsodies qui étaient bonnes pour m'amuser, et qui n'ont jamais été faites à intention d'être publiées. Après tout, je suis si accoutumé à des trahisons, à de mauvaises manœuvres, à des perfidies, que je serais bien heureux que tout le mal qu'on m'a fait, et que d'autres projettent encore de me faire, se bornât à l'édition furtive de ces vers. Vous savez mieux que je ne le puis dire que ceux qui écrivent pour le public doivent respecter ses goûts et même ses préjugés. Voilà ce qui a donné des nuances différentes aux auteurs, selon les siècles dans lesquels ils ont écrit, et pourquoi les hommes même les plus supérieurs à leur temps n'ont pas laissé de s'imposer le joug de la mode. Pour moi, qui ai voulu être poëte incognito, on me traduit malgré moi devant le public, et je jouerai un sot rôle. Qu'importe? je le leur rendrai bien.

Vous me parlez des détails d'une affaire qui ne sont jamais venus <78>jusqu'à moi. Je sais que l'on vous a fait rendre, à Francfort, mes vers et des babioles;78-a mais je n'ai ni su ni voulu qu'on touchât à vos effets et à votre argent. Cela étant, vous pouvez le redemander de droit, ce que j'approuverai fort; et Schmidt n'aura sur ce sujet aucune protection à attendre de moi.

Je ne sais quel est ce Bredow dont vous me parlez. Il vous a dit vrai. Le fer et la mort ont fait un ravage affreux parmi nous; et ce qu'il y a de triste, c'est que nous ne sommes pas encore à la fin de la tragédie. Vous pouvez juger facilement de l'effet que d'aussi cruelles secousses font sur moi; je m'enveloppe dans mon stoïcisme le plus que je puis. La chair et le sang se révoltent souvent contre cet empire tyrannique de la raison; mais il faut y céder. Si vous me voyiez, à peine me reconnaîtriez-vous : je suis vieux, cassé, grison, ridé; je perds les dents et la gaîté. Si cela dure, il ne restera de moi-même que la manie de faire des vers, et un attachement inviolable à mes devoirs et au peu d'hommes vertueux que je connais. Ma carrière est difficile, semée de ronces et d'épines. J'ai éprouvé de toutes les sortes de chagrins qui peuvent affliger l'humanité, et je me suis souvent répété ces beaux vers :78-b

Heureux qui, retiré dans le temple des sages, etc.

Il paraît ici quantité d'ouvrages que l'on vous donne : le Salomon, que vous avez eu la méchanceté de faire brûler par le parlement;78-c une comédie, La Femme qui a raison;78-d enfin, une Oraison funèbre de frère Berthier.78-e Je n'ai à riposter à toutes ces pièces que par celles<79> que je vous envoie, qui certainement ne les valent pas; mais je fais la guerre de toutes les façons à mes ennemis; plus ils me persécuteront, et plus je leur taillerai de la besogne. Et si je péris, ce sera sous un tas de leurs libelles, parmi des armes brisées sur un champ de bataille; et je vous réponds que j'irai en bonne compagnie dans ce pays où votre nom n'est pas connu, et où les Boyer et les Turenne sont égaux.79-a

Je serais bien aise de vous recevoir; je vous souhaite mille bonheurs; mais où, quand, et comment? Voilà des problèmes que d'Alembert ni le grand Newton ne sauraient résoudre.

Adieu; vivez heureux et en paix, et n'oubliez pas ceux que le diable ou je ne sais quel être malfaisant lutine, etc.

372. AU MÊME.79-b

Freyberg, 20 mars 1760.

TOUJOURS SUR LA PAIX.

Peuple charmant, aimables fous
Qui parlez de la paix sans songer à la faire,
A la fin donc résolvez-vous :
Avec la Prusse et l'Angleterre
Voulez-vous la paix ou la guerre?
Si Neptune sur mer vous a porté des coups,
L'esprit plein de vengeance et le cœur en courroux,
Vous formez le projet de subjuguer la terre,
Votre bras s'arme du tonnerre.

<80>

Hélas! tout, je le vois, est à craindre pour nous :
Votre milice est invincible,
De vos héros fameux le dieu Mars est jaloux,
La fougue française est terrible,
Et je crois déjà voir, car la chose est plausible.
Vos ennemis vaincus tremblant à vos genoux.
Mais je crains beaucoup plus votre rare prudence,
Qui, par un fortuné destin,
A du souffle d'Éole, utile à la finance,
Abondamment enflé les outres de Bertin.80-a

Vous parlez à votre aise de cette cruelle guerre. Sans doute les contributions que votre seigneurie de Ferney donne à la France nourrissent la constance des ministres à la prolonger. Refusez vos subsides au Très-Chrétien, et la paix s'ensuivra. Quant aux propositions de paix dont vous parlez, je les trouve si extravagantes, que je les assigne aux habitants des Petites-Maisons, qui seront dignes d'y répondre. Que dirai-je de vos ministres?

Certes, ces gens sont fous, ou ces gens sont des dieux.80-a

Ils peuvent s'attendre de ma part que je me défendrai en désespéré; le hasard décidera du reste.

De cette affreuse tragédie
Vous jugez en repos parmi les spectateurs,
Et sifflez en secret la pièce et les acteurs;80-b
Mais de vos beaux esprits la cervelle étourdie
En a joué la parodie.
<81>Vous imitez les rois, car vos fameux auteurs
De se persécuter ont tous la maladie;
Nos funestes débats font répandre des pleurs,
Quand vos poétiques fureurs
Au public né moqueur donnent la comédie.
Si Minerve de nos exploits
Et des vôtres un jour faisait un juste choix,
Elle préférerait, et j'ose le prédire,
Aux fous qui font pleurer les peuples et les rois
Les insensés qui les font rire.

Je vous ferai payer jusqu'au dernier sou, pour que Louis du moulin81-a ait de quoi me faire la guerre. Ajoutez dixième au vingtième, mettez des capitations nouvelles, créez des charges pour avoir de l'argent, faites, en un mot, ce que vous voudrez. Nonobstant tous vos efforts, vous n'aurez la paix signée de mes mains qu'à des conditions honorables à ma nation. Vos gens bouffis de vanité et de sottise peuvent compter sur ces paroles sacramentales :

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.81-b

Adieu, vivez heureux; et tandis que vous faites tous vos efforts pour détruire la Prusse, pensez que personne ne l'a jamais moins mérité que moi, ni de vous, ni de vos Français.

<82>

373. AU MÊME.82-a

Freyberg, 3 avril 1760.

Quelle rage vous anime encore contre Maupertuis? Vous l'accusez de m'avoir trahi. Sachez qu'il m'a fait remettre ses vers bien cachetés après sa mort, et qu'il était incapable de me manquer par une pareille indiscrétion.

Laissez en paix la froide cendre
Et les mânes de Maupertuis;
La Vérité va le défendre,
Elle s'arme déjà pour lui.
Son âme était noble et fidèle;
Qu'elle vous serve de modèle.
Maupertuis sut vous pardonner
Ce noir écrit, ce vil libelle
Que votre fureur criminelle
Prit soin chez moi de griffonner.82-b
Voyez quelle est votre manie :
Quoi! ce beau, quoi! ce grand génie,
Que j'admirais avec transport,
Se souille par la calomnie,
Même il s'acharne sur un mort!
Ainsi, jetant des cris de joie,
Planant en l'air, de vils corbeaux
S'assemblent autour des tombeaux,
Et des cadavres font leur proie.
Non, dans ces coupables excès
Je ne reconnais plus les traits
De l'auteur de la Henriade;
Ces vertus dont il fait parade,
Toutes je les lui supposais.

<83>

Hélas! si votre âme est sensible,
Rougissez-en pour votre honneur,
Et gémissez de la noirceur
De votre cœur incorrigible.

Vous en revenez encore à la paix. Mais quelles conditions! Certainement les gens qui la proposent n'ont pas envie de la faire. Quelle dialectique que la leur! Céder le pays de Clèves, parce qu'il est habité par des bêtes! Que diraient ces ministres, si on demandait la Champagne, parce que le proverbe dit : Nonante-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes? Ah! laissons tous ces projets ridicules. A moins que le ministre français ne soit possédé de dix légions de démons autrichiens, il faut qu'il fasse la paix. Vous m'avez mis en colère; votre repentir obtiendra votre pardon. En attendant, je vous abandonne à vos remords et aux Furies vengeresses qui poursuivent les calomniateurs, jusqu'à ce que cette religion naturelle que vous dites innée renouvelle les traces qu'elle avait autrefois imprimées dans votre âme. Vale.

374. DE VOLTAIRE.

(Château de Tournay) 15 avril 1760.

Puisque vous êtes si grand maître
Dans l'art des vers et des combats,
Et que vous aimez tant à l'être,
Rimez donc, bravez le trépas;
Instruisez, ravagez la terre;
J'aime les vers, je hais la guerre,
Mais je ne m'opposerai pas

<84>

A votre fureur militaire.
Chaque esprit a son caractère;
Je conçois qu'on a du plaisir
A savoir, comme vous, saisir
L'art de tuer et l'art de plaire.

Cependant ressouvenez-vous de celui qui a dit autrefois :84-a

Et, quoique admirateur d'Alexandre et d'Alcide,
J'eusse aimé mieux choisir les vertus d'Aristide.

Cet Aristide était un bon homme; il n'eût point proposé de faire payer à l'archevêque de Mayence les dépens et dommages de quelque pauvre ville grecque ruinée. Il est clair que V. M. a encouru les censures de Rome en imaginant si plaisamment de faire payer à l'Eglise les pots que vous avez cassés. Pour vous relever de l'excommunication majeure, je vous ai conseillé, en bon citoyen, de payer vous-même. Je me suis souvenu que V. M. m'avait dit souvent que les peuples de ..... étaient des sots. En vérité, Sire, vous êtes bien bon de vouloir régner sur ces gens-là. Je crois vous proposer un très-bon marché en vous priant de les donner à qui les voudra.

Je m'imaginais qu'un grand homme,
Qui bat le monde et qui s'en rit,
N'aimait à dominer que sur des gens d'esprit,
Et je voudrais le voir à Rome.

Comme je suis très-fâché de payer trois vingtièmes de mon bien, et de me ruiner pour avoir l'honneur de vous faire la guerre, vous croirez peut-être que c'est par ladrerie que je vous propose la paix. Point du tout; c'est uniquement afin que vous ne risquiez pas tous les jours de vous faire tuer par des Croates, des hussards et autres barbares, qui ne savent pas ce que c'est qu'un beau vers.

Vos ministres auront sans doute à Bréda de plus belles vues que les miennes. M. le duc de Choiseul, M. de Kaunitz, M. Pitt, ne me <85>disent point leur secret. On dit qu'il n'est connu que d'un M. de Saint-Germain, qui a soupé autrefois dans la ville de Trente avec les Pères du concile, et qui aura probablement l'honneur de voir V. M. dans une cinquantaine d'années. C'est un homme qui ne meurt point, et qui sait tout. Pour moi, qui suis près de finir ma carrière, et qui ne sais rien, je me borne à souhaiter que vous connaissiez M. le duc de Choiseul.

V. M. m'écrit qu'elle va se mettre à être un vaurien; voilà une belle nouvelle qu'elle m'apprend là! Et qui êtes-vous donc, vous autres maîtres de la terre? Je vous ai vu aimer beaucoup ces vauriens de Trajan, de Marc-Aurèle et de Julien; ressemblez-leur toujours, mais ne me brouillez pas avec M. le duc de Choiseul dans vos goguettes.

Et sur ce, je présente à V. M. mon respect, et prie honnêtement la Divinité qu'elle donne la paix à ses images.

375. DU MÊME.

Château de Tournay, par Genève, 21 avril 1760.

Sire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint : « Sacrée Majesté, n'êtes-vous pas lasse d'avoir troublé le monde? faut-il encore désoler un pauvre moine dans sa cellule? » Je suis le moine, mais vous n'avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu'après sa mort on avait trouvé les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci dans sa cassette? Si en effet on les y avait trouvées, cela<86> ne prouverait-il pas au contraire qu'il les avait gardées fidèlement, qu'il ne les avait communiquées à personne, et qu'un libraire en aurait abusé, ce qui aurait disculpé des personnes qu'on a peut-être injustement accusées? Suis-je d'ailleurs obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées? Quel intérêt ai-je à parler mal de lui? que m'importent sa personne et sa mémoire? en quoi ai-je pu lui faire tort en disant à V. M. qu'il avait gardé fidèlement votre dépôt jusqu'à sa mort? Je ne songe moi-même qu'à mourir, et mon heure approche; mais ne la troublez pas par des reproches injustes, et par des duretés qui sont d'autant plus sensibles, que c'est de vous qu'elles viennent.

Vous m'avez fait assez de mal; vous m'avez brouillé pour jamais avec le roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions; vous m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison; et ensuite, en m'honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans qu'à tâcher, quoique inutilement, de vous servir, sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser?

Le plus grand mal qu'aient fait vos œuvres, c'est qu'elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie, répandus dans toute l'Europe : « Les philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble. Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ; il appelle à sa cour un homme qui n'y croit point, et il le maltraite. Il n'y a nulle humanité dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les autres. »

Voilà ce que l'on dit, voilà ce qu'on imprime de tous côtés; et, pendant que les fanatiques sont unis, les philosophes sont dispersés et malheureux; et, tandis qu'à la cour de Versailles et ailleurs on m'accuse de vous avoir encouragé à écrire contre la religion chré<87>tienne, c'est vous qui me faites des reproches, et qui ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques! Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice; j'en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d'avoir à souffrir, et surtout de souffrir par vous; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur dont votre position n'est peut-être pas susceptible, et que la philosophie seule pourrait vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de sagesse que vous avez en vous; fonds admirable, mais altéré par les passions inséparables d'une grande imagination, un peu par l'humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme, enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses piquantes; plaisir indigne de vous, d'autant plus que vous êtes plus élevé au-dessus d'eux par votre rang et par vos talents uniques. Vous sentez sans doute ces vérités.

Pardonnez à ces vérités que vous dit un vieillard qui a peu de temps à vivre. Et il vous les dit avec d'autant plus de confiance, que, convaincu lui-même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être soupçonné par vous de se croire exempt de torts, pour se mettre en droit de se plaindre de quelques-uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous pouvez avoir faites autant que des siennes, et il ne veut plus songer qu'à réparer, avant sa mort, les écarts funestes d'une imagination trompeuse, en faisant des vœux sincères pour qu'un aussi grand homme que vous soit aussi heureux et aussi grand en tout qu'il doit l'être.

<88>

376. A VOLTAIRE.

Camp de porcelaine, à Meissen, 1er mai 1760.

De l'art de César et du vôtre
J'étais trop amoureux dans ma jeune saison;
Mais je vois, au flambeau qu'allume ma raison,
Que j'ai mal réussi dans l'un comme dans l'autre.
Depuis ce vrai héros qui force à l'admirer,
Parmi ceux que l'histoire eut soin de consacrer,
Il n'en est presque aucun, exceptez-en Turenne,
Condé, Gustave-Adolphe, Eugène,
Que l'on ose lui comparer.
Sur le Parnasse, après Virgile,
Je vois passer dix-sept cents ans
Où le génie humain stérile
S'efforce vainement d'atteindre à ses talents.
Et si le Tasse a su nous plaire
Par certains détails de ses chants,
Sa fable mal ourdie altère
La beauté de ses traits brillants.
Le seul fils d'Apollon, le seul digne adversaire
Qu'au cygne de Mantoue on ait droit d'opposer,
Vous l'avez deviné, je me le persuade,
C'est l'auteur que la Henriade
Mérita d'immortaliser.
Pour moi, je me renferme en mes justes limites;
Et, loin de me flatter d'atteindre en mon chemin
Les talents du poëte et du héros romain,
Je borne mes faibles mérites
Au devoir d'être juste, au plaisir d'être humain.88-a

Vous me demandez des vers; c'est comme si l'Océan demandait de l'eau à un ruisseau. Voici donc une Ode aux Germains; une <89>Épître à d'Alembert, une autre Épître sur le commencement de cette campagne, et un conte.89-a Tout cela a été bon pour m'amuser; mais, je ne cesse de le répéter, cela n'est bon que pour cela. Il faut faire des vers comme vous, Racine ou Boileau, pour qu'ils aillent à la postérité; et ce qui n'est pas digne d'elle ne doit point être public.

Vous badinez au sujet de la paix; s'il s'agit de badiner, vous saurez que, depuis que j'ai lu l'Arioste, j'ai pris monseigneur de Mayence en aversion;89-b et, depuis l'aventure de Lisbonne,89-c l'Église ne saurait trop payer les horreurs qu'elle protége, ni le scandale qu'elle donne. Quoi que pense M. de Choiseul, il faudra pourtant qu'avec le temps il prête l'oreille, et très-fort même, à ce que j'ai imaginé. Je ne m'explique pas, mais on verra en moins de deux mois .... toute la scène se changer en Europe; et vous-même vous conviendrez que je n'étais pas au bout de mes ressources, et que j'ai eu raison de refuser à votre duc mon parc de Clèves.

Or sus, monsieur le comte de Tournay,89-d vous savez que dans le paradis les premiers sujets de nos premiers pères furent des bêtes; vous connaissez l'attachement que tant de personnes ont pour les animaux, chiens, singes, chats, ou perroquets; et j'espère que vous conviendrez encore que si toutes les sacrées et clémentes Majestés qui gouvernent devaient renoncer au nombre de leurs très-humbles sujets qui n'ont pas le sens commun, leur cour s'éclaircirait la première, et leurs esclaves disparaîtraient. A quoi les réduiriez-vous? avec quoi feraient-ils la guerre? qui cultiverait les champs? qui travaillerait, etc., etc.? Le paradis d'Éden n'est donc, selon moi, qu'une<90> allégorie qui ne signifie autre chose que, pour deux hommes d'esprit dans une société, il s'en trouve mille que frère Lourdis90-a a fabriqués.

Pour votre duc, monsieur le comte, vous le louez mal, à mon sens, en m'assurant qu'il fait des vers comme moi. Je ne suis pas assez dépourvu de goût pour ne pas sentir que les miens ne valent pas grand' chose. Vous le loueriez mieux, si vous pouviez me persuader (ce qui est difficile) que ledit duc ne soit endiablé des Autrichiens; et je soutiens, en outre, que ni Socrate ni le juste Aristide n'auraient jamais consenti qu'on démembrât le moins du monde la république grecque; en quoi j'imite leur façon de penser.

C'est à présent que je dois déployer toutes les voiles de la politique et de l'art militaire. Ces filous qui me font la guerre m'ont donné des exemples que j'imiterai au pied de la lettre. Il n'y aura point de congrès à Bréda, et je ne poserai les armes qu'après avoir fait encore trois campagnes. Ces polissons verront qu'ils ont abusé de mes bonnes dispositions, et nous ne signerons la paix que le roi d'Angleterre à Paris, et moi à Vienne.

Mandez cette nouvelle à votre petit duc; il en pourra faire une gentille épigramme. Et vous, monsieur le comte, vous payerez des vingtièmes jusqu'à extinction de vos finances.

On m'a mis en colère; j'ai rassemblé toutes mes forces; et tous ces drôles qui faisaient les impertinents apprendront à qui ils se sont joués.

Le comte de Saint-Germain90-b est un conte pour rire. Pour votre duc, il ne sera pas longtemps ministre; songez qu'il a duré deux printemps. Cela est exorbitant en France, et presque sans exemple. Sous<91> ce règne-ci, les ministres n'ont pas poussé des racines dans leurs places.

Je vous ai envoyé mon Charles XII;91-a je n'en ai fait tirer que douze exemplaires, que j'ai donnés à mes amis. Il ne m'en est resté aucun. C'est encore de ce genre d'ouvrages qui sont bons dans de petites sociétés, mais qui ne sont pas faits pour le public. Je suis un dilettante en tout genre; je puis dire mon sentiment sur les grands maîtres; je peux vous juger, et avoir mon opinion du mérite de Virgile; mais je ne suis pas fait pour le dire en public, parce que je n'ai pas atteint à la perfection de l'art. Que je me trompe ou non, ma société indulgente relèvera mes bévues, et me pardonnera; il n'en est pas de même du public; il faut être plus circonspect en écrivant pour lui que pour ses amis. Mes ouvrages sont comme ces propos de table où l'on pense tout haut, où l'on parle sans se gêner, et où l'on ne se formalise point d'être contredit.

Lorsque j'ai quelques moments de reste, la démangeaison d'écrire me prend; je ne me refuse pas ce léger plaisir; cela m'amuse, me dissipe, et me rend ensuite plus disposé au travail dont je suis chargé.

Pour vous parler à présent raison, vous devez croire que je n'étais point aussi pressé de la paix qu'on se l'est imaginé en France, et qu'on ne devait point me parler d'un ton d'arbitre. On s'en mordra les doigts, à coup sûr; et pour moi, ou, pour mieux dire, pour les intérêts de l'État que je gouverne, il n'y perdra rien.

Adieu; vivez en paix, que mes vers vous causent un profond sommeil, et vous donnent des rêves agréables. Si au moins vous vouliez m'en marquer les fautes grossières, encore serait-ce quelque chose. Les corrections ne me coûtent rien à présent.

Je vous recommande, monsieur le comte, à la protection de la très-sainte immaculée Vierge, et à celle de monsieur son fils l. p.

<92>NB. Tous ceux qui étudient le protocole du cérémonial pourront prendre copie de la fin de cette lettre, et en augmenter le style de la chancellerie par ce tour nouveau. Si vous voulez le communiquer au saint-père, peut-être lui ferez-vous plaisir, et la chancellerie des brefs pourra s'en servir.

377. AU MÊME.

Meissen, 12 mai 1760.

Je sais très-bien que j'ai des défauts, et même de grands défauts. Je vous assure que je ne me traite pas doucement, et que je ne me pardonne rien, quand je me parle à moi-même. Mais j'avoue que ce travail serait moins infructueux, si j'étais dans une situation où mon âme n'eût pas à souffrir des secousses aussi impétueuses et des agitations aussi violentes que celles auxquelles elle a été exposée depuis un temps, et auxquelles probablement elle sera encore en butte.

La paix s'est envolée avec les papillons; il n'en est plus question du tout. On fait de toutes parts de nouveaux efforts, et l'on veut se battre jusques in saecula saeculorum.

Je n'entre point dans la recherche du passé. Vous avez eu sans doute les plus grands torts envers moi. Votre conduite n'eût été tolérée par aucun philosophe. Je vous ai tout pardonné, et même je veux tout oublier. Mais, si vous n'aviez pas eu affaire à un fou amoureux de votre beau génie, vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien chez tout autre. Tenez-le-vous donc pour dit, et que je n'entende plus parler de cette nièce qui m'ennuie, et qui n'a pas autant de mé<93>rite que son oncle pour couvrir ses défauts. On parle de la servante de Molière,93-a mais personne ne parlera de la nièce de Voltaire.93-b Pour mes vers et mes rapsodies, je n'y pense pas; j'ai bien ici d'autres affaires, et j'ai fait divorce avec les Muses jusqu'à des temps plus tranquilles.

Au mois de juin, la campagne commencera. Il n'y aura pas là de quoi rire; plutôt de quoi pleurer. Souvenez-vous que Phihihu93-c est en plein voyage. Si un certain petit duc possédé d'une centaine de légions de démons autrichiens ne se fait promptement exorciser, qu'il craigne le voyageur qui pourrait écrire d'étranges choses à son sublime empereur.

Je ferai la guerre de toute façon à mes ennemis. Ils ne peuvent pas me faire mettre à la Bastille. Après toute la mauvaise volonté qu'ils me témoignent, c'est une bien faible vengeance que celle de les persifler.

On dit qu'on fait de nouvelles cabrioles sur le tombeau de l'abbé Paris.93-d On dit qu'on brûle à Paris tous les bons livres; qu'on y est plus fou que jamais, non pas d'une joie aimable, mais d'une folie sombre et taciturne. Votre nation est de toutes celles de l'Europe la plus inconséquente; elle a beaucoup d'esprit, mais point de suite dans les idées. Voilà comme elle paraît dans toute son histoire.

Il faut que ce soit un caractère indélébile qui lui est empreint. Il n'y a d'exceptions dans cette longue suite de règnes que quelques années de Louis XIV. Le règne de Henri IV ne fut pas assez tranquille, ni assez long, pour qu'on en puisse faire mention. Durant l'administration de Richelieu, on remarque de la liaison dans les projets, et du nerf dans l'exécution; mais, en vérité, ce sont de bien courtes époques de sagesse pour une aussi longue histoire de folies.

<94>La France a pu produire des Des Cartes, des Malebranche, mais ni des Leibniz, ni des Locke, ni des Newton. En revanche, pour le goût, vous surpassez toutes les autres nations, et je me rangerai sous vos étendards quant à ce qui regarde la finesse du discernement, et le choix judicieux et scrupuleux des véritables beautés de celles qui n'en ont que l'apparence. C'est une grande avance pour les belles-lettres, mais ce n'est pas tout.

J'ai lu beaucoup de livres nouveaux qui paraissent, en regrettant le temps que je leur ai donné. Je n'ai trouvé de bon qu'un nouvel ouvrage de d'Alembert, surtout ses Éléments de philosophie et son Discours encyclopédique.94-a Les autres livres qui me sont tombés entre les mains ne sont pas dignes d'être brûlés.

Adieu; vivez en paix dans votre retraite, et ne parlez pas de mourir. Vous n'avez que soixante-deux ans, et votre âme est encore pleine de ce feu qui anime les corps et les soutient. Vous m'enterrerez, moi et la moitié de la génération présente. Vous aurez le plaisir de faire un couplet malin sur mon tombeau, et je ne m'en fâcherai pas; je vous en donne l'absolution d'avance. Vous ne ferez pas mal de préparer les matières dès à présent; peut-être les pourrez-vous mettre en œuvre plus tôt que vous ne le croyez. Pour moi, je m'en irai là-bas raconter à Virgile qu'il y a un Français qui l'a surpassé dans son art. J'en dirai autant aux Sophocle et aux Euripide; je parlerai à Thucydide de votre Histoire, à Quinte-Curce de votre Charles XII; et je me ferai peut-être lapider par tous ces morts jaloux de ce qu'un seul homme a réuni en lui leurs mérites différents. Mais Maupertuis, pour les consoler, fera lire dans un coin l'Akakia à Zoïle.

Il faut mettre un rémora dans les lettres que l'on écrit à des indiscrets; c'est le seul moyen de les empêcher de les lire aux coins des rues et en plein marché.

<95>

378. DE VOLTAIRE.95-a

(Aux Délices) 3 juin 1760.

Sire, le vieux Suisse bavard prend peut-être mal son temps; mais il sait que V. M. peut, en donnant bataille, lire des lettres et y répondre.

Je ne savais d'abord ce que voulait dire le petit article de votre main, touchant les gens qui lisent des lettres dans les rues et dans les marchés.

1o Je ne vais jamais dans les rues, je ne vais jamais à Genève.

2o Il n'y a dans Genève que des gens qui se feraient hacher pour V. M. Nous avons un cordonnier qui bat sa femme quand il vous arrive quelque échec; et mon serrurier, qui est Allemand, dit qu'il tordrait le cou à sa femme et à ses trois enfants pour votre prospérité. Il faut, dit-il, avoir bien peu de rellichion pour penser autrement.

3o Il n'y a ni cordonnier, ni serrurier, ni prêtre, ni personne au monde à qui j'aie jamais lu une ligne de V. M.

4o Il se peut que j'aie répété quelques-uns de vos bons mots à vos idolâtres, et que le faux zèle les ait répétés, et que quelque animal les ait rapportés tout de travers. Ce sont discours en l'air. Gagnez une bataille, et laissez vos bons mots courir le monde; mais soyez très-sûr que V. M. n'éprouvera jamais de ma part la moindre infidélité.

5o Je soutiendrai jusqu'à la mort que (mettons à part Akakia, lequel, après tout, n'était pas si plaisant que vos plaisanteries sur la ville latine gardée par les géants, et à moi envoyées par V. M., et à moi communiquées par M. de Marwitz) je ne vous ai jamais manqué en rien.

6o Soyez au rang des illustres bienfaiteurs ou des illustres ingrats, cela ne me fait rien; je penserai toujours de même; toujours même admiration, mêmes sentiments.

<96>7o Malgré les cinq cent mille hommes à baïonnettes qui sont en Allemagne, je dis, moi Suisse, moi rat, que vous aurez la paix, et que vous ne perdrez rien, à moins qu'il ne vous arrive quelque malheur horrible qu'on ne peut prévoir.

8o Souffrez encore que je dise que V. M. ne réussira jamais par le canal de l'homme que vous avez fait parler à un ambassadeur de ... V. M. voit que je suis instruit.

9o Souffrez encore que je représente qu'on a mis beaucoup trop de personnel dans tout ceci. Je ne parle pas en l'air. On peut se moquer de ses confrères les poëtes; mais point d'injures de roi à roi. Je vous ai ouï dire un jour qu'il faut paroles douces et actions fermes. Vous avez rempli parfaitement la moitié de ce bel adage.

10o Soyez, je vous en conjure, très-persuadé que je ne veux point me faire de fête, mais que je suis entièrement au fait, par une destinée bizarre, de la manière dont on pense. Je ne demande rien, ni ne peux rien demander à la cour de France, ni ne veux rien. Mais seulement, pour le bien de la chose, si V. M. veut jamais faire savoir ou des faits ou des pensées, insinuer des idées sans se compromettre, elle sera servie avec exactitude. Oui, je veux avoir l'honneur secret et la consolation secrète de vous servir, et je répète qu'il n'y a au monde ni moine, ni rat plus à portée que moi d'obéir à vos ordres sans vous commettre en rien. Je ris que la chose soit ainsi. Je trouve cela comique. Mais comptez que le zèle du rat est aussi réel que son profond respect et son admiration.

Soixante-sept, et non pas soixante-deux.

<97>

379. A VOLTAIRE.

Radebourg, 21 juin 1760.

Je reçois deux de vos lettres à la fois, l'une du 30 de mai, l'autre du 3 de juin. Vous me remerciez de ce que je vous rajeunis; j'ai donc été dans l'erreur de bonne foi. L'année 1718 a paru votre Œdipe; vous aviez alors dix-neuf ans; donc ....

Nous allions livrer bataille hier; l'ennemi, qui était ici, s'est retiré sur Radebourg, et mon coup se trouve manqué. Voilà des nouvelles que vous pouvez débiter par toute la Suisserie, si vous le voulez.

Vous me parlez toujours de la paix; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la ménager entre la France et l'Angleterre, à mon inclusion. Les Français ont voulu me jouer, et je les plante là; cela est tout simple. Je ne ferai point de paix sans les Anglais, et ceux-là n'en feront point sans moi. Je me ferais plutôt châtrer que de prononcer encore la syllabe de paix à vos Français.

Qu'est-ce que signifie cet air pacifique que votre duc affecte vis-à-vis de moi? Vous ajoutez qu'il ne peut pas agir selon sa façon de penser. Que m'importe cette façon de penser, s'il n'a point le libre arbitre de se conduire en conséquence? J'abandonne le tripot de Versailles au patelinage de ceux qui s'amusent aux intrigues. Je n'ai point de temps à perdre à ces futilités; et, dussé-je périr, je m'adresserais plutôt au Grand Mogol qu'à Louis le Bien-Aimé, pour sortir du labyrinthe où je me trouve.

Je n'ai rien dit contre lui. Je me repens amèrement d'en avoir écrit en vers plus de bien qu'il n'en mérite.97-a Et si, pendant la présente guerre, dont je le regarde comme le promoteur, je ne l'ai pas épargné dans quelques pièces,97-b c'est qu'il m'avait outré, et que je me<98> défends de toutes mes armes, quelque mal affilées qu'elles soient. Ces rogatons ne sont d'ailleurs connus de personne. Je ne comprends donc rien à ces personnalités, à moins que par là vous ne désigniez la Pompadour.

Je ne crois cependant pas qu'un roi de Prusse ait des ménagements à garder avec une demoiselle Poisson, surtout si elle est arrogante, et qu'elle manque à ce qu'elle doit de respect à des têtes couronnées.

Voilà ma confession, voilà tout ce que je pourrais dire à Minos, à Rhadamanthe, si j'étais obligé de comparaître à leur tribunal. Mais on me fait parler souvent sans que j'aie ouvert la bouche. On peut avoir mis sur mon compte des choses auxquelles je n'ai pas pensé. Ce sont des tours dont la cour de Vienne s'est souvent servie, et qui dans plus d'une occasion lui ont réussi.

Cette tracasserie, dans le fond, ne vaut pas la peine que j'en parle davantage. Vous faut-il des douceurs? A la bonne heure. Je vous dirai des vérités. J'estime en vous le plus beau génie que les siècles aient porté; j'admire vos vers, j'aime votre prose, surtout ces petites pièces détachées de vos Mélanges de littérature. Jamais aucun auteur avant vous n'a eu le tact aussi fin, ni le goût aussi sûr, aussi délicat que vous l'avez. Vous êtes charmant dans la conversation; vous savez instruire et amuser en même temps. Vous êtes la créature la plus séduisante que je connaisse, capable de vous faire aimer de tout le monde, quand vous le voulez. Vous avez tant de grâces dans l'esprit, que vous pouvez offenser, et mériter en même temps l'indulgence de ceux qui vous connaissent. Enfin vous seriez parfait, si vous n'étiez pas homme.

Contentez-vous de ce panégyrique abrégé. Voilà toutes les louanges que vous aurez de moi aujourd'hui. J'ai des ordres à donner, des lieux à reconnaître, des dispositions à faire, et des dépêches à dicter.

<99>Je recommande M. le comte de Tournay à la protection de son ange gardien, de la très-sainte et immaculée Vierge, et du chevalier puîné du p ... Vale.

P. S. Pour vous amuser peut-être, je joins à ma lettre un petit morceau, comme dit notre bon d'Argens.99-a J'ai composé ce morceau pour un Suisse qui sert depuis un an dans mon artillerie.99-b Cet honnête Suisse ayant fait tourner dans sa garnison, à Bréda, la tête à une belle Hollandaise, il m'a demandé à différentes reprises la permission de l'épouser quand notre paix serait faite. Je l'accorde enfin; mais la belle, se mourant d'amour, n'a pas voulu attendre si longtemps, et le bel amour s'est envolé à tire-d'aile. O tempus! o mores! Vous voyez que je n'oublie pas mon latin. Vale.99-c

380. AU MÊME.

Le 31 octobre 1760.

Je vous suis obligé de la part que vous prenez à quelques bonnes fortunes passagères que j'ai escroquées au hasard. Depuis ce temps, les Russes ont fait une furation99-d dans le Brandebourg; j'y suis accouru, ils se sont sauvés tout de suite, et je me suis tourné vers la Saxe, où les affaires demandaient ma présence. Nous avons encore deux grands mois de campagne par devers nous; celle-ci a été la plus<100> dure et la plus fatigante de toutes; mon tempérament s'en ressent, ma santé s'affaiblit, et mon esprit baisse à proportion que son étui menace ruine.

Je ne sais quelle lettre on a pu intercepter, que j'écrivis au marquis d'Argens;100-a il se peut qu'elle soit de moi; peut-être a-t-elle été fabriquée à Vienne.

Je ne connais le duc de Choiseul ni d'Eve ni d'Adam. Peu m'importe qu'il ait des sentiments pacifiques ou guerriers. S'il aime la paix, pourquoi ne la fait-il pas? Je suis si occupé de mes affaires, que je n'ai pas le temps de penser à celles des autres. Mais laissons là tous ces illustres scélérats, ces fléaux de la terre et de l'humanité.

Dites-moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d'écrire l'histoire des loups et des ours de la Sibérie? et que pourrez-vous rapporter du Czar, qui ne se trouve dans la Vie de Charles XII?100-b Je ne lirai point l'histoire de ces barbares; je voudrais même pouvoir ignorer qu'ils habitent notre hémisphère.

Votre zèle s'enflamme contre les jésuites et contre les superstitions. Vous faites bien de combattre contre l'erreur; mais croyez-vous que le monde changera? L'esprit humain est faible; plus des trois quarts des hommes sont faits pour l'esclavage du plus absurde fanatisme. La crainte du diable et de l'enfer leur fascine les yeux, et ils détestent le sage qui veut les éclairer. Le gros de notre espèce est sot et méchant. J'y recherche en vain cette image de Dieu dont les théologiens assurent qu'elle porte l'empreinte. Tout homme a une bête féroce en soi; peu savent l'enchaîner, la plupart lui lâchent le frein lorsque la terreur des lois ne les retient pas.

Vous me trouverez peut-être trop misanthrope. Je suis malade, je souffre, et j'ai affaire à une demi-douzaine de coquins et de coquines qui démonteraient un Socrate, un Antonin même. Vous êtes<101> heureux de suivre le conseil de Candide, et de vous borner à cultiver votre jardin. Il n'est pas donné à tout le monde d'en faire autant. Il faut que le bœuf trace un sillon, que le rossignol chante, que le dauphin nage, et que je fasse la guerre.

Plus je fais ce métier, et plus je me persuade que la fortune y a la plus grande part. Je ne crois pas que je le ferai longtemps : ma santé baisse à vue d'œil, et je pourrais bien aller bientôt entretenir Virgile de la Henriade, et descendre dans ce pays où nos chagrins, nos plaisirs et nos espérances ne nous suivent plus, où votre beau génie et celui d'un goujat sont réduits à la même valeur, où enfin on se retrouve dans l'état qui précéda la naissance.

Peut-être dans peu vous pourrez vous amuser à faire mon épitaphe. Vous direz que j'aimai les bons vers, et que j'en fis de mauvais; que je ne fus pas assez stupide pour ne pas estimer vos talents; enfin vous rendrez de moi le compte que Babouc rendit de Paris au génie Ituriel.101-a

Voici une grande lettre pour la position où je me trouve. Je la trouve un peu trop noire; cependant elle partira telle qu'elle est; elle ne sera point interceptée en chemin, et demeurera dans le profond oubli où je la condamne.

Adieu; vivez heureux, et dites un petit bénédicité en faveur des pauvres philosophes qui sont en purgatoire.

<102>

381. AU MÊME.102-a

Strehlen, novembre 1761.

Le solitaire des Délices ne se rira-t-il pas de moi et de tous les envois que je lui fais? Voici une pièce que j'ai faite pour Catt;102-b elle n'est pas dans le goût de mes élégies, que vous avez la bonté de caresser. Ce bon enfant, me voyant toujours avec mes stoïciens, me soutint, il y a quelques jours, que ces beaux messieurs n'aidaient point dans l'infortune; que Gresset, le Lutrin de Boileau, Chaulieu, vos ouvrages, convenaient mieux à ma triste situation que ces bavards philosophes, dont on pourrait se passer, surtout lorsqu'on avait en soi-même cette force d'âme qu'ils ne donnent et ne peuvent pas donner. Je lui fis mes humbles représentations. Il tint bon; et, quelques jours après notre belle conversation, je lui décochai cette Épître. Comme il me fallait une satisfaction du mal qu'il avait dit de mes stoïciens, je l'ai badiné sur quelques belles dames auxquelles il avait fait tourner violemment la tête. Les poëtes se permettent des exagérations, et ne s'en font aucun scrupule; aussi l'ai-je dépeint courant de conquêtes en conquêtes, ce qui, au fond, n'est pas trop dans son caractère et dans la trempe de son âme. Ne direz-vous pas, mon cher ermite, que je suis un vieux fou de m'occuper, dans les circonstances où je me trouve, de choses aussi frivoles? Mais j'endors ainsi mes soucis et mes peines. Je gagne quelques instants; et, ces instants, hélas! passés si vite, le diable reprend tous ses droits. Je me prépare à partir pour Breslau,102-c et pour y faire mes arrangements sur les héroïques boucheries de l'année prochaine. Priez pour un Don Qui<103>chotte qui doit guerroyer sans cesse, et qui n'a aucun repos à espérer, tant que l'acharnement de ses ennemis le persécutera. Je souhaite à l'auteur d'Alzire et de Mérope cette tranquillité dont me prive ma malheureuse étoile. Vale.

382. AU MÊME.103-a

Berlin, 1er janvier 1765.

Je vous ai cru si occupé à écraser l'infâme, que je n'ai pu présumer que vous pensiez à autre chose. Les coups que vous lui avez portés l'auraient terrassée il y a longtemps, si cette hydre ne renaissait sans cesse du fond de la superstition répandue sur toute la face de la terre. Pour moi, détrompé dès longtemps des charlataneries qui séduisent les hommes, je range le théologien, l'astrologue, l'adepte et le médecin dans la même catégorie.

J'ai des infirmités et des maladies; je me guéris moi-même par le régime et par la patience. La nature a voulu que notre espèce payât à la mort un tribut de deux et demi pour cent. C'est une loi immuable, contre laquelle la Faculté s'opposera vainement; et, quoique j'aie très-grande opinion de l'habileté du sieur Tronchin, il ne pourra cependant pas disconvenir qu'il y a peu de remèdes spécifiques, et que, après tout, des herbes et des minéraux pilés ne peuvent ni refaire ni redresser des ressorts usés et à demi détruits par le temps.

Les plus habiles médecins droguent le malade pour tranquilliser<104> son imagination, et le guérissent par le régime; et comme je ne trouve pas que des élixirs et des potions puissent me donner la moindre consolation, dès que je suis malade, je me mets à un régime rigoureux, et jusqu'ici je m'en suis bien trouvé.

Vous pouvez donc consoler l'Europe de la perte importante qu'elle croyait faire de mon individu (quoique je la trouve des plus minces); car, quoique je ne jouisse pas d'une santé bien ferme ni bien brillante, cependant je vis; et je ne suis pas du sentiment que notre existence vaille qu'on se donne la peine de la prolonger, quand même on le pourrait.

D'ailleurs, je vous suis fort obligé de la part que vous prenez à ma santé, et des choses obligeantes que vous me dites. Je regrette que votre âge donne de justes appréhensions de voir finir avec vous cette pépinière de grands hommes et de beaux génies qui ont signalé le siècle de Louis XIV. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

383. AU MÊME.

Sans-Souci, 25 novembre 1766 (1765).104-a

Cet extrait du Dictionnaire de Bayle dont vous me parlez est de moi. Je m'y étais occupé dans un temps où j'avais beaucoup d'affaires; l'édition s'en est ressentie. On en prépare à présent une nouvelle,<105> où les articles des courtisanes seront remplacés par ceux d'Ovide et de Lucrèce, et dans laquelle on restituera le bon article de David.

Je vous envoie, comme vous le souhaitez, cet extrait informe, et qui ne répond point à mon dessein. Il sera suivi de la nouvelle édition, dès qu'elle sera achevée. Mais ce ne sont que de légères chiquenaudes que j'applique sur le nez de l'infâme; il n'est donné qu'à vous de l'écraser.

Cette infime a eu le sort des catins. Elle a été honorée tant qu'elle était jeune; à présent, dans la décrépitude, chacun l'insulte. Le marquis d'Argens l'a assez maltraitée dans son Julien.105-a Cet ouvrage est moins incorrect que les autres; cependant je n'ai pas été content de la sortie qu'il a faite à propos de rien contre Maupertuis. Il ne faut point troubler la cendre des morts. Quelle gloire y a-t-il de combattre un homme que la mort a désarmé? Maupertuis, sans doute, a fait un mauvais ouvrage;105-b c'est une plaisanterie gravement écrite. Il aurait pu l'égayer, pour que personne ne pût s'y tromper. Vous prîtes la chose au tragique : vous attaquâtes sérieusement un badinage; et avec votre redoutable massue d'Hercule vous écrasâtes un moucheron.

Pour moi, qui voulais conserver la paix dans la maison, je fis tout ce que je pus pour vous empêcher d'éclater. Malgré tout ce que je vous disais, vous en devîntes le perturbateur; vous composâtes un libelle presque sous mes yeux; vous vous servîtes d'une permission que je vous avais donnée pour un autre ouvrage,105-c pour imprimer ce libelle. Enfin vous avez eu tous les torts du monde vis-à-vis de moi; j'ai souffert ce qui pouvait se souffrir, et je supprime tout ce que<106> votre conduite me donna d'ailleurs de justes sujets de plainte, parce que je me sens capable de pardonner.106-a

Vous n'avez rien perdu en quittant ce pays. Vous voilà à Ferney, entre votre nièce et des occupations que vous aimez, respecté comme le dieu des beaux-arts, comme le patriarche des écraseurs, couvert de gloire, et jouissant, de votre vivant, de toute votre réputation; d'autant plus que, éloigné au delà de cent lieues de Paris, on vous considère comme mort, et l'on vous rend justice.

Mais de quoi vous avisez-vous de me demander des vers? Plutus a-t-il jamais requis Vulcain de lui fournir de l'or? Téthys a-t-elle jamais sollicité le Rubicon de lui donner son filet d'eau? Puisque, dans un temps où les rois et les empereurs étaient acharnés à me dépouiller, un misérable, s'alliant avec eux, me pilla mon livre,106-b puisqu'il a paru, je vous en envoie un exemplaire en gros caractère.106-c Si votre nièce se coiffe à la grecque ou à l'éclipsé, elle pourra s'en servir pour des papillotes.

J'ai fait des poésies médiocres; en fait de vers, les médiocres et les mauvais sont égaux. Il faut écrire comme vous, ou se taire.

Il n'y a pas longtemps qu'un Anglais qui vous a vu a passé ici; il m'a dit que vous étiez un peu voûté, mais que ce feu que Prométhée déroba ne vous manque point. C'est l'huile de la lampe; ce feu vous soutiendra. Vous irez à l'âge de Fontenelle, en vous moquant de ceux qui vous payent des rentes viagères, et en faisant une épigramme quand vous aurez achevé le siècle. Enfin, comblé d'ans, rassasié de gloire, et vainqueur de l'infâme, je vous vois monter l'Olympe, soutenu par les génies de Lucrèce, de Sophocle, de Virgile<107> et de Locke, placé entre Newton et Épicure, sur un nuage brillant de clarté.

Pensez à moi quand vous entrerez dans votre gloire, et dites comme celui que vous savez : « Ce soir tu seras assis à ma table. »107-a

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

384. AU MÊME.

Berlin, 8 janvier 1766.

Non, il n'est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez conservé toute la gaîté et l'aménité de votre jeunesse. Votre lettre sur les miracles m'a fait pouffer de rire. Je ne m'attendais pas à m'y trouver, et je fus surpris de m'y voir placé entre les Autrichiens et les cochons.107-b Votre esprit est encore jeune, et, tant qu'il restera tel, il n'y a rien à craindre pour le corps. L'abondance de cette liqueur qui circule dans les nerfs, et qui anime le cerveau, prouve que vous avez encore des ressources pour vivre.

Si vous m'aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant votre lettre, vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont leurs faiblesses,107-c sans doute que la perfection n'est point leur partage; je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l'injustice qu'il<108> y a d'exiger des autres ce qu'on ne saurait accomplir, et à quoi soi-même on ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là; tout était dit, et je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de grands talents pour couvrir quelques faiblesses. Il n'y a que les talents qui distinguent les grands hommes du vulgaire. On peut s'empêcher de commettre des crimes; mais on ne peut corriger un tempérament qui produit de certains défauts, comme la terre la plus fertile, en même temps qu'elle porte le froment, fait éclore l'ivraie.108-a L'infâme ne donne que des herbes venimeuses. Il vous est réservé de l'écraser avec votre redoutable massue, avec les ridicules que vous répandez sur elle, et qui portent plus de coups que tous les arguments.108-b Peu d'hommes savent raisonner, tous craignent le ridicule.

Il est certain que ce qu'on appelle honnêtes gens en tout pays commence à penser. Dans la superstitieuse Bohême, en Autriche, ancien siége du fanatisme, les personnes de mise commencent à ouvrir les yeux. Les images des saints n'ont plus ce culte dont elles avaient joui autrefois. Quelques barrières que la cour oppose à l'entrée des bons ouvrages, la vérité perce, nonobstant toutes ces sévérités. Quoique les progrès ne soient pas rapides, c'est toutefois un grand point que de voir un certain monde qui déchire le bandeau de la superstition.

Dans nos pays protestants on va plus vite; et peut-être ne faudra t-il plus qu'un siècle pour que les animosités qui naquirent des parties sub utraque,108-c et la Sorbonne, soient entièrement éteintes. De ce vaste domaine du fanatisme, il ne reste guère que la Pologne, le Portugal, l'Espagne et la Bavière, où la crasse ignorance et l'engourdissement des esprits maintiennent encore la superstition.

<109>Pour vos Genevois, depuis que vous y êtes, ils sont non seulement mécroyants, ils sont encore devenus tous de beaux esprits. Ils font des conversations entières en antithèses et en épigrammes. C'est un miracle par vous opéré. Qu'est-ce que ressusciter un mort, en comparaison de donner de l'imagination à qui la nature en a refusé? En France, aucun conte de balourdise qui ne roule sur un Suisse; en Allemagne, quoique nous ne passions pas pour les plus découplés, nous plaisantons cependant la nation helvétique. Vous avez tout changé. Vous créez des êtres où vous résidez; vous êtes le Prométhée de Genève. Si vous étiez demeuré ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité qui préside aux choses de la vie n'a pas voulu que nous jouissions de tant d'avantages.

A peine aviez-vous quitté votre patrie, que la belle littérature y tomba en langueur; et je crains que la géométrie n'étouffe en ce pays le peu de germe qui pouvait reproduire les beaux-arts. Le bon goût fut enterré à Rome dans le tombeau de Virgile, d'Ovide et d'Horace; je crains que la France, en vous perdant, n'éprouve le sort des Romains.

Quoi qu'il arrive, j'ai été votre contemporain. Vous durerez autant que j'ai à vivre, et je m'embarrasse peu du goût, de la stérilité ou de l'abondance de la postérité.

Adieu; cultivez votre jardin,109-a car voilà ce qu'il y a de plus sage.

<110>

385. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 1er février 1766.

Sire, je vous fais très-tard mes remercîments; mais c'est que j'ai été sur le point de ne vous en faire jamais aucun. Ce rude hiver m'a presque tué; j'étais tout près d'aller trouver Bayle, et de le féliciter d'avoir eu un éditeur qui a encore plus de réputation que lui dans plus d'un genre; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que V. M. en a usé avec lui comme Jurieu; elle a tronqué l'article David. Je vois bien qu'on a imprimé l'ouvrage sur la seconde édition de Bayle. C'est bien dommage de ne pas rendre à ce David toute la justice qui lui est due; c'était un abominable Juif, lui et ses psaumes. Je connais un roi plus puissant que lui et plus généreux, qui, à mon gré, fait de meilleurs vers. Celui-là ne fait point danser les collines comme des béliers, et les béliers comme des collines.110-a Il ne dit point qu'il faut écraser les petits enfants contre la muraille,110-b au nom du Seigneur; il ne parle point éternellement d'aspics et de basilics. Ce qui me plaît surtout de lui, c'est que dans toutes ses Épîtres il n'y a pas une seule pensée qui ne soit vraie; son imagination ne s'égare point. La justesse est le fond de son esprit; et, en effet, sans justesse il n'y a ni esprit ni talent.

Je prends la liberté de lui envoyer un caillou du Rhin 110-c pour un boisseau de diamants. Voilà les seuls marchés que je puisse faire avec lui.

Les dévotes de Versailles n'ont pas été trop contentes du peu de<111> confiance que j'ai en sainte Geneviève; mais le monarque philosophe prendra mon parti.

Puisque les aventures de Neufchâtel l'ont fait rire, en voici d'autres que je souhaite qui l'amusent. Comme ce sont des affaires graves qui se passent dans ses États, il est juste qu'elles soient portées au tribunal de sa raison.

Il y a en France un nouveau procès tout semblable à celui des Calas;111-a et il paraîtra dans quelque temps un mémoire signé de plusieurs avocats, qui pourra exciter la curiosité et la sensibilité. On verra que nos papistes sont toujours persuadés que les protestants égorgent leurs enfants pour plaire à Dieu. Si S. M. veut avoir ce mémoire, je la supplie de me faire dire par quelle voie je dois l'adresser. J'ignore s'il le faut mettre à la poste, ou le faire partir par les chariots d'Allemagne.

386. A VOLTAIRE.

Potsdam, 25 février 1766.

J'aurais été fâché de vous savoir sitôt en la compagnie de Bayle. Hâtez-vous lentement à faire ce voyage, et souvenez-vous que vous faites l'ornement de la littérature française, dans ce siècle où les lettres humaines commencent à dépérir. Mais vous vivrez longtemps; votre vieillesse est comme l'enfance d'Hercule. Ce dieu écrasait des serpents dans son berceau; et vous, chargé d'années, vous écrasez l'infâme.

<112>Vos vers sur la mort du Dauphin112-a sont beaux. Je crois qu'ils ont attaqué sainte Geneviève mal à propos, parce que la Reine et la moitié de la cour ont fait des vœux ridicules, au cas que le Dauphin en réchappât. La Reine a voulu aller à pied de Versailles à l'église de Saint-Médard.112-b Vous n'ignorez pas sans doute la sainte conversation de l'évêque de Beauvais avec Dieu, qui lui répondit : « Nous verrons ce que nous avons à faire. »

Dans un temps où les évêques parlent à Dieu, et où les reines font des pèlerinages, les ossements des bergères l'emportent sur les statues des héros, et on plante là les philosophes et les poëtes. Les progrès de la raison humaine sont plus lents qu'on ne le croit. En voici la véritable cause : presque tout le monde se contente d'idées vagues des choses; peu ont le temps de les examiner et de les approfondir. Les uns, garrottés par les chaînes de la superstition dès leur enfance, ne veulent ou ne peuvent les briser; d'autres, livrés aux frivolités, n'ont pas un mot de géométrie dans leur tête, et jouissent de la vie, sans qu'un moment de réflexion interrompe leurs plaisirs. Ajoutez à cela des âmes timides, des femmes peureuses; et ce total compose la société. S'il se trouve donc un homme sur mille qui pense, c'est beaucoup. Vous et vos semblables écrivez pour lui; le reste se scandalise, et vous damne charitablement. Pour moi, qui ne vous scandalise point, je ferai mon profit honnête du mémoire des avocats et de toutes les bonnes pièces que vous voudrez m'envoyer.

Je crois qu'il faut que toute la correspondance de la Suisse passe par Francfort-sur-le-Main pour nous parvenir. Je n'en suis cependant pas informé au juste. Ah! si du moins vous aviez fait quelque séjour à Neufchâtel, vous auriez donné de l'esprit au modérateur, à la sainte séquelle.112-c A présent ce canton est comme la Béotie, en com<113>paraison de Ferney et des lieux où vous habitez, et nous comme les Lapons. N'oubliez pas ces Lapons; ils aiment vos ouvrages, et s'intéressent à votre conservation.

387. AU MÊME.113-a

(Juillet 1766.)

Vous présumez mieux de moi que je ne le fais moi-même; vous me soupçonnez d'être l'auteur d'un Abrégé de l'Histoire ecclésiastique et de sa Préface.113-b Cela n'est guère plausible. Un homme sans cesse occupé de guerres ou d'affaires n'a pas le temps d'étudier l'histoire ecclésiastique. J'ai plus fait de manifestes durant ma vie que je n'ai lu de bulles. J'ai combattu des croisés, des gens avec des toques bénites, que le saint-père avait fortifiés dans le zèle qu'ils marquaient pour me détruire; mais ma plume, moins téméraire que mon épée, respecte les objets qu'une longue coutume a rendus vénérables. Je vois avec étonnement, par votre lettre, que vous pourriez choisir une autre retraite que la Suisse, et que vous pensez au pays de Clèves. Cet asile vous sera ouvert en tout temps. Comment le refuserais-je à un homme qui a tant fait d'honneur aux lettres, à sa patrie, à l'humanité, enfin à son siècle? Vous pouvez aller de Suisse à Clèves sans fatigue, si vous vous embarquez à Bâle; vous pouvez faire ce voyage en quinze jours, sans presque sortir de votre lit.

J'ai lu avec plaisir la petite brochure113-c que vous m'avez envoyée;<114> elle fera plus d'impression qu'un gros livre; peu de gens raisonnent, au lieu que chaque individu est susceptible d'émotion à la narration simple d'un fait. Il ne m'en fallait pas tant pour assister ces malheureux que le fanatisme prive de leur patrie dans le royaume le plus policé de l'Europe; ils trouveront des secours, et même un établissement, s'ils le veulent, qui pourra les soustraire aux atrocités de la persécution et aux longues formalités d'une justice que peut-être on ne leur rendra pas. Voilà ce que je puis faire, et ce que je m'offre d'exécuter, tant en faveur de l'auteur de la Henriade que de sa nièce, de son jésuite Adam, et de son hérétique Sirven. Je prie le ciel qu'il les conserve tous dans sa sainte garde.

388. AU MÊME.

Potsdam, 7 août 1766.

Mon neveu114-a m'a écrit qu'il se proposait de visiter, en passant, le philosophe de Ferney. Je lui envie le plaisir qu'il a eu de vous entendre. Mon nom était de trop dans vos conversations; et vous aviez tant de matières à traiter, que leur abondance ne vous imposait pas la nécessité d'avoir recours au Philosophe de Sans-Souci pour fournir à vos entretiens.

Vous me parlez d'une colonie de philosophes qui se proposent de s'établir à Clèves. Je ne m'y oppose point; je puis leur accorder tout ce qu'ils demandent, au bois près, que le séjour de leurs compatriotes a presque entièrement détruit dans ces forêts, toutefois à condition qu'ils ménagent ceux qui doivent être ménagés, et que, en imprimant, ils observent de la décence dans leurs écrits.

<115>La scène qui s'est passée à Abbeville est tragique; mais n'y a-t-il pas de la faute de ceux qui ont été punis? Faut-il heurter de front des préjugés que le temps a consacrés dans l'esprit des peuples? et, si l'on veut jouir de la liberté de penser, faut-il insulter à la croyance établie? Quiconque ne veut point remuer est rarement persécuté. Souvenez-vous de ce mot de Fontenelle : « Si j'avais la main pleine de vérités, je penserais plus d'une fois avant de l'ouvrir. »

Le vulgaire ne mérite pas d'être éclairé; et, si votre parlement a sévi contre ce malheureux jeune homme115-a qui a frappé le signe que les chrétiens révèrent comme le symbole de leur salut, accusez-en les lois du royaume. C'est selon ces lois que tout magistrat fait serment de juger; il ne peut prononcer la sentence que selon ce qu'elles contiennent; et il n'y a de ressource pour l'accusé qu'en prouvant qu'il n'est pas dans le cas de la loi.

Si vous me demandiez si j'aurais prononcé un arrêt aussi dur, je vous dirais que non, et que, selon mes lumières naturelles, j'aurais proportionné la punition au délit. Vous avez brisé une statue, je vous condamne à la rétablir; vous n'avez pas ôté le chapeau devant le curé de la paroisse qui portait ce que vous savez, eh bien, je vous condamne à vous présenter quinze jours consécutifs sans chapeau à l'église; vous avez lu les ouvrages de Voltaire; oh çà, monsieur le jeune homme, il est bon de vous former le jugement; pour cet effet, on vous enjoint d'étudier la Somme de saint Thomas et le guide-âne de monsieur le curé. L'étourdi aurait peut-être été puni plus sévèrement de cette manière qu'il ne l'a été par les juges; car l'ennui est un siècle, et la mort un moment.115-b

Que le ciel ou la destinée écarte cette mort de votre tête, et que vous éclairiez doucement et paisiblement ce siècle que vous illustrez!<116> Si vous venez à Clèves, j'aurai encore le plaisir de vous revoir, et de vous assurer de l'admiration que votre génie m'a toujours inspirée. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

389. AU MÊME.

Potsdam, 13 août 1766.

Je compte que vous aurez déjà reçu ma réponse à votre avant-dernière lettre. Je ne puis trouver l'exécution d'Abbeville aussi affreuse que l'injuste supplice de Calas. Ce Calas était innocent; le fanatisme se sacrifie cette victime, et rien dans cette action atroce ne peut servir d'excuse aux juges. Bien loin de là, ils se soustraient aux formalités des procédures, et ils condamnent au supplice sans avoir des preuves, des convictions, des témoins.

Ce qui vient d'arriver à Abbeville est d'une nature bien différente. Vous ne contesterez pas que tout citoyen doit se conformer aux lois de son pays; or, il y a des punitions établies par les législateurs pour ceux qui troublent le culte adopté par la nation. La discrétion, la décence, surtout le respect que tout citoyen doit aux lois, obligent donc de ne point insulter au culte reçu, et d'éviter le scandale et l'insolence. Ce sont ces lois de sang qu'on devrait réformer, en proportionnant la punition à la faute; mais, tant que ces lois rigoureuses demeureront établies, les magistrats ne pourront pas se dispenser d'y conformer leur jugement.

Les dévots, en France, crient contre les philosophes, et les accusent d'être la cause de tout le mal qui arrive. Dans la dernière guerre, il y eut des insensés qui prétendirent que l'Encyclopédie était cause des<117> infortunes qu'essuyaient les armées françaises. Il arrive, pendant cette effervescence, que le ministère de Versailles a besoin d'argent, et il sacrifie au clergé, qui en promet, des philosophes qui n'en ont point, et qui n'en peuvent donner. Pour moi, qui ne demande ni argent ni bénédiction, j'offre des asiles aux philosophes, pourvu qu'ils soient sages, qu'ils soient aussi pacifiques que le beau titre dont ils se parent le sous-entend; car toutes les vérités ensemble qu'ils annoncent ne valent pas le repos de l'âme, seul bien dont les hommes puissent jouir sur l'atome qu'ils habitent. Pour moi, qui suis un raisonneur sans enthousiasme, je désirerais que les hommes fussent raisonnables, et surtout qu'ils fussent tranquilles.

Nous connaissons les crimes que le fanatisme de religion a l'ait commettre. Gardons-nous d'introduire le fanatisme dans la philosophie; son caractère doit être la douceur et la modération. Elle doit plaindre la fin tragique d'un jeune homme qui a commis une extravagance; elle doit démontrer la rigueur excessive d'une loi faite dans un temps grossier et ignorant; mais il ne faut pas que la philosophie encourage à de pareilles actions, ni qu'elle fronde des juges qui n'ont pu prononcer autrement qu'ils l'ont fait.

Socrate n'adorait pas les deos majorum et minorum gentium; toutefois il assistait aux sacrifices publics. Gassendi allait à la messe, et Newton au prône.

La tolérance, dans une société, doit assurer à chacun la liberté de croire ce qu'il veut; mais cette tolérance ne doit pas s'étendre à autoriser l'effronterie et la licence de jeunes étourdis qui insultent audacieusement à ce que le peuple révère. Voilà mes sentiments, qui sont conformes à ce qu'assurent la liberté et la sûreté publique, premier objet de toute législation.

Je parie que vous pensez, en lisant ceci : Cela est bien allemand, cela se ressent bien du flegme d'une nation qui n'a que des passions ébauchées.

<118>Nous sommes, il est vrai, une espèce de végétaux, en comparaison des Français; aussi n'avons-nous produit ni Jérusalem délivrée, ni Henriade. Depuis que l'empereur Charlemagne s'avisa de nous faire chrétiens en nous égorgeant, nous le sommes restés; à quoi peut-être a contribué notre ciel toujours chargé de nuages, et les frimas de nos longs hivers.

Enfin prenez-nous tels que nous sommes. Ovide s'accoutuma bien aux mœurs des peuples de Tomes; et j'ai assez de vaine gloire pour me persuader que la province de Clèves vaut mieux que le lieu où le Danube se jette par sept bouches dans la mer Noire.118-a Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

390. AU MÊME.118-b

(Août 1766.)

Je crois que vous avez déjà reçu les lettres que je vous ai écrites sur le sujet des émigrants. Il ne dépend que des philosophes de partir, et d'établir leur séjour dans le lieu de mes États qui leur conviendra le mieux. Je n'entends plus parler de Tronchin;118-c je le crois parti, et, supposé qu'il soit encore ici, cela ne le rendra pas plus instruit de ce qui se passe chez moi et de ce que je vous écris. Quant à ceux de Berne,118-d je suis très-résolu à les laisser brûler des livres, s'ils y<119> trouvent du plaisir, parce que tout le monde est maître chez soi; et qu'importe à nous autres qu'ils brûlent M. de Fleury? N'avez-vous pas fait passer par les flammes les cantiques de Salomon pour les avoir mis en beaux vers français?119-a Lorsque les magistrats et les théologiens se mettent en train de brûler, ils jetteraient la Bible au feu, s'ils la rencontraient sous leurs mains. Toutes ces choses qui viennent d'arriver aux Calas, aux Sirven, et en dernier lieu à Abbeville, me font soupçonner que la justice est mal administrée en France, qu'on se précipite souvent dans les procédures, et qu'on s'y joue de la vie des hommes. Le président Montesquieu était prévenu pour cette jurisprudence, qu'il avait sucée avec le lait; cela ne m'empêche pas d'être persuadé qu'elle a grand besoin d'être réformée, et qu'il ne faut jamais laisser aux tribunaux le pouvoir d'exécuter des sentences de mort avant qu'elles n'aient été revues par des tribunaux suprêmes, et signées par le souverain. C'est une chose pitoyable que de casser des arrêts et des sentences quand les victimes ont péri; il faudrait punir les juges, et les restreindre avec tant d'exactitude, qu'on n'eût pas désormais de pareilles rechutes à craindre. Sancho Pança était un grand jurisconsulte; il gouvernait sagement son île de Barataria.119-b Il serait à souhaiter que les présidiaux eussent toujours sa belle sentence sous les yeux; ils respecteraient au moins davantage la vie des malheureux, s'ils se rappelaient qu'il vaut mieux sauver un coupable que de perdre un innocent. Si je me le rappelle bien, c'est à Toulouse119-c où il y a une messe fondée pour la pie qui couvre encore de honte la mémoire des magistrats inconsidérés qui firent exécuter une fille innocente, accusée d'un vol qu'une pie apprivoisée avait fait; mais ce qui me révolte le plus est cet usage barbare de donner la question aux gens condamnés, avant de les mener au supplice; c'est une cruauté<120> en pure perte, et qui fait horreur aux âmes compatissantes qui ont encore conservé quelque sentiment d'humanité. Nous voyons encore, chez les nations que les lettres ont le plus polies, des restes de l'ancienne férocité de leurs mœurs. Il est bien difficile de rendre le genre humain bon, et d'achever d'apprivoiser cet animal, le plus sauvage de tous. Cela me confirme dans mon sentiment, que les opinions n'influent que faiblement sur les actions des hommes; car je vois partout que leurs passions l'emportent sur le raisonnement. Supposons donc que vous parvinssiez à faire une révolution dans la façon de penser; la secte que vous formeriez serait peu nombreuse, parce qu'il faut penser pour en être, et que peu de personnes sont capables de suivre un raisonnement géométrique et rigoureux. Et ne comptez-vous pour rien ceux qui, par état, sont opposés aux rayons de lumière qui découvrent leur turpitude? ne comptez-vous pour rien les princes auxquels on a inculqué qu'ils ne règnent qu'autant que le peuple est attaché à la religion? ne comptez-vous pour rien ce peuple qui n'a de raison que les préjugés, qui hait les nouveautés en général, et qui est incapable d'embrasser celles dont il est question, qui demandent des têtes métaphysiques et rompues dans la dialectique pour être conçues et adoptées? Voilà de grandes difficultés que je vous propose, et qui, je crois, se trouveront éternellement dans le chemin de ceux qui voudront annoncer aux nations une religion simple et raisonnable.

Si vous avez quelque nouvel ouvrage dans votre portefeuille, vous me ferez plaisir de me l'envoyer; les livres nouveaux qui paraissent à présent font regretter ceux du commencement de ce siècle. L'Histoire de l'abbé Velly120-a est ce qu'il a paru de meilleur; car je n'appelle pas des livres tout ce tas d'ouvrages faits sur le commerce et sur l'agriculture par des auteurs qui n'ont jamais vu ni vaisseaux ni<121> charrues. Vous n'avez plus de poëtes dramatiques en France, plus de ces jolis vers de société dont on en voyait tant autrefois. Je remarque un esprit d'analyse et de géométrie dans tout ce qu'on écrit; mais les belles-lettres sont sur leur déclin; plus d'orateurs célèbres, plus de vers agréables, plus de ces ouvrages charmants qui faisaient autrefois une partie de la gloire de la nation française. Vous avez le dernier soutenu cette gloire; mais vous n'aurez point de successeurs. Vivez donc longtemps, conservez votre santé et votre belle humeur, et que le dieu du goût, les Muses et Apollon, par leur puissant secours, prolongent votre carrière, et vous rajeunissent plus réellement que les filles de Pelée n'eurent intention de rajeunir leur père! J'y prendrai plus de part que personne. Au moins, ayant parlé d'Apollon, il ne m'est plus permis, sans commettre un mélange profane, de vous recommander à la sainte garde de Dieu.

391. AU MÊME.

Breslau, 1er septembre 1766.121-a

Vous aurez vu, par ma lettre précédente, que des philosophes paisibles doivent s'attendre d'être bien reçus chez moi. Je n'ai point vu le fils de l'Hippocrate moderne, et ne lui ai point parlé. Je ne sais ce qui peut être transpiré du dessein de vos philosophes; je m'en lave les mains. Je suis ici dans une province où l'on préfère la physique à la métaphysique; on cultive les champs, on a rebâti huit mille maisons, et l'on fait des milliers d'enfants par an, pour remplacer ceux qu'une fureur politique et guerrière a fait périr.

<122>Je ne sais si, tout bien considéré, il n'est pas plus avantageux de travailler à la population qu'à faire de mauvais arguments. Les seigneurs et le peuple, occupés de leur rétablissement, vivent en paix; et ils sont si pleins de leur ouvrage, que personne ne fait attention au culte de son voisin. Les étincelles de haine de religion, qui se ranimaient souvent avant la guerre, sont éteintes; et l'esprit de tolérance gagne journellement dans la façon de penser des habitants. Croyez que le désœuvrement donne lieu à la plupart des disputes. Pour les éteindre en France, il ne faudrait que renouveler les temps des défaites de Poitiers et d'Azincourt; vos ecclésiastiques et vos parlements, fortement occupés de leurs propres affaires, ne penseraient qu'à eux, et laisseraient le public et le gouvernement tranquilles. C'est une proposition à faire à ces messieurs; je doute toutefois qu'ils l'approuvent.

Vos ouvrages sont répandus ici, et entre les mains de tout le monde. Il n'y a point de climat, point de peuple où votre nom ne perce, point de société policée où votre réputation ne brille.

Jouissez de votre gloire, et jouissez-en longtemps. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

392. AU MÊME.

Sans-Souci, 13 septembre 1766.

Vous n'avez pas besoin de me recommander les philosophes; ils seront tous bien reçus, pourvu qu'ils soient modérés et paisibles. Je ne peux leur donner ce que je n'ai pas. Je n'ai point le don des miracles, et ne puis ressusciter les bois du parc de Clèves, que les<123> Français ont coupés et brûlés; mais d'ailleurs ils y trouveront asile et sûreté.

Il me souvient d'avoir lu, dans ce livre brûlé dont vous me parlez, qu'il était imprimé à Berne; les Bernois ont donc exercé une juridiction légitime sur cet ouvrage. Ils ont brûlé des conciles, des controverses, des fanatiques et des papes; à quoi j'applaudis fort, en qualité d'hérétique. Ce ne sont que des niaiseries, en comparaison de ce qui vient de se passer à Abbeville. Rôtir des hommes passe la raillerie; jeter du papier au feu, c'est humeur.

Vous devriez, par représailles, faire un auto-da-fé à Ferney, et condamner aux flammes tous les ouvrages de théologie et de controverse de votre voisinage, en rassemblant autour du brasier des théologiens de toute secte pour les régaler de ce doux spectacle. Pour moi, dont la foi est tiède, je tolère tout le monde, à condition qu'on me tolère, moi, sans m'embarrasser même de la foi des autres.

Vos missionnaires dessilleront les yeux à quelques jeunes gens qui les liront ou les fréquenteront. Mais que de bêtes, dans le monde, qui ne pensent point! que de personnes livrées au plaisir, que le raisonnement fatigue! que d'ambitieux occupés de leurs projets! sur ce grand nombre, combien peu de gens aiment à s'instruire et à s'éclairer! Le brouillard épais qui aveuglait l'humanité aux dixième et treizième siècles est dissipé; cependant la plupart des yeux sont myopes; quelques-uns ont les paupières collées.

Vous avez en France les convulsionnaires; en Hollande on connaît les fils, ici les piétistes. Il y aura de ces espèces-là tant que le monde durera, comme il se trouve des chênes stériles dans les forêts, et des frelons près des abeilles.

Croyez que si des philosophes fondaient un gouvernement, au bout d'un demi-siècle le peuple se forgerait des superstitions nouvelles, et qu'il attacherait son culte à un objet quelconque qui frapperait les sens; ou il se ferait de petites idoles, ou il révérerait le<124> tombeau de ses fondateurs, ou il invoquerait le soleil, ou quelque absurdité pareille l'emporterait sur le culte pur et simple de l'Être suprême.

La superstition est une faiblesse de l'esprit humain; elle est inhérente à cet être; elle a toujours été, elle sera toujours. Les objets d'adoration pourront changer comme vos modes de France; mais que m'importe qu'on se prosterne devant une pâte de pain azyme, devant le bœuf Apis, devant l'arche d'alliance, ou devant une statue? Le choix ne vaut pas la peine; la superstition est la même, et la raison n'y gagne rien.

Mais de se bien portera soixante-dix ans, d'avoir l'esprit libre, d'être encore l'ornement du Parnasse à cet âge, comme dans sa première jeunesse, cela n'est pas indifférent. C'est votre destin; je souhaite que vous en jouissiez longtemps, et que vous soyez aussi heureux que le comporte la nature humaine. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

393. AU MÊME.

Sans-Souci, 24 octobre 1765 (1766).124-a

Si je n'ai pas l'art de vous rajeunir, j'ai toutefois le désir de vous voir vivre longtemps pour l'ornement et l'instruction de notre siècle.<125> Que serait-ce des belles-lettres, si elles vous perdaient? Vous n'avez point de successeur. Vivez donc le plus longtemps que cela sera possible.

Je vois que vous avez à cœur l'établissement de la petite colonie dont vous m'avez parlé. Je suis embarrassé comment vous répondre sur bien des articles. Cette maison de Moyland125-a dont vous me parlez, proche de Clèves, a été ruinée par les Français; et, autant que je me le rappelle, elle a été donnée en propriété à quelqu'un qui s'est engagé de la rétablir pour son usage. Les fermes que j'ai en ce pays-là s'amodient, et je ne saurais passer un contrat avec un autre fermier qu'après que l'échéance du bail sera terminée.

Cela n'empêchera pas que votre colonie ne s'établisse; et je crois que le moyen le plus simple serait que ces gens envoyassent quelqu'un à Clèves pour voir ce qui serait à leur convenance, et de quoi je puis disposer en leur faveur. Ce sera le moyen le plus court, et qui abrégera tous les malentendus auxquels l'éloignement des lieux et l'ignorance du local pourraient donner lieu.

Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l'humanité. Pour moi, qui connais beaucoup cette espèce à deux pieds, sans plumes, par les devoirs de mon état, je vous prédis que ni vous ni tous les philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition à laquelle il tient. La nature a mis cet ingrédient dans la composition de l'espèce; c'est une crainte, c'est une faiblesse, c'est une crédulité, une précipitation de jugement, qui, par un penchant ordinaire, entraîne les hommes dans le système du merveilleux.

Il est peu d'âmes philosophiques et d'une trempe assez forte pour détruire en elles les profondes racines que les préjugés de l'éducation y ont jetées. Vous en voyez dont le bon sens est détrompé des erreurs populaires, qui se révoltent contre les absurdités, et qui, à l'approche de la mort, redeviennent superstitieux par crainte, et meurent<126> en capucins; vous en voyez d'autres dont la façon de penser dépend de leur digestion bonne ou mauvaise.

Il ne suffit pas, à mon sens, de détromper les hommes; il faudrait pouvoir leur inspirer le courage d'esprit, ou la sensibilité et la terreur de la mort triompheront des raisonnements les plus forts et les plus méthodiques.

Vous pensez, parce que les quakers et les sociniens ont établi une religion simple, qu'en la simplifiant encore davantage on pourrait, sur ce plan, fonder une nouvelle croyance. Mais j'en reviens à ce que j'ai déjà dit, et suis presque convaincu que, si ce troupeau se trouvait considérable, il enfanterait en peu de temps quelque superstition nouvelle, à moins qu'on ne choisît, pour le composer, que des âmes exemptes de crainte et de faiblesse. Cela ne se trouve pas communément. Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s'élever contre le fanatisme, pourra rendre la race future plus tolérante que celle de notre temps; et c'est beaucoup gagner.

On vous aura l'obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus cruelle, de la plus barbare folie qui les ait possédés, et dont les suites font horreur.

Le fanatisme et la rage de l'ambition ont ruiné des contrées florissantes dans mon pays. Si vous êtes curieux du total des dévastations qui se sont faites, vous saurez qu'en tout j'ai fait rebâtir huit mille maisons en Silésie; en Poméranie et dans la Nouvelle-Marche, six mille cinq cents; ce qui fait, selon Newton et d'Alembert, quatorze mille cinq cents habitations.

La plus grande partie a été brûlée par les Russes. Nous n'avons pas fait une guerre aussi abominable; et il n'y a de détruit de notre part que quelques maisons dans les villes que nous avons assiégées, dont le nombre certainement n'approche pas de mille.126-a Le mauvais<127> exemple ne nous a pas séduits; et j'ai, de ce côté-là, ma conscience exempte de tout reproche.

A présent que tout est tranquille et rétabli, les philosophes, par préférence, trouveront des asiles chez moi, partout où ils voudront, à plus forte raison l'ennemi de Baal, ou de ce culte que, dans le pays où vous êtes, on appelle la prostituée de Babylone.

Je vous recommande à la sainte garde d'Épicure, d'Aristippe, de Locke, de Gassendi, de Bayle, et de toutes ces âmes épurées de préjugés que leur génie immortel a rendues des chérubins attachés à l'arche de la vérité.

Si vous voulez nous faire passer quelques livres dont vous parlez, vous ferez plaisir à ceux qui espèrent en celui qui délivrera son peuple du joug des imposteurs.

394. AU MÊME.

Sans-Souci, 3 novembre 1766.

Je ne suis pas le seul qui remarque que le génie et les talents sont plus rares en France et en Europe dans notre siècle qu'à la fin du siècle précédent. Il vous reste trois poëtes, mais qui sont du second ordre : La Harpe, Marmontel, et Saint-Lambert. Les injustices qui se font à Abbeville n'empêchent pas qu'un Parisien de génie n'achève une bonne tragédie.

Il est sans doute affreux d'égorger des innocents avec le glaive de la loi; mais la nation en rougit, mais le gouvernement pensera sans doute à prévenir de tels abus. Il faut encore considérer que, plus un<128> État est vaste, plus il est exposé à ce que des subalternes abusent de l'autorité qui leur est confiée. Le seul moyen de l'empêcher est d'obliger tous les tribunaux du royaume de ne mettre en exécution les arrêts de mort qu'après qu'un conseil suprême a revu les procédures et confirmé leur sentence.

Il me semble que le jeune poëte, auteur du Triumvirat, n'a pas plus que soixante-treize ans. J'en juge ainsi, parce qu'un commençant ne connaît ni ne sent des nuances aussi fines qu'il en est dans le caractère d'Octave; que les deux actes que j'ai lus sont sans déclamation, et d'une simplicité qui ne plaît qu'après avoir épuisé toutes les fusées de la rhétorique. En supposant même qu'un jeune homme ait fait cet ouvrage, il est sûr qu'un sage l'a retouché et refondu. Vous m'en avez donné trop et trop peu pour vous arrêter en si beau chemin. Je vous compare aux rois : il en coûte à obtenir leur premier bienfait; celui-là donné, on les accoutume à donner de même.

J'ai lu votre article Julien128-a avec plaisir. Cependant j'aurais désiré que vous eussiez plus ménagé cet abbé de la Bletterie;128-b tout dévot, tout janséniste qu'il est, il a rendu, le premier, hommage à la vérité; il a rendu justice, quoique avec des ménagements qu'il lui convenait de garder, il a rendu justice, dis-je, au caractère de Julien. Il ne l'a point appelé apostat. Il faut tenir compte à un janséniste de sa sincérité. Je crois qu'il aurait été plus adroit de lui donner des éloges, comme on applaudit à un enfant qui commence à balbutier, pour l'encourager à mieux faire.

Le passage d'Ammien Marcellin est interpolé sans doute; vous n'avez, pour vous en convaincre, qu'à lire ce qui précède et ce qui suit. Ces deux phrases se lient si bien, que la fraude saute aux yeux. C'était le bon temps, dans les premiers siècles; on accommodait les<129> ouvrages à son gré. Josèphe s'en est ressenti également; l'Évangile de Jean, de même. Tout ce qui m'étonne, c'est que messieurs les correcteurs ne se soient pas aperçus de certaines incongruités qu'ils auraient pu rectifier avec un coup de plume, comme la double généalogie, la prophétie dont vous faites mention, et nombre d'erreurs de noms de villes, de géographie, etc., etc.; les ouvrages marqués au sceau de l'humanité, c'est-à-dire, de bévues, d'inconséquences, de contradictions, devaient ainsi se déceler eux-mêmes. L'abrutissement de l'espèce humaine, durant tant de siècles, a prolongé le fanatisme. Enfin vous avez été le Bellérophon qui a terrassé cette Chimère.

Vivez donc pour achever d'en disperser les restes. Mais surtout songez que le repos et la tranquillité d'esprit sont les seuls biens dont nous puissions jouir durant notre pèlerinage, et qu'il n'est aucune gloire qui en approche. Je vous souhaite ces biens, et je jure par Épicure et par Aristide que personne de vos admirateurs ne s'intéresse plus que moi à votre félicité.

395. AU MÊME.129-a

(Décembre 1766.)

Je vous fais mes remercîments pour la belle tragédie129-b que je viens de recevoir, et pour les ouvrages intéressants que j'attends encore, et qui ne tarderont pas d'arriver. J'ai donné commission de chercher l'Abrégé de Fleury, s'il s'en trouve à Berlin, pour vous l'envoyer. On prétend qu'un docteur Ernesti a réfuté cet ouvrage;129-c mais ce qu'il<130> y a de plaisant, c'est que, étant luthérien, il s'est vu nécessité de plaider la cause du pape, ce qui a fort édifié la cour de Saxe.

Je vous envoie en même temps un poëme130-a singulier pour le choix du sujet; ce sont les réflexions de l'empereur Marc-Aurèle mises en vers. J'aime encore la poésie. Je n'ai que de faibles talents; mais comme je ne barbouille du papier que pour m'amuser, aussi peu im-porte-t-il au public que je joue au whist ou que je lutte contre la difficulté de la versification; ceci est plus facile et moins hasardeux que d'attaquer l'hydre de la superstition. Vous croyez que je pense que le peuple a besoin du frein de la religion pour être contenu; je vous assure que ce n'est pas mon sentiment; au contraire, l'expérience me range entièrement de l'opinion de Bayle. Une société ne saurait subsister sans lois, mais bien sans religion, pourvu qu'il y ait un pouvoir qui, par des peines afflictives, contraigne la multitude à obéir à ces lois. Cela se confirme par l'expérience des sauvages qu'on a trouvés dans les îles Mariannes, qui n'avaient aucune idée métaphysique dans leur tête; cela se prouve encore plus par le gouvernement chinois, où le théisme est la religion de tous les grands de l'État. Cependant, comme vous voyez que dans cette vaste monarchie le peuple s'est abandonné à la superstition des bonzes, je soutiens qu'il en arriverait de même ailleurs, et qu'un État purgé de toute superstition ne se soutiendrait pas longtemps dans sa pureté, mais que de nouvelles absurdités reprendraient la place des anciennes, et cela, au bout de peu de temps. La petite dose de bon sens répandue sur la surface de ce globe est, ce me semble, suffisante pour fonder une société généralement répandue, à peu près comme celle des jésuites, mais non pas un Etat. J'envisage les travaux de nos philosophes d'à présent comme très-utiles, parce qu'il faut faire honte aux hommes du fanatisme et de l'intolérance, et que c'est servir l'humanité que de combattre ces folies cruelles et atroces qui ont trans<131>formé nos ancêtres en bêtes carnassières. Détruire le fanatisme, c'est tarir la source la plus funeste des divisions et des haines présentes à la mémoire de l'Europe, et dont on découvre les vestiges sanglants chez tous les peuples. Voilà pourquoi vos philosophes, s'ils viennent à Clèves, seront bien reçus; voilà pourquoi le baron de Werder, président de la chambre, a déjà été prévenu de les favoriser pour leur établissement; ils y trouveront sûreté, faveur et protection; ils y feront en liberté des vœux pour le Patriarche de Ferney; à quoi j'ajouterai un hymne en vers au dieu de la santé et de la poésie, pour qu'il nous conserve longues années son vicaire helvétique, que j'aime cent fois mieux que celui de saint Pierre, qui réside à Rome. Adieu.

P. S. Vous me demandez ce qu'il me semble de Rousseau de Genève. Je pense qu'il est malheureux et à plaindre. Je n'aime ni ses paradoxes, ni son ton cynique.131-a Ceux de Neufchâtel en ont mal usé envers lui : il faut respecter les infortunés; il n'y a que des âmes perverses qui les accablent.

396. DE VOLTAIRE.

Le 5 janvier 1767.

Sire, je me doutais bien que votre muse se réveillerait tôt ou tard. Je sais que les autres hommes seront étonnés que, après une guerre si longue et si vive, occupé du soin de rétablir votre royaume, gouvernant sans ministres, entrant dans tous les détails, vous puissiez cependant faire des vers français; mais moi, je n'en suis pas surpris,<132> parce que j'ai fort l'honneur de vous connaître. Mais ce qui m'étonne, je vous l'avoue, c'est que vos vers soient bons; je ne m'y attendais pas après tant d'années d'interruption. Des pensées fortes et vigoureuses, un coup d'œil juste sur les faiblesses des hommes, des idées profondes et vraies, c'est là votre partage dans tous les temps; mais pour du nombre et de l'harmonie, et très-souvent même des finesses de langage, à trois cents lieues de Paris, dans la Marche de Brandebourg, ce phénomène doit être assurément remarqué par notre Académie de Paris.

Savez-vous bien, Sire, que V. M. est devenue un auteur qu'on épluche?

Notre doyen, mon gros abbé d'Olivet, vient, dans une nouvelle édition de la Prosodie française, de vous critiquer sur le mot crêpe, dont vous avez retranché impitoyablement le dernier e dans une lettre à moi adressée, et imprimée dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci;132-a mais je ne crois pas que cette édition ait été faite sous vos yeux. Quoi qu'il en soit, vous voilà devenu un auteur classique, examiné comme Racine par notre doyen, cité devant notre tribunal des mots, et condamné sans appel à faire crêpe de deux syllabes.

Je me joins au doyen, et je vais intenter au Philosophe de Sans-Souci une accusation toute contraire. Vous avez donné deux syllabes au mot hait dans votre beau discours du Stoïcien.

Votre goût offensé haït l'absinthe amère.

Nous ne vous passerons pas cela. Le verbe haïr n'aura jamais deux syllabes à l'indicatif, je hais, tu hais, il hait; vous auriez beau nous battre encore,

<133>

Nous pourrions bien haïr les infidélités
De ceux qui par humeur ont fait de sots traités;
Nous pourrions bien haïr la fausse politique
De ceux qui, s'unissant avec nos ennemis,
Ont servi les desseins d'une cour tyrannique,
Et qui se sont perdus pour perdre leurs amis;

mais nous ne ferons jamais il hait de deux syllabes; prenez, Sire, votre parti là-dessus, et ayez la bonté de changer ce vers; cela vous sera bien aisé.133-a

Où est le temps, Sire, où j'avais le bonheur de mettre des points sur les i à Sans-Souci et à Potsdam? Je vous assure que ces deux années ont été les plus agréables de ma vie. J'ai eu le malheur de faire bâtir un château sur les frontières de France, et je m'en repens bien. Les Patagons, la poix-résine, l'exaltation de l'âme, et le trou pour aller tout droit au centre de la terre, m'ont écarté de mon véritable centre. J'ai payé ce trou bien chèrement. J'étais fait pour vous. J'achève ma vie dans ma petite et obscure sphère, précisément comme vous passez la vôtre au milieu de votre grandeur et de votre gloire. Je ne connais que la solitude et le travail; ma société est composée de cinq ou six personnes qui me laissent une liberté entière, et avec qui j'en use de même; car la société sans la liberté est un supplice. Je suis votre Gille en fait de société et de belles-lettres.

J'ai eu ces jours-ci une très-légère attaque d'apoplexie, causée par ma faute. Nous sommes presque toujours les artisans de nos disgrâces. Cet accident m'a empêché de répondre à V. M. aussitôt que je l'aurais voulu.

Le diable est déchaîné dans Genève. Ceux qui voulaient se reti<134>rer à Clèves restent. La moitié du conseil et ses partisans se sont enfuis; l'ambassadeur de France est parti incognito, et est venu se réfugier chez moi.

J'ai été obligé de lui prêter mes chevaux pour retourner à Soleure. Les philosophes qui se destinent à l'émigration sont fort embarrassés; ils ne peuvent vendre aucun effet, tout commerce est cessé, toutes les banques sont fermées. Cependant on écrira à M. le baron de Werder, conformément à la permission donnée par V. M.; mais je prévois que rien ne pourra s'arranger qu'après la fin de l'hiver.

J'attends avec la plus vive reconnaissance les douze belles Préfaces,134-a monument précieux d'une raison ferme et hardie, qui doit être la leçon des philosophes.

Vous avez grande raison, Sire; un prince courageux et sage, avec de l'argent, des troupes, des lois, peut très-bien gouverner les hommes sans le secours de la religion, qui n'est faite que pour les tromper; mais le sot peuple s'en fera bientôt une, et, tant qu'il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde.

V. M. rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition, je ne dis pas chez la canaille, qui n'est pas digne d'être éclairée, et à laquelle tous les jougs sont propres; je dis chez les honnêtes gens, chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser. Le nombre en est très-grand; c'est à vous de nourrir leur âme, c'est à vous de donner du pain blanc aux enfants de la maison, et de laisser le pain noir aux chiens. Je ne m'afflige de toucher à la mort que par mon profond regret de ne vous pas seconder dans cette noble entreprise, la plus belle et la plus respectable qui puisse signaler l'esprit humain.

<135>Alcide de l'Allemagne, soyez-en le Nestor; vivez trois âges d'homme pour écraser la tête de l'hydre.

397. A VOLTAIRE.

Berlin, 16 janvier 1767.

J'ai lu toutes les pièces que vous m'avez envoyées. Je trouve le Triumvirat rempli de beaux détails. Les pièces contre l'infâme sont si fortes, que, depuis Celse, on n'a rien publié de plus frappant. L'ouvrage de Boulanger135-a est supérieur à l'autre, et plus à la portée des gens du monde, pour qui de longues déductions fatiguent l'esprit, relâché et détendu par les frivolités qui l'énervent continuellement.135-b

Il ne reste plus de refuge au fantôme de l'erreur. Il a été flagellé et frappé sur toutes ses faces, sur tous ses côtés. Partout je vois ses blessures, et nulle part d'empiriques empressés à pallier son mal. Il est temps de prononcer son oraison funèbre et de l'enterrer. Vous défaites le charme, et l'illusion se dissipe en fumée. Je crains bien qu'il n'en soit pas ainsi des troubles intestins de Genève. J'augure, selon les nouvelles publiques, que nous touchons au dénoûment, qui causera ou une révolution dans le gouvernement, ou quelque tragédie sanglante.

Quoi qu'il en arrive, les malheureux trouveront un asile ouvert où ils le souhaitent. C'est à eux à déterminer le moment où ils voudront en profiter.

<136>La cour de France traite ces gens avec une hauteur inouïe, et j'avoue que j'ai peine à concevoir pourquoi sa décision se trouve actuellement diamétralement opposée à celle qu'elle porta sur la même affaire, il y a trente années. Ce qui était juste alors doit l'être à présent. Les lois sur lesquelles cette république est fondée n'ont point changé; le jugement devrait donc être le même. Voilà ce que l'on pense dans le Nord sur cette affaire.

Peut-être dans le Sud fait-on des gloses sur la liberté de conscience sollicitée pour les dissidents. Je me suis fourré dans la comparsa, et je n'ai pas voulu jouer un rôle principal dans cette scène. Les rois d'Angleterre et du Nord ont pris le même parti; l'impératrice de Russie décidera cette querelle avec la république de Pologne comme elle pourra. Les dissensions polonaises et les négociations italiennes sont à peu près de la même espèce; il faut vivre longtemps et avoir une patience angélique pour en voir la fin.

Je vous souhaite, en attendant, la bonne année, santé, tranquillité et bonheur, et qu'Apollon, ce dieu des vers et de la médecine, vous comble de ses doubles faveurs. Vale.

398. AU MÊME.

Potsdam, 10 février 1767.

L'accident qui vous est arrivé attriste tous ceux qui l'ont appris. Nous nous flattons cependant que ce sera sans suite; vous n'avez presque point de corps, vous n'êtes qu'esprit, et cet esprit triomphe des maladies et des infirmités de la nature qu'il vivifie.

Je vous félicite des avantages qu'a remportés le peuple de Genève<137> sur le conseil des Deux-Cents et sur les médiateurs. Cependant il paraît que ce succès passager ne sera pas de longue durée. Le canton de Berne et le Roi Très-Chrétien sont des ogres qui avalent de petites républiques en se jouant. On ne les offense pas impunément; et, si ces ogres se mettent de mauvaise humeur, c'en est fait à tout jamais de notre Rome calviniste. Les causes secondes en décideront. Je souhaite qu'elles tournent les choses à l'avantage des bourgeois, qui me paraissent avoir le droit pour eux. Au cas de malheur, ils trouveront l'asile qu'ils ont demandé, et les avantages qu'ils désirent.

Je vous remercie des corrections de mes vers; j'en ferai bon usage. La poésie est un délassement pour moi. Je sais que le talent que j'ai est des plus bornés; mais c'est un plaisir d'habitude dont je me priverais avec peine, qui ne porte préjudice à personne, d'autant plus que les pièces que je compose n'ennuieront jamais le public, qui ne les verra pas.

Je vous envoie encore deux contes.137-a C'est un genre différent que j'ai essayé pour varier la monotonie des sujets graves par des matières légères et badines. Je crois que vous devez avoir reçu des Abrégés de Fleury, autant qu'on en a pu trouver chez le libraire.

Voilà les jésuites qui pourraient bien se faire chasser d'Espagne. Ils se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas, et la cour prétend savoir qu'ils ont excité les peuples à la sédition.

Ici, dans mon voisinage, l'impératrice de Russie se déclare protectrice des dissidents; les évêques polonais en sont furieux. Quel malheureux siècle pour la cour de Rome! on l'attaque ouvertement en Pologne, on a chassé ses gardes du corps de France et de Portugal. Il paraît qu'on en fera autant en Espagne.

Les philosophes sapent ouvertement les fondements du trône apostolique : on persifle le grimoire du magicien; on éclabousse l'auteur<138> de sa secte; on prêche la tolérance; tout est perdu. Il faut un miracle pour relever l'Église. C'est elle qui est frappée d'un coup d'apoplexie terrible; et vous aurez encore la consolation de l'enterrer et de lui faire son épitaphe, comme vous fîtes autrefois pour la Sorbonne.

L'Anglais Woolston prolonge la durée de l'infâme, selon son calcul, à deux cents ans; il n'a pu calculer ce qui est arrivé tout récemment. Il s'agit de détruire le préjugé qui sert de fondement à cet édifice. Il s'écroule de lui-même, et sa chute n'en devient que plus rapide.

Voilà ce que Bayle a commencé de faire; il a été suivi par nombre d'Anglais, et vous avez été réservé pour l'accomplir.

Jouissez longtemps en paix de toutes les sortes de lauriers dont vous êtes couvert; jouissez de votre gloire, et du rare bonheur de voir qu'à votre couchant vos productions sont aussi brillantes qu'à votre aurore.

Je souhaite que ce couchant dure longtemps, et je vous assure que je suis un de ceux qui y prennent le plus d'intérêt.

399. AU MÊME.

Potsdam, 20 février 1767.

Je suis bien aise que ce livre qu'on a eu tant de peine à trouver ici vous soit parvenu, puisque vous le souhaitiez. Ce pauvre abbé Fleury, qui en est l'auteur, a eu le chagrin de l'avoir vu mettre à l'index138-a à la<139> cour de Rome. Il faut avouer que l'histoire de l'Église est plutôt un sujet de scandale que d'édification.

L'auteur de la Préface a raison, en ce qu'il soutient139-a que l'ouvrage des hommes se décèle dans toute la conduite des prêtres qui altèrent cette religion (sainte en elle-même139-b) de concile en concile, la surchargent d'articles de foi, et puis la tournent toute en pratiques extérieures, et finissent enfin par saper les mœurs avec leurs indulgences et leurs dispenses, qui ne semblent inventées que pour soulager les hommes du poids de la vertu; comme si la vertu n'était pas d'une nécessité absolue pour toute société, comme si quelque religion pouvait être tolérée, sitôt qu'elle devient contraire aux bonnes mœurs.

Il y aurait de quoi composer des volumes sur cette matière; et les petits ruisseaux que je pourrais fournir se perdraient dans les immenses réservoirs et les vastes mers de votre seigneurie de Ferney. Vous écrire sur ce sujet, ce serait porter des corneilles à Athènes.139-c

J'en viens à vos pauvres Génevois. Selon ce que disent les papiers publics, il paraît que votre ministère de Versailles s'est radouci sur ce sujet. Je le souhaite pour Je bien de l'humanité. Pourquoi changer les lois d'un peuple qui veut les conserver? pourquoi tracasser? Certainement il n'en reviendra pas une grande gloire à la France d'avoir pu opprimer une pauvre république voisine. C'est les Anglais qu'il faut vaincre, c'est contre eux qu'il y a de la réputation à gagner; car ces gens sont fiers, et savent se défendre. Je ne sais si on réussira en France à établir leur banque. L'idée en est bonne; mais moi qui vois ces choses de loin, et qui peux me tromper, je ne crois pas qu'on ait bien pris son temps pour l'établir. Il faut avoir du crédit<140> pour en former une; et, selon les bruits populaires, le gouvernement en manque.

Je vous fais mes remercîments de la façon dont vous avez défendu mes barbarismes et mes solécismes envers l'abbé d'Olivet.140-a Vous, et les grands orateurs, rendez toutes les causes bonnes. Si vous vous le proposiez, vous me donneriez assez d'amour-propre pour me croire infaillible comme un des Quarante, tant l'art de persuader est un don précieux!

Je voudrais l'avoir pour persuader aux Polonais la tolérance. Je voudrais que les dissidents fussent heureux, mais sans enthousiasme, et de façon que la république fût contente. Je ne sais point ce que pense le roi de Pologne, mais je crois que tout cela pourra s'ajuster doucement, en modérant les prétentions des uns, et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose.

Le saint-père a envoyé un bref dans ce pays-là; il n'y est question que de la gloire du martyre, de l'assistance miraculeuse de Dieu, du fer, du feu, de l'obstination, du zèle, etc., etc.140-b Le Saint-Esprit l'inspire bien mal, et lui a fait faire depuis son pontificat toutes choses à contre-sens. A quoi bon donc être inspiré?

Il y a ici une comtesse polonaise; elle se nomme Skorzewska;140-c c'est une espèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres; elle a appris le latin, le grec, le français, l'italien et l'anglais; elle a lu tous les auteurs classiques de chaque langue, et les possède bien. L'âme d'un bénédictin réside dans son corps; avec cela, elle a beaucoup d'esprit, et n'a contre elle que la difficulté de s'exprimer en français, langue dont l'usage ne lui est pas encore aussi fami<141>lier que l'intelligence. Avec pareille recommandation, vous jugerez si elle a été bien accueillie. Elle a de la suite dans la conversation, de la liaison dans les idées, et aucune des frivolités de son sexe. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle s'est formée elle-même, sans aucun secours. Voilà trois hivers qu'elle passe à Berlin avec les gens de lettres, en suivant ce penchant irrésistible qui l'entraîne.

Je prêche son exemple à toutes nos femmes, qui auraient bien une autre facilité que cette Polonaise à se former; mais elles ne connaissent pas la félicité de ceux qui cultivent les lettres; et parce que cette volupté n'est pas vive, elles ne la reconnaissent pas pour telle. Vous, quoique dans un âge avancé, vous leur devez encore les plus heureux moments de votre vie. Quand tous les autres plaisirs passent, celui-là reste; c'est le fidèle compagnon de tous les âges et de toutes les fortunes.

Puissiez-vous encore en jouir longtemps pour le bien de ces lettres mêmes, pour éclairer les aveugles, et pour défendre mes barbarismes! Je le souhaite de tout mon cœur. Vale.

400. AU MÊME.

Potsdam, 28 février 1767.

Je félicite l'Europe des productions dont vous l'avez enrichie pendant plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore autant que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefs-d'œuvre que l'esprit humain a produits, un esprit de calcul, voilà le goût du temps présent.

<142>Parmi la foule de gens d'esprit dont la France abonde, je ne trouve pas de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s'annoncent par de grandes beautés, des traits brillants, et des écarts même. On se plaît à analyser tout. Les Français se piquent à présent d'être profonds. Leurs livres semblent faits par de froids raisonneurs; et ces grâces qui leur étaient si naturelles, ils les négligent.

Un des meilleurs ouvrages que j'aie lus de longtemps est ce factum pour les Calas, fait par un avocat142-a dont le nom ne me revient pas. Ce factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l'auteur digne de marcher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien, mais comme orateur.

Vous êtes environné d'orateurs qui haranguent à coups de baïonnettes et de cartouches; c'est un voisinage désagréable pour un philosophe qui vit en retraite, plus encore pour les Génevois.

Cela me rappelle le conte du Suisse qui mangeait une omelette au lard un jour maigre, et qui, entendant tonner, s'écria : Grand Dieu! voilà bien du bruit pour une omelette au lard.142-b Les Génevois pourraient faire cette exclamation en s'adressant à Louis XV. La fin de ce blocus ne tournera pas à l'avantage du peuple. Ce qu'ils pourraient faire de plus judicieux serait de céder aux conjonctures, et de s'accommoder. Si l'obstination et l'animosité les en empêchent, leur dernière ressource est l'asile que je leur prépare, et qui se trouve dans un lieu que vous jugez très-bien qui leur sera convenable.

Je ne sais quel est le jeune homme142-c dont vous me parlez. Je m'informerai s'il se trouve à Wésel quelqu'un de ce nom. En cas qu'il y soit, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

Voici de suite trois jugements bien honteux pour les parlements<143> de France. Les Calas, les Sirven, et La Barre, devraient ouvrir les yeux au gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles; mais on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand bruit, et les calamités publiques parviendront au trône.

Pendant la guerre, il y avait une contagion à Breslau;143-a on enterrait cent vingt personnes par jour; une comtesse dit : « Dieu merci, la grande noblesse est épargnée; ce n'est que le peuple qui meurt. » Voilà l'image de ce que pensent les gens en place, qui se croient pétris de molécules plus précieuses que ce qui fait la composition du peuple qu'ils oppriment. Cela a été ainsi presque de tout temps. L'allure des grandes monarchies est la même. Il n'y a guère que ceux qui ont souffert l'oppression qui la connaissent et la détestent. Ces enfants de la fortune, qu'elle a engourdis dans la prospérité, pensent que les maux du peuple sont exagération, que des injustices sont des méprises; et, pourvu que le premier ressort aille, il importe peu du reste.

Je souhaite, puisque la destinée du monde est d'être mené ainsi, que la guerre s'écarte de votre habitation, et que vous jouissiez paisiblement dans votre retraite d'un repos qui vous est dû, sous les ombrages des lauriers d'Apollon; je souhaite encore que, dans cette douce retraite, vous ayez autant de plaisir que vos ouvrages en ont donné à vos lecteurs. A moins d'être au troisième ciel,143-b vous ne sauriez être plus heureux.

<144>

401. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 3 mars 1767.

Sire, j'entends très-bien l'aventure des Deux Chiens, et je l'entends d'autant mieux, que je suis un peu mordu. Mes petites possessions touchent aux portes de Genève. Tout commerce est interrompu par cette ridicule guerre; elle n'ensanglante pas encore la terre, mais elle la ruine. Vos chiens répondent très-pertinemment à nos héros français et bernois. Il est certain que si les animaux raisonnaient avec les hommes, ils auraient toujours raison, car ils suivent la nature, et nous l'avons corrompue.

A l'égard du Violon, je crains de n'entendre pas le mot de l'énigme. Est-ce le roi de Pologne, qui, ne pouvant pas lui-même venir à bout de ses évêques, s'est voulu secrètement appuyer de V. M., de la Russie, de l'Angleterre et du Danemark, et qui n'est actuellement appuyé que de la Russie? Est-ce l'impératrice de Russie, qui soutient seule à présent le fardeau qu'elle avait voulu partager avec trois puissances?

Il me paraît que je tourne autour du mot de l'énigme; mais je peux me tromper; vous savez que je ne suis pas grand politique.

Votre alliée l'Impératrice a eu la bonté de m'envoyer son mémoire justificatif,144-a qui m'a semblé bien fait. C'est une chose assez plaisante, et qui a l'air de la contradiction, de soutenir l'indulgence et la tolérance les armes à la main; mais aussi l'intolérance est si odieuse, qu'elle mérite qu'on lui donne sur les oreilles. Si la superstition a fait si longtemps la guerre, pourquoi ne la ferait-on pas à la superstition? Hercule allait combattre les brigands, et Bellérophon les Chimères; je ne serais pas fâché de voir des Hercules et des Bellérophons délivrer la terre des brigands et des chimères catholiques.

Quoi qu'il en soit, vos deux contes sont bien plaisants; votre<145> génie est toujours le même; votre raison supérieure est toujours ingénieuse et gaie. J'espère que V. M. daignera m'envoyer quelque nouveau conte sur la folie de ne vouloir pas qu'un prince afferme son bien, lorsqu'il est permis au dernier paysan d'affermer le sien; cela ne me paraît pas juste, et mérite assurément un troisième conte.

J'ai eu l'honneur de vous parler, dans ma dernière lettre, du nommé Morival, cadet dans un de vos régiments, à Wésel; c'est un jeune homme très-bien né, et dont on rend de fort bons témoignages. Est-il convenable qu'il ait été condamné à être brûlé vif chez des Picards, pour n'avoir pas salué une procession de capucins, et pour avoir chanté deux chansons? L'inquisition elle-même ne commettrait pas de pareilles horreurs. Pour peu qu'on jette les yeux sur la scène de ce monde, on passe la moitié de sa vie à rire, et l'autre moitié à frémir.

Conservez-moi, Sire, vos bontés, pour le peu de temps que j'ai encore à végéter et à ramper sur ce malheureux et ridicule tas de boue.

402. A VOLTAIRE.

Potsdam, 24 mars 1767.

Je vous plains de ce que votre retraite est entourée d'armes; il n'est donc aucun séjour à l'abri du tumulte! Qui croirait qu'une république dût être bloquée par des voisins qui n'ont aucun empire sur elle? Mais je me flatte que cet orage passera, et que les Génevois ne se roidiront pas contre la violence, ou que le ministère français modérera sa fougue.

<146>Vous voulez savoir le mot du conte? Il ne regarde que moi. Ce conte fut fait l'an 1761, et convenait assez à ma situation, telle qu'elle était alors. J'ai corrigé cet ouvrage depuis la paix, et je vous l'ai envoyé. Je suis si ennuyé de la politique, que je la mets de côté dans mes moments de loisir et d'étude; je laisse cet art conjectural à ceux dont l'imagination aime à s'élancer dans l'immense abîme des probabilités.146-a

Ce que je sais de l'impératrice de Russie, c'est qu'elle a été sollicitée par les dissidents de leur prêter son assistance, et qu'elle a fait marcher des arguments munis de canons et de baïonnettes, pour convaincre les évêques polonais des droits que ces dissidents prétendent avoir.

Il n'est point réservé aux armes de détruire l'infâme; elle périra par le bras de la vérité et par la séduction de l'intérêt. Si vous voulez que je développe cette idée, voici ce que j'entends :

J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que les endroits où il y a le plus de couvents de moines sont ceux où le peuple est le plus aveuglément livré à la superstition; il n'est pas douteux que, si l'on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, le peuple ne devienne un peu indifférent et tiède sur ces objets, qui sont actuellement ceux de sa vénération. Il s'agirait donc de détruire les cloîtres, au moins de commencer à diminuer leur nombre. Ce moment est venu, parce que le gouvernement français et celui d'Autriche sont endettés, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie pour acquitter les dettes, sans y parvenir. L'appât de riches abbayes et de couvents bien rentés est tentant. En leur représentant le mal que les cénobites font à la population de leurs États, ainsi que l'abus du grand nombre de cuculatis qui remplissent leurs provinces, en même temps la facilité de payer en partie leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés qui n'ont point de successeurs, je crois qu'on les détermi<147>nerait à commencer cette réforme; et il est à présumer que, après avoir joui de la sécularisation de quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.

Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des philosophes, et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions populaires et le faux zèle des hypocrites qui voudraient s'y opposer.

Voilà un petit projet que je soumets à l'examen du Patriarche de Ferney. C'est à lui, comme au père des fidèles, de le rectifier et de l'exécuter.

Le patriarche m'objectera peut-être ce que l'on fera des évêques; je lui réponds qu'il n'est pas temps d'y toucher encore; qu'il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de petits garçons dont les souverains disposeront, par la suite des temps, comme ils voudront.

La puissance des ecclésiastiques n'est que d'opinion; elle se fonde sur la crédulité des peuples. Éclairez ces derniers, l'enchantement cesse.

Après bien des peines, j'ai déterré le malheureux compagnon de La Barre; il se trouve porte-enseigne à Wésel, et j'ai écrit pour lui.

On me marque de Paris qu'on prépare au Théâtre français, avec appareil, la représentation des Scythes.147-a Vous ne vous contentez pas d'éclairer votre patrie, vous lui donnez encore du plaisir. Puissiez-vous lui en donner longtemps, et jouir dans votre doux asile des délices que vous avez procurées à vos contemporains, et qui s'étendront à la race future autant qu'il y aura des hommes qui aimeront les lettres, et d'âmes sensibles qui connaîtront la douceur de pleurer! Vale.

<148>

403. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 5 avril 1767.

Sire, je ne sais plus quand les chiens qui se battent pour un os, et à qui on donne cent coups de bâton, comme le dit très-bien V. M.,148-a pourront aller demander un chenil dans vos États. Tous ces petits dogues-là, accoutumés à japper sur leurs paliers, deviennent indécis de jour en jour. Je crois qu'il y a deux familles qui partent incessamment, mais je ne puis parler aux autres, la communication étant interdite par un cordon de troupes dont on vante déjà les conquêtes. On nous a pris plus de douze pintes de lait, et plus de quatre paires de pigeons. Si cela continue, la campagne sera extrêmement glorieuse. Ce ne sont pourtant pas les malheurs de la guerre qui me font regretter le temps que j'ai passé auprès de V. M.

Je ne me consolerai jamais du malheur qui me fait achever ma vie loin de vous. Je suis heureux autant qu'on peut l'être dans ma situation; mais je suis loin du seul prince véritablement philosophe. Je sais fort bien qu'il y a beaucoup de souverains qui pensent comme vous; mais où est celui qui pourrait faire la Préface de cette Histoire de l'Église? où est celui qui a l'âme assez forte et le coup d'œil assez juste pour oser voir et dire qu'on peut très-bien régner sans le lâche secours d'une secte? où est le prince assez instruit pour savoir que depuis dix-sept cents ans la secte chrétienne n'a jamais fait que du mal?

Vous avez vu sur cette matière bien des écrits auxquels il n'y a rien à répondre. Ils sont peut-être un peu trop longs; ils se répètent peut-être quelquefois les uns les autres. Je ne condamne pas toutes ces répétitions, ce sont les coups de marteau qui enfoncent le clou dans la tête du fanatisme; mais il me semble qu'on pourrait faire un<149> excellent recueil de tous ces livres, en élaguant quelques superfluités, et en resserrant les preuves. Je me suis longtemps flatté qu'une petite colonie de gens savants et sages viendrait se consacrer dans vos États à éclairer le genre humain. Mille obstacles à ce dessein s'accumulent tous les jours.

Si j'étais moins vieux, si j'avais de la santé, je quitterais sans regret le château que j'ai bâti et les arbres que j'ai plantés, pour venir achever ma vie dans le pays de Clèves avec deux ou trois philosophes, et pour consacrer mes derniers jours, sous votre protection, à l'impression de quelques livres utiles. Mais, Sire, ne pouvez-vous pas, sans vous compromettre, faire encourager quelque libraire de Berlin à les réimprimer, et à les faire débiter dans l'Europe à un prix qui en rende la vente facile? Ce serait un amusement pour V. M., et ceux qui travailleraient à cette bonne œuvre en seraient récompensés dans ce monde plus que dans l'autre.

Comme j'allais continuer à vous demander cette grâce, je reçois la lettre dont V. M. m'honore, du 24 mars. Elle a bien raison de dire que l'infâme ne sera jamais détruite par les armes, car il faudrait alors combattre pour une autre superstition, qui ne serait reçue qu'en cas qu'elle fût plus abominable. Les armes peuvent détrôner un pape, déposséder un électeur ecclésiastique, mais non pas détrôner l'imposture.

Je ne conçois pas comment vous n'avez pas eu quelque bon évêché pour les frais de la guerre, par le dernier traité; mais je sens bien que vous ne détruirez la superstition christicole que par les armes de la raison.

Votre idée de l'attaquer par les moines est d'un grand capitaine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière; tout le monde en parle. Les bénédictins eux-mêmes ont été si honteux de porter une robe couverte d'opprobre, qu'ils ont présenté une requête au roi de<150> France pour être sécularisés; mais on n'a pas cru cette grande affaire assez mûre; on n'est pas assez hardi en France, et les dévots ont encore du crédit.

Voici un petit imprimé qui m'est tombé sous la main;150-a il n'est pas long, mais il dit beaucoup. Il faut attaquer le monstre par les oreilles comme à la gorge.

J'ai chez moi un jeune homme, nommé M. de La Harpe, qui cultive les lettres avec succès. Il a fait une Épître d'un moine au fondateur de la Trappe, qui me paraît excellente. J'aurai l'honneur de l'envoyer à V. M. par le premier ordinaire. Je ne crois pas qu'on le condamne à être disloqué et brûlé à petit feu comme cet infortuné qui est à Wésel, et que je sais être un très-bon sujet. Je remercie V. M., au nom de la raison et de la bienfaisance, de la protection qu'elle accorde à cette victime du fanatisme de nos druides.

Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les petits cantons suisses et un marquis français que les Scythes et un prince persan. Thieriot aura l'honneur d'envoyer de Paris cette rap-sodie à V. M.

Je suis toujours fâché de mourir hors de vos États. Que V. M. daigne me conserver quelque souvenir pour ma consolation.

<151>

404. DU MÊME.151-a

Le 2 mai 1767.

Je rends grâce à Votre Majesté de ce qu'elle a daigné m'envoyer par M. de Catt la réponse qu'elle a faite à Marmontel sur la Poétique.151-b Que de leçons elle nous donne! Votre digne Suisse m'a écrit une lettre charmante. Il s'estime heureux d'avoir vu ces grandes scènes où V. M. a joué si supérieurement son rôle. Pour moi, je l'estime plus heureux d'être chaque jour aux pieds de mon héros s'occupant du bonheur de son peuple.

<152>

405. A VOLTAIRE.

Potsdam, 5 mai 1767.

J'aurais cru, pendant les troubles qui désolaient l'Europe, que la terre de Ferney et la ville de Genève étaient l'arche où quelques justes furent préservés des calamités publiques. Mais, il faut l'avouer, il n'est aucun lieu où l'inquiétude des hommes et l'enchaînement fatal des causes ne puissent amener ce fléau.152-a Je plains les citoyens de la Rome calviniste de se trouver réduits à la dure nécessité d'abandonner leur patrie, ou de renoncer aux priviléges de leur liberté. Ils ont affaire à trop forte partie, et les Français les traitent à la rigueur. Lentulus,152-b qui a fait un tour en sa patrie, s'était proposé de passer chez vous, si ce cordon impénétrable ne l'en eût empêché. Voilà comme tout se dénature par les lois de la vicissitude.

La ville de Jérusalem, bâtie par le peuple de Dieu, est possédée par les Turcs; le Capitole, cet asile des nations, ce lieu auguste où s'assemblait un sénat maître de l'univers, est maintenant habité par des récollets; et Ferney, douce et agréable retraite philosophique, sert de quartier général aux troupes françaises. Mais vous adoucirez ces guerriers farouches, comme Orphée, votre devancier, apprivoisa les tigres et les lions.

Il est fâcheux que vous soyez assujetti, comme le reste des êtres, aux infirmités de l'âge; il faudrait que les corps joints à des âmes privilégiées comme la vôtre en fussent exempts. Les arts et la société de notre petite contrée regretteront à jamais votre perte. Ce ne sont pas de celles qu'on répare facilement; aussi votre mémoire ne périra-t-elle pas parmi nous.

Vous pouvez vous servir de nos imprimeurs selon vos désirs. Ils<153> jouissent d'une liberté entière; et comme ils sont liés avec ceux de Hollande, de France et d'Allemagne, je ne doute pas qu'ils n'aient des voies pour faire passer les livres où ils le jugent à propos.

Voilà pourtant un nouvel avantage que nous venons d'emporter en Espagne : les jésuites sont chassés de ce royaume. De plus, les cours de Versailles, de Vienne et de Madrid ont demandé au pape la suppression d'un nombre considérable de couvents. On dit que le saint-père sera obligé d'y consentir, quoique en enrageant. Cruelle révolution! A quoi ne doit pas s'attendre le siècle qui suivra le nôtre! La cognée est mise à la racine de l'arbre : d'une part, les philosophes s'élèvent contre les absurdités d'une superstition révérée; d'une autre, les abus de la dissipation forcent les princes à s'emparer des biens de ces reclus, les suppôts et les trompettes du fanatisme. Cet édifice, sapé par ses fondements, va s'écrouler; et les nations transcriront dans leurs annales que Voltaire fut le promoteur de cette révolution qui se fit au dix-neuvième153-a siècle dans l'esprit humain.

Qui aurait dit, au douzième siècle, que la lumière qui éclairerait le monde viendrait d'un petit bourg suisse, nommé Ferney? Tous les grands hommes communiquent leur célébrité aux lieux qu'ils habitent et au temps où ils fleurissent.

On m'écrit de Paris qu'on m'enverra les Scythes. Je suis bien sûr que cette pièce sera intéressante et pathétique : heureux talents, qui font le charme de toutes vos tragédies! J'ai vu des tragédies et des panégyriques du jeune poëte dont vous me parlez; il a du feu, et versifie bien. Je vous suis obligé de son Épître, que vous voulez me communiquer. On m'a envoyé le Bélisaire de Marmontel.153-b Il faut que<154> la Sorbonne ait été de bien mauvaise humeur pour condamner l'envie que l'auteur a de sauver Cicéron et Marc-Aurèle. Je soupçonnerais plutôt que le gouvernement a cru apercevoir quelques allusions du règne de Justinien à celui de Louis XV, et que, pour chagriner l'auteur, il a lâché contre lui la Sorbonne, comme un mâtin accoutumé d'aboyer contre qui on l'excite.

Conservez-vous toutefois, et ménagez votre vieillesse dans votre quartier général de Ferney. Souvenez-vous qu'Archimède, pendant qu'on donnait l'assaut à la ville qu'il défendait, résolvait tranquillement un problème; et soyez persuadé que le roi Hiéron s'intéressait moins à la conservation de son géomètre que moi à celle du grand homme que le cordon des troupes françaises entoure.

406. AU MÊME.

Potsdam, 31 juillet 1767.

J'ai cru avec le public que vous aviez changé de domicile. Des lettres de Paris nous assuraient que vous alliez vous établir à Lyon, et j'attribuais votre long silence à votre déménagement; la cause que vous en alléguez est bien plus fâcheuse.

Le poëme sur les Génevois154-a m'était parvenu par Thieriot. Je n'en ai que deux chants; vous me feriez plaisir de m'envoyer l'ouvrage<155> entier. J'admirais, en le lisant, ce feu d'imagination que les frimas de la Suisse et le froid des ans n'ont pu éteindre; et comme cet ouvrage est écrit avec autant de gaîté que de chaleur, je vous croyais plus vivant que jamais. Enfin vous êtes échappé de ce nouveau danger, et vous allez sans doute nous régaler de quelque poëme sur le Styx, sur Caron, sur Cerbère, et sur tous ces objets que vous avez vus de si près. Vous nous devez la relation de ce voyage; vous vous trouverez à votre aise en la faisant, instruit par l'exemple de tant de voyageurs qui ne se sont pas gênés en nous racontant ce qu'ils n'ont jamais vu dans des pays réels. Votre champ vous fournit la mythologie, la théologie et la métaphysique. Quelle carrière pour l'imagination! Mais revenons à ce monde-ci.

On y vieillit prodigieusement, mon cher Voltaire; tout a bien changé depuis le temps passé que vous vous rappelez. Mon estomac, qui ne digère presque plus, m'a contraint de renoncer aux soupers. Je lis le soir, ou je fais conversation. Mes cheveux sont blanchis, mes dents s'en vont, mes jambes sont abîmées par la goutte. Je végète encore, et je m'aperçois que le temps fixe une différence sensible entre quarante et cinquante-six ans. Ajoutez à cela que depuis la paix j'ai été surchargé d'affaires, de sorte qu'il ne me reste dans la tête qu'un peu de bon sens, avec une passion renaissante pour les sciences et pour les beaux-arts. Ce sont eux qui font ma consolation et ma joie.

Votre esprit est plus jeune que le mien; sans doute que vous avez bu de la fontaine de Jouvence, ou vous avez trouvé quelque secret ignoré des grands hommes qui vous ont devancé.

Vous allez retravailler le Siècle de Louis XIV; mais n'est-il pas dangereux d'écrire les faits qui tiennent à nos temps? C'est l'arche du Seigneur, il ne faut pas y toucher. Ceci me donne lieu de vous proposer un doute que je vous prie de résoudre. On dit le siècle d'Auguste, le siècle de Louis XIV : jusqu'à quel temps doit s'étendre<156> ce siècle? combien avant la naissance de celui qui lui donne son nom, et combien après sa mort? Votre réponse décidera un petit différend littéraire qui s'est élevé ici à cette occasion.

J'envie à Lentulus le plaisir qu'il a eu de vous voir. Comme vous me parlez de lui, je suppose qu'il aura été à Ferney. Il vous a vu facie ad faciem, comme le grand Condé mourant espérait voir Dieu.156-a Pour moi, je ne vois rien que mon jardin. Nous avons célébré des noces,156-b et puis des fiançailles.156-c J'établis ma famille. J'ai plus de neveux et de nièces que vous n'en avez. Nous menons tous une vie paisible et philosophique.

On parle aussi peu des dissidents, et de ce qu'ils décideront, que des Génevois et des héros qui les entourent. Toutefois j'ai appris avec plaisir qu'on les laisse tranquilles. S'ils sont sages, ils auront hâte de s'accommoder, et de ne plus rechercher dorénavant l'arbitrage de voisins plus puissants qu'eux.

Vivez donc pour l'honneur des lettres; que votre corps puisse se rajeunir comme votre esprit, et, si je ne puis vous entendre, que je puisse vous lire, vous admirer et faire des vœux pour le Patriarche de Ferney!

<157>

407. AU MÊME.157-a

(Décembre 1767.)

Bon jour et bon an au Patriarche de Ferney, qui ne m'envoie ni la prose ni les vers qu'il m'a promis depuis six mois. Il faut que vous autres patriarches, vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des profanes : avec des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez des beaux-pères; vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes,157-b selon que les circonstances le demandent; vous promettez vos ouvrages, et ne les envoyez point. Je conclus de tout cela qu'il ne fait pas bon se fier à vous autres, tout grands saints que vous êtes. Et qui vous empêche de donner signe de vie? Le cordon qui entourait Genève et Ferney est levé, vous n'êtes plus bloqué par les troupes françaises, et l'on écrit de Paris que vous êtes le protégé de Choiseul. Que de raisons pour écrire! Sera-t-il dit que je recevrai clandestinement vos ouvrages, et que je ne les tirerai plus de source? Je vous avertis que j'ai imaginé le moyen de me faire payer; je vous bombarderai tant et si longtemps de mes pièces, que, pour vous préserver de leur atteinte, vous m'enverrez des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Vous vous exposez plus que vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le Dictionnaire de Trévoux157-c fut fatal au père Berthier;157-d et, si mes pièces ont la même vertu, vous bâillerez en les recevant, puis vous sommeillerez, puis vous tomberez en léthargie,<158> puis on appellera le confesseur, et puis, etc., etc., etc Ah! patriarche, évitez d'aussi grands dangers, tenez-moi parole, envoyez-moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus de moi ni d'ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques, ni de médisances sur les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis et leur inexactitude, et que je serai toujours avec l'admiration due au père des croyants, etc

408. DE VOLTAIRE.

(Ferney) novembre 1769.

Sire, un Bohémien qui a beaucoup d'esprit et de philosophie, nommé Grimm, m'a mandé que vous aviez initié l'Empereur158-a à nos saints mystères, et que vous n'étiez pas trop content que j'eusse passé près de deux ans sans vous écrire.

Je remercie V. M. très-humblement de ce petit reproche; je lui avouerai que j'ai été si fâché et si honteux du peu de succès de la transmigration de Clèves, que je n'ai osé depuis ce temps-là présenter aucune de mes idées à V. M. Quand je songe qu'un fou et un imbécile comme Ignace a trouvé une douzaine de prosélytes qui l'ont suivi, et que je n'ai pas pu trouver trois philosophes, j'ai été tenté de croire que la raison n'était bonne à rien; d'ailleurs, quoi que vous en disiez, je suis devenu bien vieux, et malgré toutes mes coquette<159>ries avec l'impératrice de Russie, le fait est que j'ai été longtemps mourant, et que je me meurs.

Mais je ressuscite, et je reprends tous mes sentiments envers V. M. et toute ma philosophie pour lui écrire aujourd'hui, au sujet d'une petite extravagance anglaise qui regarde votre personne. Elle se doutera bien que cette démence anglaise n'est pas gaie; il y a beaucoup de sages en Angleterre; mais il y a autant de sombres enthousiastes. L'un de ces énergumènes, qui peut-être a de bonnes intentions, s'est avisé de faire imprimer dans la gazette de la cour, qu'on appelle The Whitehall Evening-Post, le 7 octobre, une prétendue lettre de moi à V. M., dans laquelle je vous exhorte à ne plus corrompre la nation que vous gouvernez. Voici les propres mots fidèlement traduits : « Quelle pitié, si l'étendue de vos connaissances, vos talents et vos vertus ne vous servaient qu'à pervertir ces dons du ciel pour faire la misère et la désolation du genre humain! Vous n'avez rien à désirer, Sire, dans ce monde, que l'auguste titre d'un héros chrétien. »

Je me flatte que ce fanatique imprimera bientôt une lettre de moi au Grand Turc Mustapha, dans laquelle j'exhorterai Sa Hautesse à être un héros mahométan; mais comme Mustapha n'a veine qui tende à le faire un héros, et que ma véritable héroïne, l'impératrice de Russie, y a mis bon ordre, je ne crois pas que j'entreprenne cette conversion turque. Je m'en tiens aux princes et aux princesses du Nord, qui me paraissent plus éclairés que tout le sérail de Constantinople.

Je ne réponds autre chose à l'auteur qui m'impute cette belle lettre à V. M. que ces quatre lignes-ci : « J'ai vu dans le Whitehall Evening-Post du 7 octobre 1769, no 3668, une prétendue lettre de moi à Sa Majesté le roi de Prusse. Cette lettre est bien sotte; cependant je ne l'ai point écrite. Fait à Ferney, le 29 octobre 1769. Voltaire. »

Il y a partout, Sire, de ces esprits également absurdes et méchants, qui croient ou qui font semblant de croire qu'on n'a point de reli<160>gion quand on n'est pas de leur secte. Ces superstitieux coquins ressemblent à la Philaminte160-a des Femmes savantes de Molière; ils disent :

Nul ne doit plaire à Dieu que nous et nos amis.

J'ai dit quelque part160-b que La Motte Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles : « Mon ami, j'ai tant de religion, que je ne suis pas de ta religion. »

Ils ignorent, ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la vraie sagesse, est d'adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes sans distinction, et d'être bienfaisant.

Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans l'impanation et l'invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, à Notre-Dame des Neiges, ou à Notre-Dame des Sept Douleurs; mais dans la connaissance de l'Être suprême qui remplit toute la nature, et dans la vertu.

Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux dissidents de Pologne les droits que leur donne leur naissance, et qui ait appelé les janissaires de notre saint-père le Turc au secours des bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n'est point probablement le Saint-Esprit qui a dirigé cette affaire, à moins que ce ne soit un saint-esprit du révérend père Malagrida,160-c ou du révérend père Guignard,160-c ou du révérend père Jacques Clément.

Je n'entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de Dieu, depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu'au meurtre de Charles Ier, qu'on fit assassiner par le bourreau, l'Évangile à la main. La politique n'est pas mon affaire; je me suis tou<161>jours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes. C'est dans cette idée que, sans consulter les intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très-inconnus), je me borne à souhaiter très-passionnément que les barbares Turcs soient chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle et d'Euripide. Si l'on voulait, cela serait bientôt fait; mais on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on n'entreprendra jamais une croisade d'honneur; on en laissera tout le fardeau à Catherine.

Au reste, Sire, je suis dans mon lit depuis un an; j'aurais voulu que mon lit fût à Clèves.

J'apprends que V. M., qui n'est pas faite pour être au lit, se porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des couleurs brillantes. Que le grand Être qui remplit l'univers vous conserve! Soyez à jamais le protecteur des gens qui pensent, et le fléau des ridicules.

Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n'a jamais changé d'idées, quoi qu'on dise.

409. A VOLTAIRE.

Potsdam, 25 novembre 1769.

Vous avez trop de modestie, si vous avez pu croire qu'un silence comme celui que vous avez gardé pendant deux ans peut être supporté avec patience. Non, sans doute. Tout homme qui aime les lettres doit s'intéresser à votre conservation, et être bien aise quand vous-même lui en donnez des nouvelles. Que des Suisses s'établissent <162>à Clèves, ou qu'ils restent à Genève, ce n'est pas ce qui m'intéresse; mais bien de savoir ce que fait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours, qui apporta la lumière céleste pour éclairer des aveugles, et les désabuser de leurs préjugés et de leurs erreurs.

Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité; j'aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela n'empêche pas que je ne prenne l'auteur anglais pour un ancien Picte qui ne connaît pas l'Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en Père de l'Église qui, par pitié de mon âme, travaille à ma conversion. Il serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion de votre orthodoxie; vous n'en vivriez que plus tranquille.

Quant au Grand Turc, on le croit très-orthodoxe, à Rome comme à Versailles. Il combat, à ce que ces messieurs prétendent, pour la foi catholique, apostolique et romaine. C'est le croissant qui défend la croix, qui soutient les évêques et les confédérés de Pologne contre ces maudits hérétiques, tant grecs que dissidents, et qui se bat pour la plus grande gloire du très-saint-père. Si je n'avais pas lu l'histoire des croisades dans vos ouvrages,162-a j'aurais peut-être pu m'abandonner à la folie de conquérir la Palestine, de délivrer Sion et cueillir les palmes d'Idumée; mais les sottises de tant de rois et de paladins qui ont guerroyé dans ces terres lointaines m'ont empêché de les imiter, assuré que l'impératrice de Russie en rendrait bon compte. Je borne mes soins à exhorter messieurs les confédérés à l'union et à la paix, à leur marquer la différence qu'il y a entre persécuter leur religion et exiger d'eux qu'ils ne persécutent pas les autres; enfin je voudrais que l'Europe fût en paix, et que tout le monde fût content. Je crois que j'ai hérité ces sentiments de feu l'abbé de Saint-Pierre; et il pourra m'arriver comme à lui de demeurer le seul de ma secte.

<163>Pour passer à un sujet plus gai, je vous envoie un Prologue de comédie,163-a que j'ai composé à la hâte pour en régaler l'électrice de Saxe, qui m'a rendu visite. C'est une princesse d'un grand mérite, et qui aurait bien valu qu'un meilleur poëte la chantât. Vous voyez que je conserve mes anciennes faiblesses; j'aime les belles-lettres à la folie; ce sont elles seules qui charment nos loisirs, et qui nous procurent de vrais plaisirs. J'aimerais tout autant la philosophie, si notre faible raison y pouvait découvrir les vérités cachées à nos yeux, et que notre vaine curiosité recherche si avidement; mais apprendre à connaître, c'est apprendre à douter.163-b J'abandonne donc cette mer si féconde en écueils d'absurdités, persuadé que, tous les objets abstraits de nos spéculations étant hors de notre portée, leur connaissance nous serait entièrement inutile, si nous pouvions y parvenir.

Avec cette façon de penser, je passe ma vieillesse tranquillement; je tâche de me procurer toutes les brochures du neveu de l'abbé Bazin;163-c il n'y a que ses ouvrages qu'on puisse lire.

Je lui souhaite longue vie, santé et contentement; et, quoi qu'il ait dit, je l'aime toujours.

410. DE VOLTAIRE.

Ferney, 9 décembre 1769.

Quand Thalestris, que le Nord admira,
Rendit visite à ce vainqueur d'Arbèle,
Il lui donna bals, ballets, opéra,
Et fit, de plus, de jolis vers pour elle.

<164>

Tous deux avaient infiniment d'esprit;
C'était, dit-on, plaisir de les entendre;
On avouait que Jupiter ne fit
Des Thalestris que du temps d'Alexandre.

Pausanias, dans ses Prussiaques,164-a dit qu'Alexandre poussait son amour pour les beaux-arts jusqu'à faire des vers dans la langue des Velches, et qu'il mettait toujours dans ses vers un sel peu commun, de l'harmonie, des idées vraies, une grande connaissance des hommes, et qu'il faisait ces vers avec une facilité incroyable, que ceux qu'il fit pour Thalestris étaient pleins de grâce et d'harmonie.

Il ajoute que ses talents étonnaient beaucoup les Macédoniens et les Thraces, qui se connaissaient peu en vers grecs, et qu'ils apprenaient par les autres nations combien leur maître avait d'esprit; car, pour eux, ils ne le connaissaient que comme un brave guerrier, qui savait gouverner comme se battre.

Il y avait, dit Plutarque, dans ce temps-là, un vieux Velche retiré vers les montagnes du Caucase, qui avait été autrefois à la cour d'Alexandre, et qui vivait aussi heureux qu'on pouvait l'être loin du camp du vainqueur d'Arbèles et de Basroc.164-b Ce vieux radoteur disait souvent qu'il était très-fâché de mourir sans avoir fait encore une fois sa cour au héros de la Macédoine.

Sire, je ne doute pas que vous n'ayez dans votre cour des savants qui ont lu Pausanias, Plutarque et Xénophon dans la bibliothèque de votre nouveau palais; ils pourront vous montrer les passages grecs que j'ai l'honneur de vous citer, et V. M. verra que rien n'est plus vrai.

Je donnerais tout le mont Caucase pour voir ce Velche deux jours à la cour d'Alexandre.

<165>

411. A VOLTAIRE.

Berlin, 4 janvier 1770.

Le vieux citadin du Caucase,
Ressuscité de son tombeau,
Caracole encor sur Pégase
Plus lestement qu'un jouvenceau.
J'aimerais mieux me voir à table
Avec ce Velche plein d'appas,
Esprit fécond, toujours aimable,
Qu'avec son Grec Pausanias.

Le vieux Velche a beaucoup d'érudition; cependant il paraît qu'il persifle un peu ce pauvre Thrace qu'il alexandrise. Ce pauvre Thrace est un homme très-ordinaire, qui n'a jamais possédé les grands talents du vainqueur du Granique, et qui aussi n'a point eu ses vices. Il a fait des vers en velche, parce qu'il en fallait, et que, pour son malheur, personne que lui dans son pays n'était atteint de la rage de la métromanie. Il a envoyé ses vers au vice-dieu qu'Apollon a établi son vicaire dans ce monde; il a senti que c'était envoyer des corneilles à Athènes; mais il a cru que c'était un hommage qu'il fallait rendre à ce vice-dieu, comme de certaines sectes de papegauts en rendent au vieux qui préside sur les sept montagnes.

Quand vous avez pris des pilules, vous purgez de meilleurs vers que tous ceux qu'on fait actuellement en Europe. Pour moi, je prendrais toute la rhubarbe de la Sibérie et tout le séné des apothicaires, sans que jamais je fisse un chant de la Henriade. Tenez, voyez-vous, mon cher, chacun naît avec un certain talent : vous avez tout reçu de la nature; cette bonne mère n'a pas été aussi libérale envers tout le monde. Vous composez vos ouvrages pour la gloire, et moi pour mon amusement. Nous réussissons l'un et l'autre, mais d'une manière bien différente; car, tant que le soleil éclairera le monde, tant <166>qu'il se conservera une teinture de science, une étincelle de goût, tant qu'il y aura des esprits qui aimeront des pensées sublimes, tant qu'il se trouvera des oreilles sensibles à l'harmonie, vos ouvrages dureront, et votre nom remplira l'espace des siècles qui mène à l'éternité. Pour les miens, on dira : C'est beaucoup que ce roi n'ait pas été tout à fait imbécile; cela est passable; s'il était né particulier, il aurait pourtant pu gagner sa vie en se faisant correcteur chez quelque libraire; et puis on jette là le livre, et puis on en fait des papillotes, et puis il n'en est plus question.

Mais comme ne fait pas des vers qui veut, et qu'on barbouille du papier plus facilement en prose, je vous envoie un mémoire166-a destiné pour l'Académie. Le sujet est grave, la matière est philosophique,166-b et je me flatte que vous conviendrez du principe que j'ai tâché de démontrer de mon mieux.

J'espère que cela me vaudra quelques brochures de Ferney. Si vous voulez, nous barroterons166-c nos marchandises; c'est un commerce que j'espère faire avec avantage, car les denrées de Ferney valent mieux que tout ce que la Thrace peut produire.

J'attends sur cela votre réponse, vous assurant que personne ne connaît mieux le prix du solitaire du Caucase que le Philosophe de Sans-Souci.

<167>

412. DE VOLTAIRE.

(Ferney) janvier 1770.

Mon cher Lorrain,167-a je ne sais pas comment vous vous appelez aujourd'hui, mais au bout de dix-huit ans j'ai reconnu votre écriture. Je vois que vous avez travaillé sous un grand maître. Vous êtes donc de l'Académie de Berlin? Assurément vous en faites l'ornement et l'instruction. Vous me paraissez un grand philosophe dans le séjour des revues, des canons et des baïonnettes. Comment avez-vous pu allier des objets si contraires? Il n'y a point de cour en Europe où l'on associe ces deux ennemis. Vous me direz peut-être que Marc-Aurèle et Julien avaient trouvé ce secret, qu'il a été perdu jusqu'à nos jours, et que vous vivez auprès d'un maître qui l'a ressuscité. Cela est vrai, mon cher Lorrain; mais ce maître ne donne pas le génie.

Il faut que vous en ayez beaucoup pour que vous ayez enfin montré par votre écrit la vraie manière d'être vertueux sans être un sot et sans être un enthousiaste.

Vous avez raison, vous touchez au but. C'est l'amour-propre bien dirigé qui fait les hommes de bon sens véritablement vertueux. Il ne s'agit plus que d'avoir du bon sens; et tout le monde en a sans doute assez pour vous comprendre, puisque votre écrit est, comme tous les bons ouvrages, à la portée de tout le monde.

Oui, l'amour-propre est le vent qui enfle les voiles, et qui conduit le vaisseau dans le port. Si le vent est trop violent, il nous submerge; si l'amour-propre est désordonné, il devient frénésie. Or, il ne peut être frénétique avec du bon sens. Voilà donc la raison ma<168>riée à l'amour-propre; leurs enfants sont la vertu et le bonheur. Il est vrai que la raison a fait bien des fausses couches avant de mettre ces deux enfants au monde. On prétend encore qu'ils ne sont pas entièrement sains, et qu'ils ont toujours quelques petites maladies; mais ils s'en tirent avec du régime.

Je vous admire, mon cher Lorrain, quand je lis ces paroles : « Qu'y a-t-il de plus beau et de plus admirable que de tirer, d'un principe même qui peut mener au vice, la source du bien et de la félicité publique? »168-a

On dit que vous faites aussi aux Velches l'honneur d'écrire en vers dans leur langue; je voudrais bien en voir quelques-uns. Expliquez-moi comment vous êtes parvenu à être poëte, philosophe, orateur, historien et musicien. On dit qu'il y a dans votre pays un génie qui apparaît les jeudis à Berlin, et que, dès qu'il est entré dans une certaine salle, on entend une symphonie excellente, dont il a composé les plus beaux airs. Le reste de la semaine, il se retire dans un château bâti par un nécromant; de là il envoie des influences sur la terre. Je crois l'avoir aperçu il y a vingt ans; il me semble qu'il avait des ailes, car il passait en un clin d'œil d'un empire à un autre. Je crois même qu'il me fit tomber par terre d'un coup d'aile.

Si vous le voyez ou sur un laurier, ou sur des roses, car c'est là qu'il habite, mettez-moi à ses pieds, supposé qu'il en ait, car il ne doit pas être fait comme les hommes. Dites-lui que je ne suis pas rancunier avec les génies. Assurez-le que mon plus grand regret, à ma mort, sera de n'avoir pas vécu à l'ombre de ses ailes, et que j'ose chérir son universalité avec l'admiration la plus respectueuse.

<169>

413. A VOLTAIRE.

Potsdam, 17 février 1770.

Le pauvre Lorrain, dont vous vous souvenez, trouve une grande différence des copies qu'il fait à présent de celles qu'il faisait autrefois. A présent, il écrit pour le temps; il y a dix-huit ans, c'était pour l'immortalité. Il n'en est pas moins flatté de l'approbation que vous donnez à son ouvrage, qui roule sur des idées dont on trouve le germe dans l'Esprit d'Helvétius et dans les Essais de d'Alembert. L'un écrit avec une métaphysique trop subtile, et l'autre ne fait qu'indiquer ses idées.

Le pauvre Lorrain sent qu'il vous a importuné par l'envoi des rêveries de son maître; mais, par une suite de l'élévation où se trouve le Patriarche de Ferney, il doit s'attendre à ces sortes d'hommages et d'importunités. Le patriarche demande des vers en velche d'un auteur tudesque; il en aura; mais il se repentira de les avoir demandés. Ces vers sont adressés à une dame qu'il doit connaître;169-a ils ont été faits à l'occasion d'un propos de table, où cette dame se plaignait de la difficulté de trouver un juste milieu entre le trop et le trop peu. Ce sont de ces vers de société dont Paris fournissait autrefois d'amples recueils, qui commencent à devenir plus rares.

Le pauvre Lorrain est bien embarrassé à découvrir le génie dont vous lui parlez; il l'a cherché partout. Ce n'est pas sans raison; les roses et les lauriers ont tous été transplantés en Russie,169-b de sorte qu'il le cherche en vain. Le Lorrain suppose que la brillante imagination qui triomphe à Ferney du temps et des infirmités de l'âge a tracé de fantaisie le tableau de ce génie, et qu'il en est comme du jar<170>din des Hespérides et de la fontaine de Jouvence, que la grave antiquité a si longtemps recherchés inutilement.

Si cependant il était question d'un bon vieux radoteur de philosophe qui habite une vigne de ces environs, il a chargé le Lorrain de vous assurer qu'il regrette fort le Patriarche de Ferney; qu'il voudrait qu'il fût possible encore de le recueillir chez lui et de l'associer à ses études; qu'au moins ce patriarche peut être assuré que personne n'apprécie mieux son mérite, et n'aime plus que lui son beau génie.

414. DE VOLTAIRE.

Ferney, 9 mars 1770.

C'en est trop d'avoir tout ce feu
Qui si vivement vous inspire,
Qui luit, qui plaît, et qu'on admire,
Quand les autres en ont trop peu.

Sur les humains trop d'avantages,
Dans vos exploits, dans vos écrits,
Etonnent les grands et les sages,
Qui devant vous sont trop petits.

J'eus trop d'espoir dans ma jeunesse,
Et dans l'âge mûr trop d'ennuis;
Mais dans la vieillesse où je suis,
Hélas! j'ai trop peu de sagesse.

De France on dit que, dans ce temps,
Quelques Muses se sont bannies;
Nous n'avons pas trop de savants;
Nous avons trop peu de génies.

<171>

Vivre et mourir auprès de vous,
C'eût été pour moi trop prétendre;
Et si mon sort est trop peu doux,
C'est à lui que je veux m'en prendre.

Sire, il est clair que vous avez trop de tout, et moi trop peu. Votre Épître à madame de Morrien sur ce sujet est charmante. Il y a plus de trente ans que vous m'étonnez tous les jours. Je conçois bien comment un jeune Parisien oisif peut faire de jolis vers français, quand il n'a rien à faire le matin que sa toilette; mais qu'un roi du Nord, qui gouverne tout seul une vingtaine de provinces, fasse sans peine des vers à la Chaulieu, des vers qui sont à la fois d'un poëte et d'un homme de bonne compagnie, c'est ce qui me passe. Quoi! vous nous battez en Thuringe, et vous faites des vers mieux que nous! C'est là qu'il y a du trop; et vous me causez trop de regrets de ne pas mourir auprès de Votre Majesté héroïque et poétique.

415. A VOLTAIRE.171-a

(3 avril 1770).

De Chaulieu l'épicurien
Je n'eus point en don le génie;
Mais la goutte qui me retient Sur mon grabat à l'agonie
Vient par sa généalogie
De la même dont fut atteint
Cet aimable Sybaritain.

<172>

Je vois que par détail il faut quitter la vie
Ou plus tôt ou plus tard; les ressorts sont usés :
L'un ne digère plus, l'autre a les yeux blessés;
De sourds et de perclus la gente moribonde
Transportent en ballots par bonne occasion
Leur gros bagage en l'autre monde,
Jusqu'à la dissolution
Qui rassemble le tout dans le séjour immonde.
Pour moi, je sens déjà crouler le bâtiment,
Mes pieds estropiés perdent leur mouvement;
Couvert de mes débris, je me fais une fête
Que de maux conjurés l'implacable tempête
Par hasard jusqu'en ce moment
Ait encore épargné ma tête.

Mes maux m'ont empêché de répondre à votre charmante lettre. Les sons de votre lyre se sont fait entendre dans le Tartare, où j'étais à la gêne; ils ont fléchi les tyrans qui m'opprimaient; ils m'ont rendu à la vie, comme autrefois Orphée sut délivrer Eurydice. Le premier usage que je fais de ma convalescence est de remercier l'Orphée ou l'Apollon qui me l'a procurée, et de lui envoyer en tribut une faible production de malade.172-a J'attends le retour de mes forces pour vous en dire davantage, en implorant la nature pour qu'elle conserve la seule colonne du Parnasse qui nous reste, et ce bras armé du foudre de la raison qui a écrasé la superstition et le fanatisme.

<173>

416. DE VOLTAIRE.

Ferney, 27 avril 1770.

Sire, quand vous étiez malade, je l'étais bien aussi, et je faisais même tout comme vous de la prose et des vers, à cela près que mes vers et ma prose ne valaient pas grand' chose; je conclus que j'étais fait pour vivre et mourir auprès de vous, et qu'il y a eu malentendu si cela n'est pas arrivé.

Me voilà capucin, pendant que vous êtes jésuite; c'est encore une raison de plus qui devait me retenir à Berlin. Cependant on dit que frère Ganganelli a condamné mes œuvres, ou du moins celles que les libraires vendent sous mon nom.

Je vais écrire à Sa Sainteté que je suis un très-bon catholique, et que je prends V. M. pour mon répondant.

Je ne renonce point du tout à mon auréole; et comme je suis près de mourir d'une fluxion de poitrine, je vous prie de me faire canoniser au plus vite. Cela ne vous coûtera que cent mille écus; c'est marché donné.

Pour vous, Sire, quand il faudra vous canoniser, on s'adressera à Marc-Aurèle. Vos Dialogues sont tout à fait dans son goût comme dans ses principes; je ne sais rien de plus utile. Vous avez trouvé le secret d'être le défenseur, le législateur, l'historien et le précepteur de votre royaume; tout cela est pourtant vrai; je défie qu'on en dise autant de Mustapha. Vous devriez bien vous arranger pour attraper quelques dépouilles de ce gros cochon; ce serait rendre service au genre humain.

Pendant que l'empire russe et l'empire ottoman se choquent avec un fracas qui retentit jusqu'aux deux bouts du monde, la petite république de Genève est toujours sous les armes; mon manoir est<174> rempli d'émigrants qui s'y réfugient. La ville de Jean Calvin n'est pas édifiante pour le moment présent.

Je n'ai jamais vu tant de neige et tant de sottises. Je ne verrai bientôt rien de tout cela, car je me meurs.

Daignez recevoir la bénédiction de frère François, et m'envoyer celle de saint Ignace.

Restez un héros sur la terre, et n'abandonnez pas absolument la mémoire d'un homme dont l'âme a toujours été aux pieds de la vôtre.

417. DU MÊME.

Ferney, 4 mai 1770.

Sire, je me flatte que votre santé est entièrement raffermie; je vous ai vu autrefois vous faire saigner à cloche-pied immédiatement après un accès de goutte, et monter à cheval le lendemain; vous faites encore plus aujourd'hui; vos Dialogues à la Marc-Aurèle sont fort au-dessus d'une course à cheval et d'une parade.

Je ne sais si V. M. est encore autant dans le goût des tableaux qu'elle est dans celui de la morale. L'impératrice de Russie en fait acheter à présent de tous les côtés; on lui en a vendu pour cent mille francs à Genève; cela fait croire qu'elle a de l'argent de reste pour battre Mustapha. Je voudrais que vous vous amusassiez à battre Mustapha aussi, et que vous partageassiez avec elle; mais je ne suis chargé que de proposer un tableau à V. M., et nullement la guerre contre le Turc. M. Hennin, résident de France à Genève, a le tableau des trois Grâces, de Vanloo, haut de six pieds, avec des bordures. Il le veut vendre onze mille livres; voilà tout ce que j'en sais. Il était destiné<175> pour le feu roi de Pologne. S'il convient à votre nouveau palais, vous n'avez qu'à ordonner qu'on vous l'envoie, et voilà ma commission faite.

Comme j'ai presque perdu la vue au milieu des neiges du mont Jura, ce n'est pas à moi à parler de tableaux. Je ne puis guère non plus parler de vers dans l'état où je suis; car, si V. M. a eu la goutte, votre vieux serviteur se meurt de la poitrine. Nous avons l'hiver pour printemps dans nos Alpes. Je ne sais si la nature traite mieux les sables de Berlin, mais je me souviens que le temps était toujours beau auprès de V. M. Je la supplie de me conserver ses bontés, et de n'avoir point de goutte. Je suis plus près du paradis qu'elle, car elle n'est que protectrice des jésuites, et moi, je suis réellement capucin; j'en ai la patente avec le portrait de saint François, tiré sur l'original.

Je me mets à vos pieds, malgré mes honneurs divins.

Frère François Voltaire.

418. A VOLTAIRE.

Charlottenbourg, 24 mai 1770.

Je vous crois très-capucin, puisque vous le voulez, et même sûr de votre canonisation parmi les saints de l'Église. Je n'en connais aucun qui vous soit comparable, et je commence par dire : Sancte Voltarie, ora pro nobis.

Cependant le saint-père vous a fait brûler à Rome. Ne pensez pas que vous soyez le seul qui ayez joui de cette faveur : l'Abrégé de Fleury a eu un sort tout semblable.175-a Il y a je ne sais quelle affinité entre<176> nous qui me frappe. Je suis le protecteur des jésuites, vous des capucins; vos ouvrages sont brûlés à Rome, les miens aussi. Mais vous êtes saint, et je vous cède la préférence.

Comment, monsieur le saint, vous vous étonnez qu'il y ait une guerre en Europe dont je ne sois pas! Cela n'est pas trop canonique. Sachez donc que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ce qu'ils appellent brigands mercenaires,176-a m'ont rendu pacifique. L'impératrice de Russie peut guerroyer à son aise; elle a obtenu de Diderot, à beaux deniers comptants, une dispense pour faire battre les Russes contre les Turcs. Pour moi, qui crains les censures philosophiques, l'excommunication encyclopédique, et de commettre un crime de lèse-philosophie, je me tiens en repos. Et comme aucun livre n'a paru encore contre les subsides, j'ai cru qu'il m'était permis, selon les lois civiles et naturelles,176-b d'en payer à mon allié, auquel je les dois; et je suis en règle vis-à-vis de ces précepteurs du genre humain qui s'arrogent le droit de fesser176-c princes, rois et empereurs qui désobéissent à leurs règles.

Je me suis refondu par la lecture d'un ouvrage intitulé Essai sur les préjugés. Je vous envoie quelques remarques176-d qu'un solitaire de mes amis a faites sur ce livre. Je m'imagine que ce solitaire s'est assez rencontré avec votre façon de penser, et avec cette modération dont vous ne vous départez jamais dans les écrits que vous avouez vôtres. Au reste, je ne pense plus à mes maux; c'est l'affaire de mes jambes de s'accoutumer à la goutte comme elles pourront. J'ai d'autres occupations; je vais mon chemin, clopinant et boitant, sans m'embar<177>rasser de ces bagatelles. Lorsque j'étais malade, en recevant votre lettre, le souvenir de Panétius177-a me rendit mes forces. Je me rappelai la réponse de ce philosophe à Pompée, qui désirait de l'entendre; et je me dis qu'il serait honteux pour moi que la goutte m'empêchât de vous écrire.

Vous me parlez de tableaux suisses; mais je n'en achète plus depuis que je paye des subsides. Il faut savoir prescrire des bornes à ses goûts comme à ses passions.

Au reste, je fais des vœux sincères pour la corroboration et l'énergie de votre poitrine. Je crois toujours qu'elle ne vous fera pas faux bond sitôt. Contentez-vous des miracles que vous faites en vie, et ne vous hâtez pas d'en opérer après votre mort. Vous êtes sûr des premiers, et les philosophes pourraient suspecter les autres. Sur quoi je prie saint Jean du désert, saint Antoine, saint François d'Assise et saint Cucufin de vous prendre tous en leur sainte et digne garde.

419. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 8 juin 1770.

Quand un cordelier incendie
Les ouvrages d'un capucin,177-b
On sent bien que c'est jalousie,
Et l'effet de l'esprit malin.
Mais lorsque d'un grand souverain
Les beaux écrits il associe
Aux farces de saint Cucufin,
C'est une énorme étourderie.

<178>

Le saint-père est un pauvre saint,
C'est un sot moine qui s'oublie;
Au hasard il excommunie.
Qui trop embrasse mal étreint.

Voilà V. M. bien payée de s'être vouée à saint Ignace; passe pour moi chétif, qui n'appartiens qu'à saint François.

Le malheur, Sire, c'est qu'il n'y a rien à gagner à punir frère Ganganelli; plût à Dieu qu'il eût quelque bon domaine dans votre voisinage, et que vous ne fussiez pas si loin de Notre-Dame de Lorette!

Il est beau de savoir railler
Ces arlequins faiseurs de bulles;
J'aime à les rendre ridicules;
J'aimerais mieux les dépouiller.

Que ne vous chargez-vous du vicaire de Simon Barjone,178-a tandis que l'impératrice de Russie époussette le vicaire de Mahomet? Vous auriez à vous deux purgé la terre de deux étranges sottises. J'avais autrefois conçu ces grandes espérances de vous; mais vous vous êtes contenté de vous moquer de Rome et de moi, d'aller droit au solide, et d'être un héros très-avisé.

J'avais dans ma petite bibliothèque l'Essai sur les préjugés, mais je ne l'avais jamais lu; j'avais essayé d'en parcourir quelques pages, et, n'ayant vu qu'un verbiage sans esprit, j'avais jeté là le livre. Vous lui faites trop d'honneur de le critiquer; mais béni soyez-vous d'avoir marché sur des cailloux, et d'avoir taillé des diamants! Les mauvais livres ont quelquefois cela de bon, qu'ils en produisent d'utiles.

De la fange la plus grossière
On voit souvent naître des fleurs,
Quand le dieu brillant des neuf Sœurs
La frappe d'un trait de lumière.

Tâchez, je vous prie, Sire, d'avoir pitié de mes vieux préjugés en <179>faveur des Grecs contre les Turcs; j'aime mieux la famille de Socrate que les descendants d'Orcan, malgré mon profond respect pour les souverains.

Sire, vous savez bien que, si vous n'étiez pas roi, j'aurais voulu vivre et mourir auprès de vous.

Le vieux malade ermite.

Je vois que vous ne voulez point des trois Grâces de M. Hennin; celles qui vous inspirent quand vous écrivez sont beaucoup plus grâces.

420. A VOLTAIRE.

Sans-Souci, 7 juillet 1770.

Que le saint-père ait fait brûler
Un gros tas de mes rapsodies,
Je saurai, pour m'en consoler,
Me chauffer à leurs incendies,
Et mettre aux pieds de Jésus-Christ,
En bon enfant de saint Ignace,
Tout ce que j'ai jamais écrit
Sans l'assistance de la grâce,
Suffisante comme efficace.

Mais ce suisse du paradis
Etait ivre, ou du moins bien gris,
Lorsqu'il osa traiter de même
Les ouvrages de mon bon saint,
Nouveau patron de Cucufin.
J'appelle de cet anathème
Au corps du concile prochain.

<180>

Il paraît même très-plausible,
Et, malgré Loyola, je crois
Que le saint-père en tels exploits
Ne fut jamais moins infaillible.

Ce bon cordelier du Vatican n'est pas, après tout, aussi hargneux qu'on se l'imagine. S'il fait brûler quelques livres, c'est seulement pour que l'usage ne s'en perde pas; et d'ailleurs les nez romains aiment à flairer l'odeur de cette fumée.

Mais n'admirez-vous pas avec quelle patience digne de l'agneau sans tache il s'est laissé enlever le comtat d'Avignon,180-a combien peu il y pense, et dans quelle concorde il vit avec le Très-Chrétien? Pour moi, j'aurais tort de me plaindre de lui; il me laisse mes chers jésuites, que l'on persécute partout. J'en conserverai la graine précieuse, pour en fournir un jour à ceux qui voudraient cultiver chez eux cette plante si rare. Il n'en est pas de même du sultan turc.

Si monsieur le mamamouchi180-b
Ne s'était point mêlé des troubles de Pologne,
Il n'aurait point avec vergogne
Vu ses spahis mis en hachi,
Et de certaine impératrice,
Qui vaut seule deux empereurs,
Reçu, pour prix de son caprice,
Des leçons qui devraient abaisser ses hauteurs.
Vous voyez comme elle s'acquitte
De tant de devoirs importants.
J'admire, avec le vieil ermite,
Ses immenses projets, ses exploits éclatants;
Quand on possède son mérite,
On peut se passer d'assistants.

C'est pourquoi il me suffit de contempler ses grands succès, de<181> faire une guerre de bourse très-philosophique, et de profiter de ce temps de tranquillité pour guérir entièrement les plaies que la dernière guerre nous a faites, et qui saignent encore.181-a

Et quant à monsieur le vicaire
(Je dis vicaire du bon Dieu),
Je le laisse en paix, en son lieu,
S'amuser avec son bréviaire.
Hélas! il n'est que trop puni
En vivant de cette manière,
Du sage en tout pays honni,
Payé pour tromper le vulgaire,
Et tremblant qu'un jour en son nid
Il n'entre un rayon de lumière
Dardé du foyer de Ferney.
A son éclat, à ses attraits,
Disparaîtrait le sortilége;
Lors adieu le sacré collége,
La sainte Eglise et ses secret.181-b

Lorette serait à côté de ma vigne, que certainement je n'y toucherais pas. Ses trésors pourraient séduire des Mandrin,181-c des Conflans, des Turpin, des Richelieu,181-d et leurs pareils. Ce n'est pas que je respecte les dons que l'abrutissement a consacrés, mais il faut épargner ce que le public vénère; il ne faut point donner de scandale; et, supposé qu'on se croie plus sage que les autres, il faut, par complaisance, par commisération pour leurs faiblesses, ne point choquer leurs préjugés. Il serait à souhaiter que les prétendus philosophes de nos jours pensassent de même.

<182>Un ouvrage de leur boutique m'est tombé entre les mains; il m'a paru si téméraire, que je n'ai pu m'empêcher de faire quelques remarques sur le Système de la nature, que l'auteur arrange à sa façon. Je vous communique ces remarques;182-a et si je me suis rencontré avec votre façon de penser, je m'en applaudirai. J'y joins une élégie sur la mort d'une dame d'honneur de ma sœur Amélie,182-b dont la perte lui fut très-sensible. Je sais que j'envoie ces balivernes au plus grand poëte du siècle, qui le dispute à tout ce que l'antiquité a produit de plus parfait; mais vous vous souviendrez qu'il était d'usage, dans les temps reculés, que les poëtes portassent leurs tributs au temple d'Apollon. Il y avait même, du temps d'Auguste, une bibliothèque consacrée à ce dieu, où les Virgile, les Ovide, les Horace, lisaient publiquement leurs écrits. Dans ce siècle où Ferney s'élève sur les ruines de Delphes, il est bien juste que l'on y envoie ses offrandes; il ne manque au génie qui occupe ces lieux que l'immortalité.

Vous en jouirez bien par vos divins écrits;
Ils sont faits pour plaire à tout âge,
Ils savent éclairer le sage,
Et répandre des fleurs sur les Jeux et les Ris.
Quel illustre destin, quel sort pour un poëme,
D'aller toujours de pair avec l'éternité!
Ah! qu'à cette félicité
Votre corps ait sa part de même!

Ce sont des vœux auxquels tous les hommes de lettres doivent se joindre; ils doivent vous considérer comme une colonne qui soutient seule par sa force un bâtiment prêt à s'écrouler, et dont des barbares sapent déjà les fondements. Un essaim de géomètres mirmidons persécute déjà les belles-lettres, en leur prescrivant des lois pour les dégrader. Que n'arrivera-t-il pas lorsqu'elles manqueront de leur<183> unique appui, et lorsque de froids imitateurs de votre beau génie s'efforceront en vain de vous remplacer! Dieu me garde de n'avoir pour amusement que de courtes et arides solutions de problèmes plus ennuyeux encore qu'inutiles! Mais ne prévenons point un avenir aussi fâcheux, et contentons-nous de jouir de ce que nous possédons.

O compagnes d'une déesse!
Vous que par des soins assidus
Voltaire sut en sa jeunesse
Débaucher des pas de Vénus,
Grâces, veillez sur ses années;
Vous lui devez tous vos secours;
Apollon pour jamais unit vos destinées,
Obtenez d'Alecto d'en prolonger le cours.

421. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 27 juillet 1770.

Sire, vous et le roi de la Chine vous êtes à présent les deux seuls souverains qui soient philosophes et poëtes. Je venais de lire un extrait de deux poëmes de l'empereur Kien-Long,183-a lorsque j'ai reçu la prose et les vers de Frédéric le Grand. Je vais d'abord à votre prose, dont le sujet intéresse tous les hommes, aussi bien que vous autres maîtres du monde. Vous voilà comme Marc-Aurèle, qui combattait par ses Réflexions morales le système de Lucrèce.

J'avais déjà vu une petite réfutation du Système de la nature, par un homme de mes amis. Il a eu le bonheur de se rencontrer plus<184> d'une fois avec V. M. C'est bon signe quand un roi et un simple homme pensent de même; leurs intérêts sont souvent si contraires, que quand ils se réunissent dans leurs idées, il faut bien qu'ils aient raison.

Il me semble que vos remarques doivent être imprimées; ce sont des leçons pour le genre humain. Vous soutenez d'un bras la cause de Dieu, et vous écrasez de l'autre la superstition. Il serait bien digne d'un héros d'adorer publiquement Dieu, et de donner des soufflets à celui qui se dit son vicaire. Si vous ne voulez pas faire imprimer vos remarques dans votre capitale, comme Kien-Long vient de faire imprimer ses poésies à Pékin, daignez m'en charger, et je les publierai sur-le-champ.

L'athéisme ne peut jamais faire aucun bien, et la superstition a fait des maux à l'infini; sauvez-nous de ces deux gouffres. Si quelqu'un peut rendre ce service au monde, c'est vous.

Non seulement vous réfutez l'auteur, mais vous lui enseignez la manière dont il devait s'y prendre pour être utile.

De plus, vous donnez sur les oreilles à frère Ganganelli et aux siens; ainsi, dans votre ouvrage, vous rendez justice à tout le monde. Frère Ganganelli et ses arlequins devaient bien savoir avec le reste de l'Europe de qui est la belle Préface de l'Abrégé de Fleury. Leur insolence absurde n'est pas pardonnable. Vos canons pourraient s'emparer de Rome, mais ils feraient trop de mal à droite et à gauche; ils en feraient à vous-même, et nous ne sommes plus au temps des Hérules et des Lombards, mais nous sommes au temps des Kien-Long et des Frédéric. Ganganelli sera assez puni d'un trait de votre plume; V. M. réserve son épée pour de plus belles occasions.

Permettez-moi de vous faire une petite représentation sur l'intelligence entre les rois et les prêtres, que l'auteur du Système reproche aux fronts couronnés et aux fronts tonsurés. Vous avez très-grande raison de dire qu'il n'en est rien, et que notre philosophe athée ne<185> sait pas comment va aujourd'hui le train du monde. Mais c'est ainsi, messeigneurs, qu'il allait autrefois; c'est ainsi que vous avez commencé; c'est ainsi que les Alboin, les Théodoric, les Clovis, et leurs premiers successeurs, ont manœuvré avec les papes. Partageons les dépouilles; prends les dîmes, et laisse-moi le reste; bénis ma conquête, je protégerai ton usurpation; remplissons nos bourses; dis de la part de Dieu qu'il faut m'obéir, et je te baiserai les pieds. Ce traité a été signé du sang des peuples par les conquérants et par les prêtres. Cela s'appelle les deux puissances.

Ensuite les deux puissances se sont brouillées, et vous savez ce qu'il en a coûté à votre Allemagne et à l'Italie. Tout a changé enfin de nos jours. Au diable s'il y a deux puissances dans les États de V. M. et dans le vaste empire de Catherine II! Ainsi vous avez raison pour le temps présent; et le philosophe athée a raison pour le temps passé.

Quoi qu'il en soit, il faut que votre ouvrage soit public. Ne tenez pas votre chandelle sous le boisseau, comme dit l'autre.

Les peuples sont encor dans une nuit profonde;
Nos sages à tâtons sont prêts à s'égarer.
Mille rois comme vous ont désolé le monde;
C'est à vous seul de l'éclairer.

Ce que vous dites en vers de mon héroïne Catherine II est charmant, et mérite bien que je vous fasse une infidélité.

Je ne sais si c'est le prince héréditaire de Brunswic ou un autre prince de ce nom qui va se signaler pour elle; voilà un héroïsme de croisade.

J'avoue que je ne conçois pas comment l'Empereur ne saisit pas l'occasion pour s'emparer de la Bosnie et de la Servie; ce qui ne coûterait que la peine du voyage. On perd le moment de chasser le Turc de l'Europe; il ne reviendra peut-être plus; mais je me consolerai si, dans ce charivari, V. M. arrondit sa Prusse.

En attendant, vous écoutez les mouvements de votre cœur sen<186>sible; vous êtes homme quand vous n'êtes pas roi; vos vers à madame la princesse Amélie sont de l'âme à laquelle j'ai été attaché depuis trente ans, et à laquelle je le serai le dernier moment de ma vie, malgré le mal que m'a fait votre royauté, et dont je souffre encore le contre-coup sur la frontière de mon drôle de pays natal.

422. A VOLTAIRE.

Potsdam, 18 août 1770.186-a

Ne cachez point votre lumière sous le boisseau. C'était sans doute à vous que ce passage s'adressait; votre génie est un flambeau qui doit éclairer le monde. Mon partage a été celui d'une faible chandelle qui suffit à peine pour m'éclairer, et dont la pâle lueur disparaît à l'éclat de vos rayons. J'écris pour m'instruire et pour m'amuser; cela me suffit.186-b

Lorsque j'eus achevé mon ouvrage contre l'athéisme, je crus ma réfutation très-orthodoxe; je la relus, et je la trouvai bien éloignée de l'être. Il y a des endroits qui ne sauraient paraître sans effaroucher les timides et scandaliser les dévots. Un petit mot qui m'est échappé sur l'éternité du monde me ferait lapider dans votre patrie, si j'y étais né particulier, et que je l'y eusse fait imprimer. Je sens que je n'ai point du tout l'âme ni le style théologiques. Je me contente donc de conserver en liberté mes opinions, sans les répandre et les semer dans un terrain qui leur est contraire.

<187>Il n'en est pas de même des vers au sujet de l'impératrice de Russie; je les abandonne à votre disposition; ses troupes, par un enchaînement de succès et de prospérités, me justifient. Vous verrez dans peu le sultan demander la paix à Catherine, et celle-ci, par sa modération, ajouter un nouveau lustre à ses victoires.

J'ignore pourquoi l'Empereur ne se mêle point de cette guerre. Je ne suis point son allié. Mais ses secrets doivent être connus de M. de Choiseul, qui pourra vous les expliquer.

Le cordelier de Saint-Pierre a brûlé mes écrits, et ne m'a point excommunié à Pâques, comme ses prédécesseurs en ont eu la coutume. Ce procédé me réconcilie avec lui, car j'ai l'âme bonne, et vous savez combien j'aime à communier.

Je pars pour la Silésie, et vas trouver l'Empereur, qui m'a invité à son camp de Moravie, non pas pour nous battre comme autrefois, mais pour vivre en bons voisins. Ce prince est aimable et plein de mérite. Il aime vos ouvrages, et les lit autant qu'il peut; il n'est rien moins que superstitieux. Enfin c'est un empereur comme de longtemps il n'y en a eu en Allemagne. Nous n'aimons ni l'un ni l'autre les ignorants et les barbares; mais ce n'est pas une raison pour les extirper; s'il fallait les détruire, les Turcs ne seraient pas les seuls. Combien de nations plongées dans l'abrutissement et devenues agrestes, faute de lumières!

Mais vivons, et laissons vivre les autres. Puissiez-vous surtout vivre longtemps, et ne point oublier qu'il est des gens, dans le nord de l'Allemagne, qui ne cessent de rendre justice à votre beau génie!

Adieu; à mon retour de Moravie, je vous en dirai davantage.

<188>

423. DE VOLTAIRE.

Ferney, 20 août 1770.

Sire, le philosophe d'Alembert m'apprend que le grand philosophe de la secte et de l'espèce de Marc-Aurèle, le cultivateur et le protecteur des arts, a bien voulu encourager l'anatomie, en daignant se mettre à la tête de ceux qui ont souscrit pour un squelette. Ce squelette possède une vieille âme très-sensible; elle est pénétrée de l'honneur que lui fait V. M. J'avais cru longtemps que l'idée de cette caricature était une plaisanterie; mais puisque l'on emploie réellement le ciseau du fameux Pigalle,188-a et que le nom du plus grand homme de l'Europe décore cette entreprise de mes concitoyens, je ne sais rien de si sérieux. Je m'humilie, en sentant combien je suis indigne de l'honneur que l'on me fait, et je me livre en même temps à la plus vive reconnaissance.

L'Académie française a inscrit dans ses registres la lettre dont vous avez honoré M. d'Alembert à ce sujet.188-b J'ai appris tout cela à la fois; je suis émerveillé, je suis à vos pieds, je vous remercie, je ne sais que dire.

La Providence, pour rabattre mon orgueil, qui s'enflerait de tant de faveurs, veut que les Turcs aient repris la Grèce; du moins elle permet que les gazettes le disent. C'est un coup très-funeste pour moi. Ce n'est pas que j'aie un pouce de terre vers Athènes ou vers Corinthe; hélas! je n'en ai que vers la Suisse; mais vous savez quelle fête je me faisais de voir les petits-fils des Sophocle et des Démosthène délivrés d'un ignorant pacha. On aurait traduit en grec votre excellente réfutation du Système de la nature, et on l'aurait imprimée avec une belle estampe dans l'endroit où était autrefois le Lycée.

<189>J'avais osé faire une réponse de mon côté; ainsi Dieu avait pour lui les deux hommes les moins superstitieux de l'Europe, ce qui devait lui plaire beaucoup. Mais je trouvai ma réponse si inférieure à la vôtre, que je n'osai pas vous l'envoyer. De plus, en riant des anguilles du jésuite Needham,189-a que Buffon, Maupertuis et le traducteur de Lucrèce189-b avaient adoptées, je ne pus m'empêcher de rire aussi de tous ces beaux systèmes, de celui de Buffon, qui prétend que les Alpes ont été fabriquées par la mer; de celui qui donne aux hommes des marsouins pour origine; et enfin de celui qui exaltait son âme pour prédire l'avenir.189-c

J'ai toujours sur le cœur le mal irréparable qu'il m'a fait; je ne penserai jamais à la calomnie du linge donné à blanchir à la blanchisseuse, à cette calomnie insipide qui m'a été mortelle, et à tout ce qui s'en est suivi, qu'avec une douleur qui empoisonnera mes derniers jours. Mais tout ce que m'apprend d'Alembert des bontés de V. M. est un baume si puissant sur mes blessures, que je me suis reproché cette douleur qui me poursuit toujours. Pardonnez-la à un homme qui n'avait jamais eu d'autre ambition que de vivre et de mourir auprès de vous, et qui vous est attaché depuis plus de trente ans.

Il y a plusieurs copies de votre admirable ouvrage : permettez qu'on l'imprime dans quelque recueil, ou à part; car sûrement il paraîtra, et sera imprimé incorrectement. Si V. M. daigne me donner ses ordres, l'hommage du Philosophe de Sans-Souci à la Divinité fera du bien aux hommes. Le roi des déistes confondra les athées et les fanatiques à la fois; rien ne peut faire un meilleur effet.

Daignez agréer le tendre respect du vieux solitaire V.

<190>

424. A VOLTAIRE.

Potsdam, 16 septembre 1770.

Je n'ai point été fâché que les sentiments que j'annonce au sujet de votre statue, dans une lettre écrite à M. d'Alembert, aient été divulgués. Ce sont des vérités dont j'ai toujours été intimement convaincu, et que Maupertuis ni personne n'ont effacées de mon esprit. Il était très-juste que vous jouissiez vivant de la reconnaissance publique, et que je me trouvasse avoir quelque part à cette démonstration de vos contemporains, en ayant eu tant au plaisir que leur ont fait vos ouvrages.

Les bagatelles que j'écris ne sont pas de ce genre; elles sont un amusement pour moi. Je m'instruis moi-même en pensant à des matières de philosophie, sur lesquelles je griffonne quelquefois trop hardiment mes pensées. Cet ouvrage sur le Système de la nature est trop hardi pour les lecteurs actuels auxquels il pourrait tomber entre les mains. Je ne veux scandaliser personne; je n'ai parlé qu'à moi-même en l'écrivant. Mais, dès qu'il s'agit de s'énoncer en public, ma maxime constante est de ménager la délicatesse des oreilles superstitieuses, de ne choquer personne, et d'attendre que le siècle soit assez éclairé pour qu'on puisse impunément penser tout haut.

Laissez donc, je vous prie, ces faibles ouvrages dans l'obscurité où l'auteur les a condamnés; donnez au public, en leur place, ce que vous avez écrit sur le même sujet, et qui sera préférable à mon bavardage.

Je n'entends plus parler des Grecs modernes. Si jamais les sciences refleurissent chez eux, ils seront jaloux qu'un Gaulois, par sa Henriade, ait surpassé leur Homère, que ce même Gaulois l'ait emporté sur Sophocle, se soit égalé à Thucydide, et ait laissé loin derrière lui Platon, Aristote. et toute l'école du Portique.

<191>Pour moi, je crois que les barbares possesseurs de ces belles contrées seront obligés d'implorer la clémence de leurs vainqueurs, et qu'ils trouveront dans l'âme de Catherine autant de modération à conclure la paix que d'énergie pour pousser vivement la guerre. Et quant à cette fatalité qui préside aux événements, selon que le prétend l'auteur du Système de la nature, je ne sais quand elle amènera des révolutions qui pourront ressusciter les sciences ensevelies depuis si longtemps dans ces contrées asservies et dégradées de leur ancienne splendeur.

Mon occupation principale est de combattre l'ignorance et les préjugés dans les pays que le hasard de la naissance me fait gouverner, d'éclairer les esprits, de cultiver les mœurs, et de rendre les hommes aussi heureux que le comporte la nature humaine, et que le permettent les moyens que je puis employer.

A présent, je ne fais que revenir d'une longue course; j'ai été en Moravie, et j'ai revu cet empereur qui se prépare à jouer un grand rôle en Europe. Né dans une cour bigote, il en a secoué la superstition; élevé dans le faste, il a adopté des mœurs simples; nourri d'encens, il est modeste; enflammé du désir de la gloire, il sacrifie son ambition au devoir filial, qu'il remplit avec scrupule; et, n'ayant eu que des maîtres pédants, il a assez de goût pour lire Voltaire, et pour en estimer le mérite.

Si vous n'êtes pas satisfait du portrait véridique de ce prince, j'avouerai que vous êtes difficile à contenter. Outre ces avantages, ce prince possède très-bien la littérature italienne; il m'a cité beaucoup de vers du Tasse, et le Pastor fido191-a presque en entier. Il faut toujours commencer par là. Après les belles-lettres, dans l'âge de la réflexion, vient la philosophie; et quand nous l'avons bien étudiée, nous sommes obligés de dire comme Montaigne : Que sais-je?

Ce que je sais certainement, c'est que j'aurai une copie de ce buste<192> auquel Pigalle travaille; ne pouvant posséder l'original, j'en aurai au moins la copie. C'est se contenter de peu, lorsqu'on se souvient qu'autrefois on a possédé ce divin génie même. La jeunesse est l'âge des bonnes aventures; quand on devient vieux et décrépit, il faut renoncer aux beaux esprits comme aux maîtresses.

Conservez-vous toujours pour éclairer encore, dans vos vieux jours, la fin de ce siècle qui se glorifie de vous posséder, et qui sait connaître le prix de ce trésor.

425. DE VOLTAIRE.

Ferney, 12 octobre 1770.

Sire, nous avons été heureux pendant quinze jours, d'Alembert et moi; nous avons toujours parlé de V. M.; c'est ce que font tous les êtres pensants; et, s'il y en a dans Rome, ce n'est pas de Ganganelli qu'ils s'entretiennent. Je ne sais si la santé de d'Alembert lui permettra d'aller en Italie; il pourrait bien se contenter, cet hiver, du soleil de Provence, et n'étaler son éloquence sur le héros philosophe qu'aux descendants de nos anciens troubadours. Pour moi, je ne fais entendre mon filet de voix qu'aux Suisses et aux échos du lac de Genève.

J'ai été d'autant plus touché de votre dernière lettre, que j'ai osé prendre en dernier lieu V. M. pour mon modèle. Cette expression paraîtra d'abord un peu ridicule; car en quoi un vieux barbouilleur de papier pourrait-il tâcher d'imiter le héros du Nord? Mais vous savez que les philosophes vinrent demander des règles à Marc-Aurèle quand il partit pour la Moravie, dont V. M. revient.

<193>Je voudrais pouvoir vous imiter dans votre éloquence, et dans le beau portrait que vous faites de l'Empereur. Je vois à votre pinceau que c'est un maître qui a peint son disciple.

Voici en quoi consiste l'imitation à laquelle j'ai tâché d'aspirer : c'est à retirer dans les huttes de mon hameau quelques Génevois échappés aux coups de fusil de leurs compatriotes, lorsque j'ai su que V. M. daignait les protéger en roi dans Berlin.

Je me suis dit : Les premiers des hommes peuvent apprendre aux derniers à bien faire. J'aurais voulu établir, il y a quelques années, une autre colonie à Clèves, et je suis sûr qu'elle aurait été bien plus florissante et plus digne d'être protégée par V. M.; je ne me consolerai jamais de n'avoir pas exécuté ce dessein; c'était là où je devais achever ma vieillesse. Puisse votre carrière être aussi longue qu'elle est utile au monde et glorieuse à votre personne!

Je viens d'apprendre que M. le prince de Brunswic,193-a envoyé par vous à l'armée victorieuse des Russes, y est mort de maladie. C'est un héros de moins dans le monde, et c'est un double compliment de condoléance à faire à V. M. Il n'a qu'entrevu la vie et la gloire; mais, après tout, ceux qui vivent cent ans font-ils autre chose qu'entrevoir? Je n'ai fait qu'entrevoir un moment Frédéric le Grand; je l'admire, je lui suis attaché, je le remercie, je suis pénétré de ses bontés pour le moment qui me reste : voilà de quoi je suis certain pour ces deux instants.

Mais pour l'éternité, cette affaire est un peu plus équivoque; tout ce qui nous environne est l'empire du doute, et le doute est un état désagréable. Y a-t-il un Dieu tel qu'on le dit, une âme telle qu'on l'imagine, des relations telles qu'on les établit? Y a-t-il quelque<194> chose à espérer après le moment de la vie? Gilimer, dépouillé de ses États, avait-il raison de se mettre à rire quand on le présenta devant Justinien? et Caton avait-il raison de se tuer, de peur de voir César? La gloire n'est-elle qu'une illusion? Faut-il que Mustapha, dans la mollesse de son harem, faisant toutes les sottises possibles, ignorant, orgueilleux et battu, soit plus heureux, s'il digère, qu'un héros philosophe qui ne digérerait pas?

Tous les êtres sont-ils égaux devant le grand Être qui anime la nature? En ce cas, l'âme de Ravaillac serait à jamais égale à celle de Henri IV; ou ni l'un ni l'autre n'auraient eu d'âme. Que le héros philosophe débrouille tout cela, car, pour moi, je n'y entends rien.

Je reste, du fond de mon chaos, pénétré de respect, de reconnaissance et d'attachement pour votre personne, et du néant de presque tout le reste.

426. A VOLTAIRE.

Potsdam, 30 octobre 1770.

Une mite qui végète dans le nord de l'Allemagne est un mince sujet d'entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers flottant dans l'espace de l'infini, du principe du mouvement et de la vie, du temps et de l'éternité, de l'esprit et de la matière, des choses possibles et de celles qui ne le sont pas. J'appréhende fort que cette mite n'ait distrait ces deux grands philosophes d'objets plus importants et plus dignes de les occuper. Les empereurs, ainsi que les rois, disparaissent dans l'immense tableau que la nature offre aux yeux des spéculateurs. Vous, qui réunissez tous les genres, vous descendez quelquefois de l'Empyrée; tantôt Anaxagore, tantôt Triptolème, vous<195> quittez le Portique pour l'agriculture, et vous offrez sur vos terres un asile aux malheureux. Je préférerais bien la colonie de Ferney, dont Voltaire est le législateur, à celle des quakers de Philadelphie, auxquels Locke donna des lois.

Nous avons ici des fugitifs d'une autre espèce; ce sont des Polonais qui, redoutant les déprédations, le pillage et les cruautés de leurs compatriotes, ont cherché un asile sur mes terres. Il y a plus de cent vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps plus tranquilles, et qui leur permettent le retour chez eux. Je m'aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d'un bout de notre globe à l'autre, qu'ils se persécutent et se troublent mutuellement, autant qu'il est en eux; leur félicité, leur unique ressource est en quelques bonnes âmes qui les recueillent, et les consolent de leurs adversités.

Vous prenez aussi part à la perte que je viens de faire, à l'armée russe, de mon neveu de Brunswic; le temps de sa vie n'a pas été assez long pour lui laisser apercevoir ce qu'il pouvait connaître, ou ce qu'il fallait ignorer. Cependant, pour laisser quelques traces de son existence, il a ébauché un poëme épique : c'est la Conquête du Mexique par Fernand Cortez. L'ouvrage contient douze chants; mais la vie lui a manqué pour le rendre moins défectueux. S'il était possible qu'il y eût quelque chose après cette vie, il est certain qu'il en saurait à présent plus que nous tous ensemble. Mais il y a bien de l'apparence qu'il ne sait rien du tout. Un philosophe de ma connaissance, homme assez déterminé dans ses sentiments, croit que nous avons assez de degrés de probabilité pour arriver à la certitude que post mortem nihil est.195-a

Il prétend que l'homme n'est pas un être double, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement, et que, dès que les ressorts usés se refusent à leur jeu, la machine se détruit, et ses<196> parties se dissolvent. Ce philosophe dit qu'il est bien plus difficile de parler de Dieu que de l'homme, parce que nous ne parvenons à soupçonner son existence qu'à force de conjectures, et que tout ce que notre raison peut nous fournir de moins inepte sur son sujet est de le croire le principe intelligent de tout ce qui anime la nature. Mon philosophe est très-persuadé que cette intelligence ne s'embarrasse pas plus de Mustapha que du Très-Chrétien, et que ce qui arrive aux hommes l'inquiète aussi peu que ce qui peut arriver à une taupinière de fourmis que le pied d'un voyageur écrase sans s'en apercevoir.

Mon philosophe envisage le genre animal comme un accident de la nature, comme le sable que les roues mettent en mouvement, quoique les roues ne soient faites que pour transporter rapidement un char. Cet étrange homme dit qu'il n'y a aucune relation entre les animaux et l'intelligence suprême, parce que de faibles créatures ne peuvent lui nuire, ni lui rendre service; que nos vices et nos vertus sont relatifs à la société; et qu'il nous suffit des peines et des récompenses que nous en recevons.

S'il y avait ici un sacré tribunal d'inquisition, j'aurais été tenté de faire griller mon philosophe pour l'édification du prochain; mais nous autres huguenots, nous sommes privés de cette douce consolation; et puis le feu aurait pu gagner jusqu'à mes habits. J'ai donc, le cœur contrit de ces discours, pris le parti de lui faire des remontrances. Vous n'êtes point orthodoxe, lui ai-je dit, mon ami; les conciles généraux vous condamnent unanimement; et Dieu le Père, qui a toujours les conciles dans ses culottes pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet porte la Somme de saint Thomas, s'en servira pour vous juger à la rigueur.196-a Mon raisonneur, au lieu<197> de se rendre à de si fortes semonces, repartit qu'il me félicitait de si bien connaître le chemin du paradis et de l'enfer, qu'il m'exhortait à dresser la carte du pays, et de donner un itinéraire pour régler les gîtes des voyageurs, surtout pour leur annoncer de bonnes auberges. Voilà ce qu'on gagne à vouloir convertir les incrédules. Je les abandonne à leurs voies; c'est le cas de dire : Sauve qui peut! Pour nous, notre foi nous promet que nous irons en ligne directe en paradis. Toutefois ne vous hâtez pas d'entreprendre ce voyage : un tiens dans ce monde-ci vaut mieux que dix tu l'auras dans l'autre. Donnez des lois à votre colonie génevoise, travaillez pour l'honneur du Parnasse, éclairez l'univers, envoyez-moi votre réfutation du Système de la nature, et recevez avec mes vœux ceux de tous les habitants du Nord et de ces contrées.

427. DE VOLTAIRE.

Ferney, 21 novembre 1770.

Sire, Votre Majesté peut être ciron ou mite en comparaison de l'éternel Architecte des mondes, et même des divinités inférieures qu'on suppose avoir été instituées par lui, et dont on ne peut démontrer l'impossibilité; mais en comparaison de nous autres chétifs, vous avez été souvent aigle, lion et cygne. Vous n'êtes pas à présent le rat retiré dans un fromage de Hollande, qui ferme sa porte aux autres rats indigents; vous donnez l'hospitalité aux pauvres familles polonaises persécutées, vous devez vous connaître plus qu'aucune mite de l'univers en toute espèce de gloire; mais celle dont vous vous couvrez à présent en vaut bien une autre.

<198>Il est bien vrai que la plupart des hommes se ressemblent, sinon en talents, du moins en vices, quoique, après tout, il y ait une grande différence entre Pythagore et un Suisse des petits cantons, ivre de mauvais vin. Pour le gouvernement polonais, il ne ressemble à rien de ce qu'on voit ailleurs.

Le prince de Brunswic était donc aussi des vôtres; il faisait donc des vers comme vous et le roi de la Chine. V. M. peut juger si je le regrette.

J'ai autant de peur que vous qu'il ne sache rien du grand secret de la nature, tout mort qu'il est. Votre abominable homme qui est si sûr que tout meurt avec nous pourrait bien avoir raison, ainsi que l'auteur de l'Ecclésiaste, attribué à Salomon, qui prêche cette opinion en vingt endroits,198-a ainsi que César et Cicéron,198-b qui le déclarent en plein sénat,198-c ainsi que l'auteur de la Troade, qui le disait sur le théâtre à quarante ou cinquante mille Romains, ainsi que le pensent tant de méchantes gens aujourd'hui, ainsi qu'on semble le prouver quand on dort d'un profond sommeil, ou quand on tombe en léthargie.

Je ne sais pas ce que pense Mustapha sur cette affaire; je pense qu'il ne pense pas, et qu'il vit à la façon de quelques Mustaphas de son espèce. Pour l'impératrice de Russie et la reine de Suède votre sœur, le roi de Pologne, le prince Gustave, etc., j'imagine que je sais ce qu'ils pensent. Vous m'avez flatté aussi que l'Empereur était dans la voie de la perdition; voilà une bonne recrue pour la philosophie. C'est dommage que bientôt il n'y ait plus d'enfer ni de paradis : c'était un objet intéressant; bientôt on sera réduit à aimer Dieu pour lui-même, sans crainte et sans espérance, comme on aime une vérité<199> mathématique; mais cet amour-là n'est pas de la plus grande véhémence; on aime froidement la vérité.

Au surplus, votre abominable homme n'a point de démonstration, il n'a que les plus extrêmes probabilités; il faudrait consulter Ganganelli; on dit qu'il est bon théologien. Si cela est, les apparences sont qu'il n'est pas un parfait chrétien; mais le madré ne dira pas son secret; il fait son pot à part, comme le disait le marquis d'Argenson d'un des rois de l'Europe.

S'il n'y a rien de démontré qu'en mathématiques, soyez bien persuadé, Sire, que de toutes les vérités probables la plus sûre est que votre gloire ira à l'immortalité, et que mon respectueux attachement pour vous ne finira que quand mon pauvre et chétif être subira la loi qui attend les plus grands rois, comme les plus petits Velches.

428. A VOLTAIRE.

Potsdam, 4 décembre 1770.199-a

Je vous suis obligé des beaux vers199-b annexés à votre lettre. J'ai lu le poëme de notre confrère le Chinois, qui n'est pas dans ce qu'on appelle le goût européen, mais qui peut plaire à Pékin.

Un vaisseau revenu depuis peu de la Chine à Emden a apporté une lettre en vers de cet empereur;199-c et comme on sait que j'aime la poésie, on me l'a envoyée. La grande difficulté a été de la faire tra<200>duire; mais nous avons heureusement été secondés par le fameux professeur Arnulphius Enserius Quadrazius. Il ne s'est pas contenté de la mettre en prose, parce qu'il est d'opinion que les vers ne doivent être traduits qu'en vers. Vous verrez vous-même cette pièce, et vous pourrez la placer dans votre bibliothèque chinoise. Quoique notre grave professeur s'excuse sur la difficulté de la traduction, il ne compte pour rien quelques solécismes qui lui sont échappés, quelques mauvaises rimes qu'on ne doit point envisager comme défectueuses lorsqu'on traduit l'ouvrage d'un empereur.

Vous verrez ce que l'on pense en Chine des succès des Russes et de leurs victoires. Cependant je puis vous assurer que nos nouvelles de Constantinople ne font aucune mention de votre prétendu soudan d'Égypte;200-a et je prends ce qu'on en débite pour un conte ajusté et mis en roman par le gazetier. Vous qui avez de tout temps déclamé contre la guerre, voudriez-vous perpétuer celle-ci? Ne savez-vous pas que ce Mustapha avec sa pipe est allié des Velches et de Choiseul, qui a fait partir en hâte un détachement d'officiers de génie et d'artillerie pour fortifier les Dardanelles? Ne savez-vous pas que, s'il n'y avait un Grand Turc, le temple de Jérusalem serait rebâti, qu'il n'y aurait plus de sérail, plus de mamamouchi, plus d'ablutions, et que de certaines puissances voisines de Belgrad s'intéressent vivement à l'Alcoran, et qu'enfin, quelque brillante que soit la guerre, la paix lui est toujours préférable?

Je salue l'original de certaine statue, et le recommande à Apollon, dieu de la santé, ainsi qu'à Minerve, pour veiller à sa conservation.

<201>

429. AU MÊME.

Potsdam, 12 décembre 1770.

Le damné de philosophe contre lequel vous êtes en colère ne se contente pas de raisonner à perte de vue; il se met à rêver, et il veut que je vous envoie ses rêveries. Pour me débarrasser de ses importunités, j'ai été obligé de me conformer à ses volontés. Voici ses fariboles,201-a que je joins à ma lettre. Ne m'accusez pas d'indiscrétion. Si ce fatras vous ennuie, rangez-le dans la catégorie de Barbe-bleue et des Mille et une, etc. Je lui ai conseillé, pour le corriger de son goût pour l'imagination, d'étudier la géométrie transcendante, qui desséchera son cerveau de ce qu'il a de trop poétique, et le rendra le digne confrère de tous nos graves philosophes tudesques et professeurs en us. Peut-être que cette géométrie lui démontrera qu'il a une âme; la plupart de ceux qui le croient n'y ont jamais pensé. Je ne crois pas, comme vous le dites, que Mustapha ni bien d'autres s'en inquiètent. Il n'y a que ceux qui suivent le sens de la sentence grecque : Connais-toi toi-même,201-b qui veulent savoir ce qu'ils sont, et qui, à mesure qu'ils avancent en connaissances, sont obligés d'oublier ce qu'ils avaient cru savoir.

Le grand cordelier de Saint-Pierre me paraît un homme qui sait à quoi s'en tenir; mais il est payé pour ne pas révéler les secrets de l'Église, et je parierais qu'il s'embarrasserait beaucoup plus d'Avignon que de la Jérusalem céleste. Pour moi, je m'avertis d'être discret, et de ne pas importuner un homme auquel il faut se faire conscience de dérober un moment. Ses moments sont si bien employés, que<202> je lui en souhaite beaucoup, et qu'il puisse durer autant que sa statue. Vale.

430. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 20 décembre 1770.

En vérité, ce roi de la Chine écrit de jolies lettres. Mon Dieu, comme son style s'est perfectionné depuis son Éloge de Moukden! Qu'il rend bien justice à ce saint flibustier juif, nommé David, et à nos badauds de Paris! Je soupçonne S. M. Kien-Long de n'avoir chez lui aucun mandarin qui l'entende, et de chanter, comme Orphée, devant de beaux lions, de courageux léopards, des loups bien disciplinés, des faucons bien dressés. J'allai autrefois à la cour du Roi; je fus émerveillé de son armée, mais cent fois plus de sa personne; et je vous avoue, Sire, que je n'ai jamais fait de soupers plus agréables que ceux où Kien-Long le Grand daignait m'admettre. Je vous jure que je prenais la liberté de l'aimer autant qu'il me forçait à l'admirer; et, sans un Lapon202-a qui me calomnia, je n'aurais jamais imaginé d'autre bonheur que de rester à Pékin.

Il est vrai que j'ai fait une très-grande fortune dans l'Occident; et, quoiqu'un abbé Terray m'en ait escamoté la plus grande partie (ce qui ne me serait point arrivé à Pékin), il m'en reste assez pour être plus heureux que je ne mérite; cependant je regrette toujours Kien-Long, que je regarde comme le plus grand homme des deux hémisphères. Comme il parle parfaitement le français, qu'il n'a pour<203>tant point appris des révérends pères jésuites; comme il écrit dans cette langue avec plus de grâce et d'énergie que les trois quarts de nos académiciens, j'ai pris la liberté de lui adresser par le coche trois livres nouveaux,203-a avec cette adresse : Au Roi; car il n'y en a pas deux, à ce que l'on dit; et on parlera peu du sultan et du mogol d'aujourd'hui. On a écrit sur l'adresse : Pour être mis à la poste, dès que le paquet sera dans ses États. C'est un tribut payé à la bibliothèque du Sans-Souci de la Chine; je ne crois pas ce tribut digne de S. M., mais c'est la cuisse de cigale que ne dédaigna pas le grand Yhao.

S. M. est voisine de ma grande souveraine russe. Je suis toujours fâché qu'ils n'aient pu s'ajuster pour donner congé à Mustapha; je suis encore dans l'erreur sur Ali-Bey; elle-même y est aussi. Pourquoi n'a-t-elle pas envoyé quelque Juif sur les lieux s'informer de la vérité? Les Juifs ont toujours aimé l'Égypte, quoi qu'en dise leur impertinente histoire.

Je savais très-bien ce que faisaient des ingénieurs sans génie, et j'en étais très-affligé. Je trouve tout cela aussi mal entendu que les croisades; il me semble qu'on pouvait s'entendre, et qu'il y avait de beaux coups à faire.

J'ai bien peur que les Velches et même les Ibères n'échouent. Leurs entreprises, depuis longtemps, n'ont abouti qu'à nous ruiner.

Je frappe trois fois la terre de mon front devant votre trône du Pégu, voisin du trône de la Chine.

<204>

431. DU MÊME.

Ferney, 11 janvier 1771.

A L'AUGUSTE PROPHÈTE DE LA NOUVELLE LOI.

Grand prophète, vous ressemblez à vos devanciers envoyés du Très-Haut : vous faites des miracles. Je vous dois réellement la vie. J'étais mourant au milieu de mes neiges helvétiques, lorsqu'on m'apporta votre sacrée vision. A mesure que je lisais, ma tête se débarrassait, mon sang circulait, mon âme renaissait; dès la seconde page je repris mes forces, et par un singulier effet de cette médecine céleste, elle me rendit l'appétit, en me dégoûtant de tous les autres aliments.

L'Éternel ordonna autrefois à votre prédécesseur Ézéchiel de manger un livre de parchemin;204-a j'aurais bien volontiers mangé votre papier, si je n'avais cent fois mieux aimé le relire. Oui, vous êtes le seul envoyé de Jéhovah, puisque vous êtes le seul qui ayez dit la vérité, en vous moquant de tous vos confrères; aussi Jéhovah vous a béni en affermissant votre trône, en taillant votre plume, et en illuminant votre âme.

Voici comme le Seigneur a parlé :

C'est lui dont j'ai prédit : Il aplanira les hauts, il comblera les bas; le voilà qui vient; il apprend aux enfants des hommes qu'on peut être valeureux et clément, grand et simple, éloquent et poëte; car c'est moi qui lui appris toutes ces choses. Je l'illuminai quand il vint au monde, afin qu'il me fît connaître tel que je suis, et non pas tel que les sots enfants des hommes m'ont peint. Car je prends tous les globes de l'univers à témoin que moi, leur fondateur, je n'ai jamais été ni fessé ni pendu dans ce petit globule de la terre : que je n'ai jamais inspiré aucun Juif, ni couronné aucun pape; mais que j'ai envoyé, dans la plénitude des temps, mon serviteur Frédéric, lequel<205> ne s'appelle pas mon oint, car il n'est pas oint; mais il est mon fils et mon image, et je lui ai dit : Mon fils, ce n'est pas assez d'avoir fait de tes ennemis l'escabeau de tes pieds,205-a et d'avoir donné des lois à ton pays; il faut encore que tu chasses pour jamais la superstition de ce globe.

Et le grand Frédéric a répondu à Jéhovah : Je l'ai chassé de mon cœur, ce monstre de la superstition, et du cœur de tout ce qui m'environne; mais, mon père, vous avez arrangé ce monde de manière que je ne puis faire le bien que chez moi, et même encore avec un peu de peine. Comment voulez-vous que je donne du sens commun aux peuples de Rome, de Naples et de Madrid?

Jéhovah alors a dit : Tes exemples et tes leçons suffiront; donnes-en longtemps, mon fils, et je ferai croître ces germes qui produiront leur fruit en leur temps.

Et le grand prophète a répondu : O Jéhovah! vous êtes bien puissant, mais je vous défie de rendre tous les hommes raisonnables. Croyez-moi, contentez-vous d'un petit nombre d'élus; vous n'aurez jamais que cela pour votre partage.

432. A VOLTAIRE.

Berlin, 29 janvier 1771.205-b

En lisant votre lettre, j'ai cru que la correspondance d'Ovide avec le roi Cotys continuait encore,205-c si je n'avais vu le nom de Voltaire<206> au bas de cette lettre. Elle ne diffère de celle du poëte latin qu'en ce qu'Ovide eut la complaisance de composer des vers en langue thrace, au lieu que vos vers sont dans votre langue naturelle.

J'ai reçu en même temps ces Questions encyclopédiques qu'on pourrait appeler à plus juste titre Instructions encyclopédiques. Cet ouvrage est plein de choses. Quelle variété! que de connaissances, de profondeur! et quel art pour traiter tant de sujets avec le même agrément! Si je me servais du style précieux, je pourrais dire206-a qu'entre vos mains tout se convertit en or.206-b

Je vous dois encore des remercîments au nom des militaires, pour le détail que vous donnez des évolutions d'un bataillon.206-c Quoique je vous connusse grand littérateur, grand philosophe, grand poëte, je ne savais pas que vous joignissiez à tant de talents les connaissances d'un grand capitaine. Les règles que vous donnez de la tactique sont une marque certaine que vous jugez cette fièvre intermittente des rois, la guerre, moins dangereuse que de certains auteurs ne la représentent.

Mais quelle circonspection édifiante dans les articles qui regardent la foi! Vos protégés les pediculosos206-d en auront été ravis; la Sorbonne vous agrégera à son corps; le Très-Chrétien (s'il lit) bénira le ciel d'avoir un gentilhomme de la chambre aussi orthodoxe; et l'évêque d'Orléans vous assignera une place auprès d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. A coup sûr, vos reliques feront des miracles, et l'infâme célébrera son triomphe.

Où donc est l'esprit philosophique du dix-huitième siècle, si les philosophes, par ménagement pour leurs lecteurs, osent à peine leur<207> laisser entrevoir la vérité? Il faut avouer que l'auteur du Système de la nature a trop impudemment207-a cassé les vitres. Ce livre a fait beaucoup de mal; il a rendu la philosophie odieuse par de certaines conséquences qu'il tire de ses principes. Et peut-être à présent faut-il de la douceur et du ménagement pour réconcilier avec la philosophie les esprits que cet auteur avait effarouchés et révoltés.

Il est certain qu'à Pétersbourg on se scandalise moins qu'à Paris, et que la vérité n'est point rejetée du trône de votre souveraine, comme elle l'est chez le vulgaire de nos princes. Mon frère Henri se trouve actuellement à la cour de cette princesse. Il ne cesse d'admirer les grands établissements qu'elle a faits, et les soins qu'elle se donne de décrasser, d'élever et d'éclairer ses sujets.

Je ne sais ce que vos ingénieurs sans génie ont fait aux Dardanelles; ils sont peut-être cause de l'exil de Choiseul. A l'exception du cardinal de Fleury, Choiseul a tenu plus longtemps qu'aucun autre ministre de Louis XV. Lorsqu'il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV207-b le définissait : un fou qui avait bien de l'esprit. On dit que les parlements et la noblesse le regrettent, et le comparent à Richelieu; en revanche, ses ennemis disent que c'était un boute-feu qui aurait embrasé l'Europe.207-c Pour moi, je laisse raisonner tout le monde. Choiseul n'a pu me faire ni bien ni mal; je ne l'ai point connu; et je me repose sur les grandes lumières de votre monarque pour le choix et le renvoi de ses ministres et de ses maîtresses. Je ne me mêle que de mes affaires et du carnaval, qui dure encore.

Nous avons un bon opéra, et, à l'exception d'une seule actrice, mauvaise comédie. Vos histrions velches se vouent tous à l'opéra-comique; et des platitudes mises en musique sont chantées par des<208> voix qui hurlent et détonnent à donner des convulsions aux assistants. Durant les beaux jours du siècle de Louis XIV, ce spectacle n'aurait pas fait fortune. Il passe pour bon dans ce siècle de petitesses, où le génie est aussi rare que le bon sens, où la médiocrité en tout genre annonce le mauvais goût qui probablement replongera l'Europe dans une espèce de barbarie dont une foule de grands hommes l'avait tirée.

Tant que nous conserverons Voltaire, il n'y aura rien à craindre; lui seul est l'Atlas qui soutient par ses forces cet édifice ruineux. Son tombeau sera celui du bon goût et des lettres. Vivez donc, vivez, et rajeunissez, s'il est possible; ce sont les vœux de toutes les personnes qui s'intéressent à la belle littérature, et principalement les miens.

433. DE VOLTAIRE.

Ferney, 15 février 1771.

Sire, tandis que vos bontés me donnent des louanges qui me sont si légitimement dues sur mon orthodoxie et sur mon tendre amour pour la religion catholique, apostolique et romaine, j'ai bien peur que mon zèle ardent ne soit pas approuvé par les principaux membres de notre sanhédrin infaillible. Ils prétendent que je me mets à genoux devant eux pour leur donner des croquignoles, et que je les rends ridicules avec tout le respect possible. J'ai beau leur citer la belle Préface d'un grand homme, qui est au-devant d'une Histoire de l'Église très-édifiante, ils ne reçoivent point mon excuse; ils disent que ce qui est très-bon dans le vainqueur de Rossbach et de Lissa <209>n'est pas tolérable dans un pauvre diable qui n'a qu'une chaumière entre un lac et une montagne, et que, quand je serais sur la montagne du Thabor en habits blancs, je ne viendrais pas à bout de leur ôter la pourpre dont ils sont revêtus. Nous connaissons, disent-ils, vos mauvais sentiments et209-a vos mauvaises plaisanteries. Vous ne vous êtes pas contenté de servir un hérétique, vous vous êtes attaché depuis peu à une schismatique; et, si on vous en croyait, le pouvoir du pape et celui du Grand Turc seraient bientôt resserrés dans des bornes fort étroites.

Vous ne croyez point aux miracles, mais sachez que nous en faisons. C'en est déjà un fort grand que nous ayons engagé votre héros hérétique à proléger les jésuites.

C'en est un plus grand encore que notre nonce en Pologne ait déterminé les Mahométans à faire la guerre à l'empire chrétien de Russie; ce nonce, en cas de besoin, aurait béni l'étendard du grand prophète Mahomet. Si les Turcs ont toujours été battus, ce n'est pas notre faute, nous avons toujours prié Dieu pour eux.

On nous rendra peut-être bientôt Avignon, malgré tous vos quolibets; nous rentrerons dans Bénévent, et nous aurons toujours un temporel très-royal, pour ressembler à Jésus-Christ notre Sauveur, qui n'avait pas où reposer sa tête.209-b Tâchez de régler la vôtre, qui radote, et recevez notre malédiction sous l'anneau du pêcheur.

Voilà, Sire, comme on me traite, et je n'ai pas un mot à répliquer. Si je suis excommunié, j'en appellerai à mon héros, à Julien, à Marc-Aurèle, ses devanciers, et j'espère que leurs aigles, ou romaines, ou prussiennes (c'est la même chose), me couvriront de leurs ailes. Je me mets sous leur protection dans ce monde, en attendant que je sois damné dans l'autre.<210> J'ai envoyé un petit paquet à monseigneur le Prince royal; je ne sais s'il l'a reçu.210-a

Je me mets aux pieds de mon héros avec autant de respect que d'attachement.

Le vieux malade du mont Jura.

434. DU MÊME.

Ferney, 1er mars 1771.

Sire, il n'est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs sans vous soumettre l'ouvrage dans lequel je prends cette liberté; j'envoie donc à V. M. l'Épître contre Mustapha. Je suis toujours acharné contre Mustapha et Fréron. L'un étant un infidèle, je suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures; et l'autre étant un sot et très-mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes justiciables.

Il n'y a rien, à mon gré, de si étonnant, depuis les aventures de Rossbach et de Lissa, que de voir mon impératrice envoyer du fond du Nord quatre flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d'une pareille entreprise, il aurait compté son voyage des Alpes pour bien peu de chose.

Je haïrai toujours les Turcs oppresseurs de la Grèce, quoiqu'ils<211> m'aient demandé depuis peu des montres de ma colonie. Quels plats barbares! Il y a soixante ans qu'on leur envoie des montres de Genève, et ils n'ont pas su encore en faire; ils ne savent pas même les régler.

Je suis toujours très-fâché que V. M., et l'Empereur, et les Vénitiens, ne se soient pas entendus avec mon impératrice pour chasser ces vilains Turcs de l'Europe; c'eût été la besogne d'une seule campagne; vous auriez partagé chacun également. C'est un axiome de géométrie que, ajoutant choses égales à choses égales, les touts sont égaux; ainsi vous seriez demeurés précisément dans la situation où vous êtes.

Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus raisonnable que celle de 1756, qui n'avait pas le sens commun; mais je laisse là ma politique, qui n'en a pas davantage, pour dire à V. M. que j'espère faire ma cour après Pâques, dans mon ermitage, aux princes de Suède vos neveux, dont tout Paris est enchanté. On parle beaucoup plus d'eux que du parlement. Deux princes aimables font toujours plus d'effet que cent quatre-vingts pédants en robe.

On m'a dit que d'Argens est mort;211-a j'en suis très-fâché; c'était un impie très-utile à la bonne cause, malgré tout son bavardage.

A propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous votre protection. On me reprochera peut-être de n'être pas plus attaché à Ganganelli qu'à Mustapha; je répondrai que je le suis à Frédéric le Grand et à Catherine la Surprenante.

Daignez, Sire, me conserver vos bontés pour le temps qui me reste encore à faire de mauvais vers en ce monde.

Le vieux ermite des Alpes.

<212>

435. VOLTAIRE.

Potsdam, 16 mars 1771.212-a

Il y a longtemps que je vous aurais répondu, si je n'en avais été empêché par le retour de mon frère Henri, qui revient de Russie. Plein de ce qu'il y a vu digne d'admiration, il ne cesse de m'en entretenir; il a vu votre souveraine; il a été à portée d'applaudir à ces qualités qui la rendent si digne du trône qu'elle occupe, et à ces qualités sociables qui s'allient si rarement avec la morgue et la grandeur des souverains.

Mon frère a poussé, par curiosité, jusqu'à Moscou; et partout il a vu les traces des grands établissements par lesquels le génie bienfaisant de l'Impératrice se manifeste. Je n'entre point dans des détails qui seraient immenses, et qui demandent pour les décrire une plume plus exercée que la mienne. Voilà pour m'excuser de ma lenteur. J'en viens à présent à vos lettres.

Voyez la différence qui est entre nous : moi, avorton de philosophe, quand mon esprit s'exalte, il ne produit que des rêves; vous, grand prêtre d'Apollon, c'est ce dieu même qui vous remplit, et qui vous inspire ce divin enthousiasme qui nous charme et nous transporte. Je me garde donc bien de lutter contre vous; je crains le sort d'un certain Israël qui, s'étant compromis contre un ange, en eut une hanche démise.212-b

Je viens à vos Questions encyclopédiques, et j'avoue qu'un auteur qui écrit pour le public ne saurait assez le respecter, même dans ses faiblesses. Je n'approuve point l'auteur de la Préface de Fleury abrégé : il s'exprime avec trop de hardiesse, il avance des propositions qui<213> peuvent choquer les âmes pieuses; et cela n'est pas bien. Ce n'est qu'à force de réflexions et de raisonnements que l'erreur se filtre, et se sépare de la vérité; peu de personnes donnent leur temps à un examen aussi pénible, et qui demande une attention suivie. Avec quelque clarté qu'on leur expose leurs erreurs, ils pensent qu'on les veut séduire; et, en abhorrant les vérités qu'on leur expose, ils détestent l'auteur qui les annonce.

J'approuve donc fort la méthode de donner des nasardes à l'infâme en la comblant de politesses.

Mais voici une histoire dont le protecteur des capucins pourra régaler son saint et puant troupeau.

Les Russes ont voulu assiéger le petit fort de Czenstochow, défendu par les confédérés; on y garde, comme vous savez, une image de la sainte et immaculée reine du ciel. Les confédérés, dans leur détresse, s'adressèrent à elle pour implorer son divin appui; la Vierge leur fit un signe de tête, et leur dit de s'en rapporter à elle. Déjà les Russes se préparaient pour l'assaut; ils s'étaient pourvus de longues échelles avec lesquelles ils avançaient, la nuit, pour escalader cette bicoque. La Vierge les aperçoit, appelle son fils, et lui dit : Mon enfant, ressouviens-toi de ton premier métier; il est temps d'en faire usage pour sauver ces confédérés orthodoxes.

Le petit Jésus se charge d'une scie, part avec sa mère; et, tandis que les Russes avancent, il leur coupe lestement quelques barres de leurs échelles; puis, en riant, il retourne par les airs avec sa mère à Czenstochow, et il rentre avec elle dans sa niche.213-a

Les Russes cependant appuient leurs échelles aux bastions; jamais ils ne purent y monter, tant les échelles étaient raccourcies. Les schismatiques furent obligés de se retirer. Les orthodoxes entonnèrent le Te Deum; et depuis ce miracle, la garde-robe de notre sainte mère et son cabinet de curiosités augmentent à vue d'œil par les tré<214>sors qui se versent, et que le zèle des âmes pieuses augmente en abondance.

J'espère que vos capucins feront une fête214-a en apprenant ce beau miracle, et qu'ils ne manqueront point de l'ajouter à ceux de la légende, qui de longtemps n'aura été si bien recrutée.

Il court ici un Testament politique qu'on vous attribue; je l'ai lu, mais je n'y ai pas été trompé comme les autres, et je prétends que c'est l'ouvrage d'un je ne sais qui, d'un quidam, qui vous a entendu, et qui s'est flatté d'imiter assez bien votre style pour en imposer au public; je vous prie, un petit mot de réponse sur cet article.214-b

Le pauvre Isaac est allé trouver son père Abraham en paradis; son frère d'Éguille, qui est dévot, l'avait lesté pour ce voyage; et l'infâme s'érige des trophées.214-c

Qu'on ne vous en érige pas de longtemps; votre corps peut être âgé, mais votre esprit est encore jeune, et cet esprit fera encore aller le reste. Je le souhaite pour les intérêts du Parnasse, pour ceux de la raison, et pour ma propre satisfaction. Sur quoi je prie le grand dieu de la médecine, votre protecteur, le divin Apollon, de vous avoir en sa sainte et digne garde.

<215>

436. AU MÊME.

Le 19 mars 1771.215-a

Quels agréments, quel feu tu possèdes encore!
Le couchant de tes jours surpasse leur aurore.
Quand l'âge injurieux mine et glace nos sens,
Nous perdons les plaisirs, les grâces, les talents;
Mais l'âge a respecté ta voix douce et légère;
Pour le malheur des sots il fit grâce à Voltaire.215-b

Ce petit compliment vous est dû; ou, pour mieux dire, c'est une merveille qui étonne l'Europe, ce sera un problème que la postérité aura peine à résoudre, que Voltaire, chargé de jours et d'années, a plus de feu, de gaîté, de génie, que cette foule de jeunes poëtes dont votre patrie abonde.

Votre impératrice sera sans doute flattée de l'Épître que vous lui adressez. Il est constant que ce sont des vérités; mais il n'est donné qu'à vous de les rendre avec autant de grâces. J'ai été fort surpris de me voir cité dans vos vers;215-c certes, je ne présumais pas de devenir un auteur grave.215-d Mon amour-propre vous en fait ses compliments. J'aurai bonne opinion de mes rapsodies tant que je les verrai enchâssées dans les cadres que vous leur savez si bien faire.

J'en viens à ce Mustapha que je n'aime pas plus que de raison; je ne m'oppose point à toutes les prétentions que vous pouvez former à son sérail; je crois même que, Constantinople pris, votre impéra<216>trice pourra vous faire la galanterie de transporter le harem de Stamboul à Ferney, pour votre usage. Il paraît cependant qu'il serait plus digne de ma chère alliée de donner la paix à l'Europe que d'allumer un embrasement général. Sans doute que cette paix se fera, que Mustapha en payera la façon; et la Grèce deviendra ce qu'elle pourra.

On se dit à l'oreille que la France a suscité ces troubles. On impute cette imprudente levée de boucliers des Ottomans aux intrigues d'un ministre disgracié,216-a homme de génie, mais d'un esprit inquiet, qui croyait qu'en divisant et troublant l'Europe, il maintiendrait plus longtemps la France tranquille. Vous, qui êtes l'ami de ce ministre, vous saurez ce qu'il en faut croire.

Le bruit court que vous rendrez Avignon au vice-Dieu des sept montagnes; un tel trait de générosité est rare chez les souverains. Ganganelli en rira sous cape, et dira en lui-même : Les portes de l'enfer ne prévaudront point.216-b Et cela arrive dans ce siècle philosophique, dans ce dix-huitième siècle!

Après cela, messieurs les philosophes, évertuez-vous bien, combattez l'erreur, entassez arguments sur arguments pour détruire l'infâme; vous n'empêcherez jamais que les âmes faibles ne l'emportent en nombre sur les âmes fortes; chassez les préjugés par la porte, ils rentreront par la fenêtre.216-c Un bigot à la tête d'un État, ou bien un ambitieux que son intérêt lie à celui de l'Église, renversera en un jour ce que vingt ans de vos travaux ont élevé à peine.

Mais quel bavardage! Je réponds au jeune Voltaire en style de vieillard; quand il badine, je raisonne; quand il s'égaye, je disserte. Sans doute, Bouhours216-d avait raison : mes chers compatriotes et moi,<217> nous n'avons que ce gros bon sens qui trotte par les rues. Ma faible chandelle s'éteint, et ce soupçon d'imagination dont je n'eus qu'une faible dose m'abandonne; ma gaîté me quitte, ma vivacité se perd. Conservez longtemps la vôtre; puissiez-vous, comme le bonhomme Saint-Aulaire,217-a faire des vers à cent ans, et moi les lire! c'est ce que je prie Apollon de vous accorder.

Les princes de Suède n'iront point à Ferney; l'aîné est devenu roi, et se hâte d'occuper le trône que la mort de son père lui laisse. Pour le pauvre d'Argens, il a cessé de parler, de penser et d'écrire. C'est mon maréchal des logis; il est allé me préparer une demeure dans le pays des rêve-creux, où probablement nous nous rassemblerons tous.

437. DE VOLTAIRE.

Ferney, 5 avril 1771.

Sire, on a dit que j'étais tombé en jeunesse, mais on n'a pas encore dit que je fusse tombé en enfance. Mes parents me feraient certainement interdire, et on me déclarerait incapable de tester, si j'avais fait le Testament ridicule qu'on m'attribue. Le bon goût de V. M. n'y a pas été trompé; vous avez bien senti qu'il était impossible qu'un homme de mon âge parlât ainsi de lui-même. Cette impertinence est d'un avocat de Paris, nommé Marchand, qui régale tous les mois le public d'un ouvrage dans ce goût. Je ne le mettrai certainement<218> pas dans mon testament; il peut compter qu'il n'aura rien de moi pour sa peine. Je puis assurer V. M. que mes dernières volontés sont absolument différentes de celles qu'on me prête. Je ne crains point la mort qui s'approche de moi à grands pas, et qui s'est déjà emparée de mes yeux, de mes dents et de mes oreilles; mais j'ai une aversion invincible pour la manière dont on meurt dans notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. Il me paraît extrêmement ridicule de se faire huiler pour aller dans l'autre monde, comme on fait graisser l'essieu de son carrosse en voyage. Cette sottise, et tout ce qui s'ensuit, me répugnent si fort, que je suis tenté de me faire porter à Neufchâtel pour avoir le plaisir de mourir chez vous; il eût été plus doux d'y vivre.

Je viens de recevoir une lettre dont monseigneur le Prince royal m'honore; il pense bien sensément, et paraît très-digne d'être votre neveu. Jamais il n'y eut tant d'esprit dans le Nord, depuis le soixante et unième degré jusqu'au cinquante-deux et demi. Il n'y a, ce me semble, que les confédérés de Pologne à qui on puisse reprocher de se servir, pour leur malheur, de la sorte d'esprit qu'ils ont.

On dit qu'Ali-Bey en a beaucoup, et autant que d'ambition. Il court actuellement de mauvais bruits sur sa personne. Pour votre amie l'étoile du Nord, elle acquiert tous les jours un nouvel éclat; il n'y a que votre étoile qui marche à côté de la sienne. Pour le croissant de Mustapha, je le crois plus obscurci que jamais.

Je me mets aux pieds de V. M. avec le plus profond respect.

Je reçois dans ce moment la lettre dont V. M. m'honore, du 19 mars. Oui, sans doute, vous êtes un auteur grave et très-grave, quoique votre imagination soit très-riante.

Je voudrais bien que tout s'accommodât, pourvu que ma princesse donnât la liberté aux dames du sérail, et des fêtes sur le Bosphore. Je ne prétends point du tout à ses odalisques; c'est la récompense de ses braves guerriers. Je suis plus près d'avoir un rendez-vous<219> avec d'Argens qu'avec les demoiselles du harem de Mustapha. Vous appelez d'Argens votre maréchal des logis, mais il s'y prend de trop bonne heure; vous ne vivrez pas aussi longtemps que votre gloire, mais je suis très-sûr que votre feu, en quoi consiste la vie, et votre régime, en quoi consiste toute la médecine, vous feront un jour le doyen des rois de ce monde, après en avoir été l'exemple.

Il se pourrait bien qu'en effet on rendît Avignon à Ganganelli, quoiqu'il soit très-ridicule que ce joli petit pays soit démembré de la Provence; mais il faut être bon chrétien. Ce comtat d'Avignon vaut assurément mieux que la Corse, dont l'acquisition ne vaut pas ce qu'elle a coûté.

438. DU MÊME.

Ferney, 12 avril 1771.

Sire, il n'est ni honnête ni respectueux d'écrire à votre neveu le roi de Suède, et de lui parler du Roi son oncle, sans communiquer au moins à V. M. la liberté que l'on prend. Je vous ai cité à l'impératrice de Russie comme un auteur grave; je vous cite au roi de Suède comme mon protecteur. Quiconque est en France actuellement doit regretter Sans-Souci; nous n'avons que des tracasseries, beaucoup de discorde, peu de gloire, et point d'argent. Cependant le fonds du royaume est très-bon, et si bon, que, après les peines qu'on a prises pour le détériorer, on n'a pu en venir à bout. C'est un malade d'un tempérament excellent, qui a résisté à plus de trente mauvais médecins; V. M. prouve qu'il n'en faut qu'un bon.

Je ne sais si je me doute de ce que V. M. fera cette année; mais<220> Dieu, qui m'a refusé le don de prophétie, ne me permet pas de deviner ce que fera l'Empereur. Je connais des gens qui, à sa place, pousseraient par delà Belgrad, et qui s'arrondiraient, attendu qu'en philosophie la figure ronde est la plus parfaite. Mais je crains de dire des sottises trop pointues, et je me borne à me mettre aux pieds de V. M. du fond de mon tombeau de neige, dans lequel je suis aveugle comme Milton, mais non pas aussi fanatique que lui. Je n'ai nul goût pour un énergumène qui parle toujours du Messie et du diable; moi, je parle de mon héros.

439. A VOLTAIRE.

Potsdam, 28 mars 1771.220-a

J'ai eu le plaisir de recevoir deux de vos lettres. L'apparition que le roi de Suède a faite chez nous220-b m'a empêché de vous répondre plus tôt.

J'avais donc deviné que ce beau Testament n'était pas de vous. On vous a fait le même honneur qu'au cardinal de Richelieu, au cardinal Albéroni, au maréchal de Belle-Isle, etc., de tester en votre nom. Je disais à quelqu'un qui me parlait de ce Testament que c'était une œuvre de ténèbres, que l'on n'y reconnaissait ni votre style, ni les bienséances que vous savez si supérieurement observer en écrivant pour le public; cependant bien du monde, qui n'a pas le tact assez fin, s'y est trompé; et je crois qu'il ne serait pas mal de le désabuser.

J'ai donc vu ce roi de Suède, qui est un prince très-instruit,<221> d'une douceur charmante, et très-aimable dans la société. Il aura été charmé, sans doute, de recevoir vos vers; et j'ai vu avec plaisir que vous vous souveniez encore de moi.221-a Le roi de Suède nous a parlé beaucoup des nouveaux arrangements qu'on prenait en France, de la réforme de l'ancien parlement, et de la création d'un nouveau. Pour moi, qui trouve assez de matières à m'occuper chez moi, je n'envisage qu'en gros ce qui se fait ailleurs. Je ne puis juger des opérations étrangères qu'avec circonspection, parce qu'il faudrait plus approfondir les matières que je ne le puis, pour en décider.

On dit que le chancelier221-b est un homme de génie et d'un mérite distingué; d'où je conclus qu'il aura pris les mesures les plus justes, dans la situation actuelle des choses, pour s'arranger de la manière la plus avantageuse et la plus utile au bien de l'État. Cependant, quoi qu'on fasse en France, les Velches crient, critiquent, se plaignent, et se consolent par quelque chanson maligne, ou quelques épigrammes satiriques. Lorsque le cardinal Mazarin, durant son ministère, faisait quelque innovation, il demandait si à Paris on chantait la canzonetta. Si on lui disait que oui, il était content.

Il en est presque de même partout. Peu d'hommes raisonnent, et tous veulent décider.

Nous avons eu ici en peu de temps une foule d'étrangers. Alexis Orloff, à son retour de Pétersbourg, a passé chez nous pour se rendre sur sa flotte, à Livourne; il m'a donné une pièce assez curieuse que je vous envoie.221-c Je ne sais comment il se l'est procurée; le contenu en est singulier; peut-être vous amusera-t-elle.

<222>Oh! pour la guerre, M. de Voltaire, il n'en est pas question. Messieurs les encyclopédistes m'ont régénéré. Ils ont tant crié contre ces bourreaux mercenaires qui changent l'Europe en un théâtre de carnage, que je me garderai bien, à l'avenir, d'encourir leurs censures. Je ne sais si la cour de Vienne les craint autant que je les respecte; mais j'ose croire toutefois qu'elle mesurera ses démarches.

Ce qui paraît souvent en politique le plus vraisemblable l'est le moins. Nous sommes comme des aveugles, nous allons à tâtons; et nous ne sommes pas aussi adroits que les Quinze-Vingts, qui connaissent, à ne s'y pas tromper, les rues et les carrefours de Paris. Ce qu'on appelle l'art conjectural n'en est pas un; c'est un jeu de hasard où le plus habile peut perdre comme le plus ignorant.

Après le départ du comte Orloff, nous avons eu l'apparition d'un comte autrichien222-a qui, lorsque j'allai me rendre en Moravie chez l'Empereur, m'a donné les fêtes les plus galantes. Ces fêtes ont donné lieu aux vers que je vous envoie;222-b elles y sont décrites avec vérité. Je n'ai pas négligé d'y crayonner le caractère du comte Hoditz, qui se trouve peint d'après nature.

Votre impératrice en a donné de plus superbes à mon frère Henri. Je ne crois pas qu'on puisse la surpasser en ce genre : des illuminations durant un chemin de quatre milles d'Allemagne, des feux d'artifice qui surpassent tout ce qui nous est connu, selon les descriptions qu'on m'en a faites, des bals de trois mille personnes, et surtout l'affabilité et les grâces que votre souveraine a répandues comme un assaisonnement à toutes ces fêtes, en ont beaucoup relevé l'éclat.

A mon âge, les seules fêtes qui me conviennent sont les bons livres. Vous, qui en êtes le grand fabricateur, vous répandez encore quelque sérénité sur le déclin de mes jours. Vous ne vous devez donc pas étonner que je m'intéresse, autant que je le fais, à la conservation<223> du Patriarche de Ferney, auquel soit honneur et gloire, par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il!

440. AU MÊME.

Potsdam, 29 juin 1771.

Ce poëte empereur si puissant, qui domine
Sur les Mandchoux et sur la Chine,
Est bien plus avisé que moi.
Si le démon des vers le presse et le lutine,
Des chants que son conseil juge dignes d'un roi
Il restreint sagement la course clandestine
Aux bornes des Etats qui vivent sous sa loi.
Moi, sans écouter la prudence,
Les esquisses légers de mes faibles crayons,
Je les dépêche tous pour ces heureux cantons
Où le plus bel esprit de France,
Le dieu du goût, le dieu des vers,
Naguère a pris sa résidence.
C'est jeter par extravagance
Une goutte d'eau dans les mers.

Mais cette goutte d'eau rapporte des intérêts usuraires : une lettre de votre part, et un volume de Questions encyclopédiques. Si le peuple était instruit de ces échanges littéraires, il dirait que je jette un morceau de lard après un jambon; et, quoique l'expression soit triviale, il aurait raison.

On n'entend guère parler ici du pape; je le crois perpétuellement en conférence avec le cardinal de Bernis, pour convenir du sort de ces bons pères jésuites. En qualité d'associé de l'ordre, j'essuierais une <224>banqueroute de prières, si Rome avait la cruauté de les supprimer. On n'entend pas non plus des nouvelles du Turc; on ne sait à quoi Sa Hautesse s'occupe; mais je parierais bien que ce n'est pas à grand' chose. La Porte vient pourtant, après bien des remontrances, de relâcher M. Obreskoff,224-a ministre de la Russie, détenu contre le droit des gens, dont cette puissance barbare n'a aucune connaissance. C'est un acheminement à la paix qui va se conclure pour le plus grand avantage et la plus grande gloire de votre impératrice.

Je vous félicite du nouveau ministre224-b dont le Très-Chrétien a fait choix. On le dit homme d'esprit; en ce cas, vous trouverez en lui un protecteur déclaré. S'il est tel, il n'aura ni la faiblesse ni l'imbécillité de rendre Avignon au pape. On peut être bon catholique, et néanmoins dépouiller le vicaire de Dieu de ces possessions temporelles qui distraient trop des devoirs spirituels, et qui font souvent risquer le salut.

Quelque fécond que ce siècle soit en philosophes intrépides, actifs et ardents à répandre des vérités, il ne faut point s'étonner de la superstition dont vous vous plaignez en Suisse; ses racines tiennent à tout l'univers; elle est la fille de la timidité, de la faiblesse et de l'ignorance. Cette trinité domine aussi impérieusement dans les âmes vulgaires qu'une autre trinité dans les écoles de théologie. Quelles contradictions ne s'allient pas dans l'esprit humain! Le vieux prince d'Anhalt-Dessau, que vous avez vu, ne croyait point en Dieu; mais, allant à la chasse, il rebroussait chemin, s'il lui arrivait de rencontrer trois vieilles femmes; c'était un mauvais augure. Il n'entreprenait rien un lundi, parce que ce jour était malheureux. Si vous lui en demandiez la raison, il l'ignorait.224-c Vous savez ce qu'on rapporte de<225> Hobbes : incrédule le jour, il ne couchait jamais seul la nuit, de peur des revenants.

Qu'un fripon se propose de tromper les hommes, il ne manquera pas de dupes. L'homme est fait pour l'erreur; elle entre comme d'elle-même dans son esprit; et ce n'est que par des travaux immenses qu'il découvre quelques vérités.225-a Vous, qui en êtes l'apôtre, recevez les hommages du petit coin de mon esprit purifié de la rouille superstitieuse, et déséborgnez mes compagnons. Pour les aveugles, il faut les envoyer aux Quinze-Vingts. Éclairez encore ce qui est éclairable; vous semez dans des terres ingrates, mais les siècles futurs feront une riche récolte de ces champs. Le Philosophe de Sans-Souci salue l'ermite de Ferney.

441. DE VOLTAIRE.

Ferney, 21 août 1771.

Sire, Votre Majesté va rire de ma requête; elle dira que je radote. Je lui demande une place de conseiller d'État. Ce n'est pas pour moi, comme vous le croyez bien, et je ne donne point de conseils aux rois, excepté peut-être à l'empereur de la Chine. Je m'imagine d'ailleurs que M. de Lentulus appuiera ma requête. C'est pour un banneret ou banderet de votre principauté de Neufchâtel, nommé Osterwald, qui est persécuté par les prêtres. Il a servi longtemps V. M., et je crois qu'il est excommunié.

Voilà deux puissantes raisons, à mon gré, pour le faire conseiller d'État. Cet homme est d'un esprit très-doux, très-conciliant et très-sage, et en même temps d'une philosophie intrépide, capable de<226> rendre service à la raison et à vous, et également attaché à l'un et à l'autre. Il est de votre siècle, et les Neufchâtelois sont encore du treizième ou du quatorzième. Ce n'est pas assez que la prêtraille de ce pays-là ait condamné Petitpierre pour n'avoir pas cru l'enfer éternel; ils ont condamné le banderet Osterwald pour n'avoir point cru d'enfer du tout. Ces marauds-là ne savent pas que c'était l'opinion de Cicéron et de César. Vous qui avez l'éloquence de l'un, et qui vous battez comme l'autre, ne pourriez-vous point mortifier la huaille sacerdotale en réhabilitant votre banderet par une belle place de conseiller d'État dans Neufchâtel?

Le grand Julien, mon autre héros, lui aurait accordé cette grâce, sur ma parole.

Je vous demande pardon de ma témérité; mais, puisque ce banderet Osterwald est menacé par le consistoire d'être damné dans l'autre monde, ne peut-on pas demander pour lui quelque agrément dans celui-ci? Cette idée m'est venue dans la tête, et je la mets à vos pieds. Je pense que ce banderet a très-grande raison de dire qu'il n'y a plus d'enfer, puisque Jésus-Christ a racheté tous nos péchés.

On dit que mes chers Russes ont été battus par les Turcs; j'en suis au désespoir, et je supplie V. M. de daigner me consoler.

442. A VOLTAIRE.

Potsdam, 16 septembre 1771.226-a

Un homme qui a longtemps instruit l'univers par ses ouvrages peut être regardé comme le précepteur du genre humain; il peut être par conséquent le conseiller de tous les rois de la terre, hors de ceux qui<227> n'ont point de pouvoir. Je me trouve dans le cas de ces derniers à Neufchâtel, où mon autorité est pareille à celle qu'un roi de Suède exerce sur ses diètes, ou bien au pouvoir de Stanislas sur son anarchie sarmate. Faire à Neufchâtel un conseiller d'État sans l'approbation du synode serait se compromettre inutilement.

J'ai voulu, dans ce pays, protéger Jean-Jacques, on l'a chassé; j'ai demandé qu'on ne persécutât point un certain Petitpierre, je n'ai pu l'obtenir.227-a

Je suis donc réduit à vous faire l'aveu humiliant de mon impuissance. Je n'ai point eu recours, dans ce pays, au remède dont se sert la cour de France pour obliger les parlements du royaume à savoir obtempérer à ses volontés. Je respecte des conventions sur lesquelles ce peuple fonde sa liberté et ses immunités, et je me resserre dans les bornes du pouvoir qu'ils ont prescrites eux-mêmes, en se donnant à ma maison. Mais ceci me fournit matière à des réflexions plus philosophiques.

Remarquez, s'il vous plaît, combien l'idée attachée au mot de liberté est déterminée en fait de politique, et combien les métaphysiciens l'ont embrouillée. Il y a donc nécessairement une liberté;227-b car comment aurait-on une idée nette d'une chose qui n'existe point? Or je comprends par ce mot la puissance de faire ou de ne pas faire telle action, selon ma volonté. Il est donc sûr que la liberté existe; non pas sans mélange de passions innées, non pas pure, mais agissant cependant en quelques occasions sans gêne et sans contrainte.

Il y a une différence, sans doute, de pouvoir nommer un conseiller (soi-disant) d'État, ou de ne le pouvoir pas : celui qui le peut a la liberté; celui qui ne saurait le breveter ne jouit pas de cette faculté. Cela seul suffit, ce me semble, pour prouver que la liberté existe,<228> et que par conséquent nous ne sommes pas des automates mus par les mains d'une aveugle fatalité. Passez-moi ces petites réflexions; c'est le dernier renvoi que me cause l'indigestion du Système de la nature.228-a

C'est ce système de la fatalité qui met l'empire ottoman à deux doigts de sa perte. Tandis que les Turcs se tiennent comme des quakers, les bras croisés, en attendant le moment de l'impulsion divine, ils sont battus par les Russes. Et ce léger échec que vient de recevoir un détachement du prince Repnin ne doit pas enfler l'espérance de Mustapha jusqu'à lui faire croire qu'une bagatelle de cette nature puisse entrer en comparaison avec cet amas de victoires que les Russes ont entassées les unes sur les autres.

Tandis que ces gens se battent pour les possessions de ce monde-ci, les Suisses font très-bien d'ergoter entre eux pour les biens de l'autre monde; cela fournit plus à l'imagination; et quand on n'a point d'armées pour conquérir la Valachie, la Moldavie, la Tartarie, on se bat avec des paroles pour le paradis et pour l'enfer. Je ne connais point ce pays-là; Delisle228-b n'en a pas encore donné la carte. Le chemin qui doit y mener traverse les espaces imaginaires, et jamais personne n'en est revenu. N'allez jamais dans ces contrées, pires que les hyperboréennes.

Quelqu'un qui vous a vu m'assure que vous jouissez d'une très-bonne santé. Ménagez ce trésor le plus longtemps que possible : un tiens vaut mieux que dix tu l'auras. Que Vénus nous conserve le chantre des Grâces; Minerve, l'émule de Thucydide; Uranie, l'interprète de Newton; et Apollon, son fils chéri, qui, surpassant Euripide, égala Virgile : ce sont les vœux que le solitaire de Sans-Souci fait et fera sans fin pour le Patriarche de Ferney.

<229>

443. DE VOLTAIRE.

Ferney, 18 octobre 1771.

Sire, vous êtes donc comme l'Océan, dont les flots semblent arrêtés sur le rivage par des grains de sable; et le vainqueur de Rossbach, de Lissa, etc., etc., ne peut parler en maître à des prêtres suisses. Jugez, après cela, si les pauvres princes catholiques doivent avoir beau jeu contre le pape.

Je ne sais si V. M. a jamais vu une petite brochure intitulée : Les droits des hommes et les usurpations des papes;229-a ces usurpations sont celles du saint-père : elles sont évidemment constatées. Si vous voulez, j'aurai l'honneur de vous les envoyer par la poste.

J'ai pris la liberté d'adresser à V. M. les sixième et septième volumes des Questions sur l'Encyclopédie; mais je crains fort de n'avoir pas la liberté de poursuivre cet ouvrage. C'est bien là le cas où l'on peut appeler la liberté puissance. Qui n'a pas le pouvoir de faire n'a pas, sans doute, la liberté de faire; il n'a que la liberté de dire : Je suis esclave de la nature. J'avais fait autrefois tout ce que je pouvais pour croire que nous étions libres; mais j'ai bien peur d'être détrompé; vouloir ce qu'on veut, parce qu'on le veut, me paraît une prérogative royale à laquelle les chétifs mortels ne doivent pas prétendre. Soyez libre tant qu'il vous plaira, Sire, vous êtes bien le maître; mais à moi tant d'honneur n'appartient. Tout ce que je sais bien certainement, c'est que je n'ai point la liberté de ne vous pas regarder comme le premier homme du siècle, ainsi que je regarde Catherine II comme la première femme, et Mustapha comme un pauvre homme, du moins jusqu'à présent. Il me semble qu'il n'a su faire ni la guerre, ni la paix.<230> Je connais des rois qui ont fait à propos l'une et l'autre; mais je me garderai bien de vous dire qui sont ces rois-là.

L'impératrice de Russie dit que ses affaires vont fort bien par delà le Danube; qu'elle est maîtresse de toute la Valachie, à une ou deux bicoques près; quelle est reconnue de toute la Crimée. Il faudra qu'elle fasse jouer incessamment, sur le théâtre de Bagtcheh-Serai, Iphigénie en Tauride.230-a Puisse-t-elle faire bientôt une paix glorieuse, et puissent ces vilains Turcs ne plus molester les chrétiens grecs et latins!

444. A VOLTAIRE.

Sans-Souci, 18 novembre 1771.230-b

Vous vous moquez de moi, mon bon Voltaire; je ne suis ni un héros, ni un océan, mais un homme qui évite toutes les querelles qui peuvent désunir la société. Comparez-moi plutôt à un médecin qui proportionne le remède au tempérament du malade. Il faut des remèdes doux pour les fanatiques; les violents leur donnent des convulsions. Voilà comme je traite les prédicants de Genève, qui ressemblent plus, par leur véhémence, aux réformateurs du quinzième siècle qu'à la génération présente.

Il y a longtemps que j'ai lu la brochure du Droit des hommes et de l'usurpation des papes. Vous croyez donc que les Semnons ne sont pas curieux de vos ouvrages, et qu'on ne les lit pas au bord de la Havel avec autant et peut-être plus de plaisir que sur les rives de la Seine ou du Rhône? Cette brochure parut précisément après que les Fran<231>çais eurent pris possession du Comtat; je crus que c'était leur manifeste, et que par mégarde on l'avait imprimé après coup.

Je vous ai mille obligations des sixième et septième tomes de votre Encyclopédie, que j'ai reçus. Si le style de Voiture était encore à la mode, je vous dirais que le père des Muses est l'auteur de cet ouvrage, et que l'approbation est signée du dieu du goût. J'ai été fort surpris d'y trouver mon nom,231-a que vous y avez mis par charité. J'y ai trouvé quelques paraboles moins obscures que celles de l'Évangile, et je me suis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage est admirable, et je vous exhorte à le continuer. Si c'était un discours académique, assujetti à la révision de la Sorbonne, je serais peut-être d'un autre avis.

Travaillez toujours; envoyez vos ouvrages en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et en Russie; je vous réponds qu'on les y dévorera. Quelque précaution qu'on prenne, ils entreront en France; et vos Velches auront honte de ne pas approuver ce qui est admiré partout ailleurs.

J'avais un très-violent accès de goutte quand vos livres sont arrivés, les pieds et les bras garrottés, enchaînés et perclus; ces livres m'ont été d'une grande ressource. En les lisant, j'ai béni mille fois le ciel de vous avoir mis au monde.

Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu'à peine eus-je recouvré l'articulation de la main droite, que je m'avisai de barbouiller du papier, non pour éclairer, non pour instruire le public et l'Europe, qui a les yeux très-ouverts, mais pour m'amuser. Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j'ai chantées, mais les folies des confédérés.231-b Le badinage convient mieux à un convalescent que l'austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il a six chants. Tout est fini; car une maladie de cinq<232> semaines m'a donné le temps de rimer et de corriger tout à mon aise. C'est vous ennuyer assez que deux chants de lecture que je vous prépare.

Ah! que l'homme est un animal incorrigible! direz-vous en voyant encore de mes vers. La Valachie, la Moldavie, la Tartarie, subjuguées, doivent être chantées sur un autre ton que les sottises d'un Krasinski, d'un Potocki, d'un Oginski, et de toute cette multitude imbécile dont les noms se terminent en ki.

Comme je me crois un être qui possède une liberté mitigée, je m'en suis servi dans cette occasion; et comme je suis un hérétique excommunié une fois pour toutes, j'ai bravé les foudres du Vatican. Bravez-les de même, car vous êtes dans le même cas.

Souvenez-vous qu'il ne faut point enfouir son talent. C'est de quoi jusqu'ici personne ne vous accuse; mais je voudrais que la postérité ne perdît aucune de vos pensées; car combien de siècles s'écouleront avant qu'un génie s'élève, qui joigne à tant de goût tant de connaissances! Je plaide une belle cause, et je parle à un homme si éloquent, que, s'il jette un coup d'œil sur ce sujet, il saisira d'abord tous les arguments que je pourrais lui présenter. Qu'il continue donc encore à étendre sa réputation, à instruire, à éclairer, à consoler, à persifler, à pincer, selon que la matière l'exige, le public, les cagots et les mauvais auteurs. Qu'il jouisse d'une santé inaltérable, et qu'il n'oublie point le solitaire semnon habitué à Sans-Souci!

<233>

445. DE VOLTAIRE.

Ferney, 6 décembre 1771.

Sire, je n'ai jamais si bien compris qu'on peut pleurer et rire dans le même jour. J'étais tout plein et tout attendri de l'horrible attentat commis contre le roi de Pologne,233-a qui m'honore de quelque bonté. Ces mots qui dureront à jamais, Vous êtes pourtant mon roi, mais j'ai fait serment de vous tuer,233-b m'arrachaient des larmes d'horreur, lorsque j'ai reçu votre lettre et votre très-philosophique poëme, qui dit si plaisamment les choses du monde les plus vraies. Je me suis mis à rire malgré moi, malgré mon effroi et ma consternation. Que vous peignez bien le diable et les prêtres, et surtout cet évêque, premier auteur de tout le mal!

Je vois bien que, quand vous fîtes ces deux premiers chants, le crime infâme des confédérés n'avait point encore été commis. Vous serez forcé d'être aussi tragique dans le dernier chant que vous avez été gai dans les autres, que V. M. a bien voulu m'envoyer. Malheur est bon à quelque chose, puisque la goutte vous a fait composer un ouvrage si agréable; depuis Scarron, on ne faisait point de vers si plaisants au milieu des souffrances. Le roi de la Chine ne sera jamais si drôle que V. M., et je défie Mustapha d'en approcher.

N'ayez plus la goutte, mais faites souvent des vers à Sans-Souci dans ce goût-là. Plus vous serez gai, plus longtemps vous vivrez; c'est ce que je souhaite passionnément pour vous, pour mon héroïne, et pour moi chétif.

Je pense que l'assassinat du roi de Pologne lui fera beaucoup de bien. Il est impossible que les confédérés, devenus en horreur au genre humain, persistent dans une faction si criminelle. Je ne sais<234> si je me trompe, mais il me semble que la paix de la Pologne peut naître de cette exécrable aventure.

Je suis fâché de vous dire que voilà cinq têtes couronnées assassinées en peu de temps234-a dans notre siècle philosophique. Heureusement, parmi tous ces assassins, il se trouve des Malagrida, et pas un philosophe. On dit que nous sommes des séditieux; que sera donc l'évêque de Kiovie? On dit que les conjurés avaient fait serment sur une image de la sainte Vierge, après avoir communié. J'ose supplier instamment V. M., si ingénieuse et si diabolique, de daigner m'envoyer quelques détails bien vrais de cet étrange événement, qui devrait bien ouvrir les yeux à une partie de l'Europe. Je prends la liberté de recommander à vos bontés l'abbaye d'Oliva. Je me mets à vos pieds (pourvu qu'ils n'aient plus la goutte) avec le plus profond respect, et le plus grand ébahissement de tout ce que je viens de lire.

446. A VOLTAIRE.

Berlin, 12 janvier 1772.234-b

Je conviens que je me suis imposé l'obligation de vous instruire sur le sujet des confédérés que j'ai chantés, comme vous avez été obligé d'exposer les anecdotes de la Ligue, afin de répandre tous les éclaircissements nécessaires sur la Henriade. Vous saurez donc que mes confédérés, moins braves que vos ligueurs, mais aussi fanatiques, n'ont pas voulu leur céder en forfaits. L'horrible attentat entrepris<235> et manqué contre le roi de Pologne s'est passé (à la communion près) de la manière qu'il est détaillé dans les gazettes. Il est vrai que le misérable qui a voulu assassiner le roi de Pologne en avait prêté le serment à Pulawski,235-a maréchal de la confédération, devant le maître-autel de la Vierge, à Czenstochow. Je vous envoie des papiers publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement conformes à ce que mon ministre à Varsovie en a marqué dans sa relation. Il est vrai que mon poëme (si vous voulez l'appeler ainsi) était achevé lorsque cet attentat se commit; je ne le jugeais pas propre à entrer dans un ouvrage où règne d'un bout à l'autre un ton de plaisanterie et de gaîté; cependant je n'ai pas voulu non plus passer cette horreur sous silence, et j'en ai dit deux mots, en passant, au commencement du cinquième chant;235-b de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour m'amuser, n'a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré avec le reste. J'ai poussé la licence plus loin; car, quoique la guerre dure encore, j'ai fait la paix d'imagination pour finir, n'étant pas assuré de ne pas prendre la goutte lorsque ces troubles s'apaiseront. Vous verrez, par le troisième et quatrième chant que je vous envoie, qu'il n'était pas possible de mêler des faits graves avec tant de sottises. Le sublime fatigue à la longue, et les polissonneries font rire. Je pense bien comme vous que plus on avance en âge, plus il faut essayer de se dérider. Aucun sujet ne m'aurait fourni une aussi abondante matière que les Polonais; Montesquieu aurait perdu son temps à trouver chez eux les principes des républiques ou des gouvernements souverains. L'intérêt, l'orgueil, la bassesse et la pusillanimité semblent être les fruits du gouvernement anarchique. Au lieu de philosophes, vous y trouvez des esprits<236> abrutis par la plus stupide superstition, et des hommes capables de tous les crimes que des lâches peuvent commettre. Le corps de la confédération n'agit point par système. Ce Pulawski, dont vous aurez vu le nom dans mes rapsodies,236-a est proprement l'auteur de la conspiration tramée contre le roi de Pologne. Les autres confédérés regardent le trône comme vacant, quoiqu'il soit rempli; les uns y veulent placer le landgrave de Hesse, d'autres l'électeur de Saxe, d'autres encore le prince de Teschen. Tous ces partis différents ont autant de haine l'un pour l'autre que les jansénistes, les molinistes et les calvinistes entre eux. C'est pour cela que je les compare aux maçons de la tour de Babel. Le crime qu'ils viennent de tenter ne les a pas décrédités chez leurs protecteurs, parce qu'en effet plusieurs de ces confédérés l'ont ignoré; mais, qu'ils aient des protecteurs ou non, ils n'en sont pas plus redoutables, et, par les mesures que votre souveraine vient de prendre, dans peu leur mauvaise volonté sera confondue.236-b

Il semble que, pour détourner mes yeux des sottises polonaises236-c et de la scène atroce de Varsovie, ma sœur, la reine de Suède, ait pris ce temps pour venir revoir ses parents, après une absence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la famille; je m'en suis cru de dix ans plus jeune. Je fais mes efforts pour dissiper les regrets qu'elle donne à la perte d'un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les sortes d'amusements dans lesquels les arts et les sciences peuvent avoir la plus grande part.236-d Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma sœur trouvait que vous manquiez à Berlin. Je lui ai répondu qu'il y avait treize ans236-e que je m'en apercevais. Cela n'a pas<237> empêché que nous n'ayons fait des vœux pour votre conservation, et nous avons conclu, quoique nous ne vous possédions pas, que vous n'en étiez pas moins nécessaire à l'Europe. Laissez donc à la Fortune, à l'Amour, à Plutus, leur bandeau; car ce serait une contradiction que celui qui éclaira si longtemps l'Europe fût aveugle lui-même. Voilà peut-être un mauvais jeu de mots. J'en fais amende honorable au dieu du goût qui siége à Ferney; je le prie de m'inspirer, et d'être assuré que, en fait de belles-lettres, je crois ses décisions plus infaillibles que celles de Ganganelli pour les articles de foi. Vale.

447. DE VOLTAIRE.

Ferney, 1er février 1772.

Sire, mon cœur, quoique bien vieux, est tout aussi sensible à vos bontés que s'il était jeune. Vos troisième et quatrième chants m'ont presque guéri d'une maladie assez sérieuse; vos vers ne le sont pas. Je m'étonne toujours que vous ayez pu faire quelque chose d'aussi gai sur un sujet si triste. Ce que V. M. dit des confédérés dans sa lettre inspire l'indignation contre eux autant que vos vers inspirent de gaîté. Je me flatte que tout ceci finira heureusement pour le roi de Pologne et pour V. M. Quand vous n'auriez que six villes pour vos six chants, vous n'auriez pas perdu votre papier et votre encre.

La reine de Suède ne gagnera rien aux dissensions polonaises; mais elle augmentera le bonheur de son frère et le sien. Permettez que je la remercie des bontés dont vous m'apprenez qu'elle daigne m'honorer, et que je mette mes respects pour elle dans votre paquet.

<238>La veuve du pauvre cher Isaac238-a m'a fait part des bontés dont vous la comblez, et du petit monument qu'elle érige à son mari, le panégyriste de l'empereur Julien, de très-respectable mémoire. C'est une virtuose que cette madame Isaac; elle sait du grec et du latin, et écrit dans sa langue d'une manière qui n'est pas ordinaire.

V. M. finit sa dernière lettre par de belles maximes de morale; mais vous conseillez à un impotent de ne pas marcher trop vite. Il y a deux ans que je ne sors presque point de mon lit. Je serais tenté de vous dire comme Le Nôtre238-b au pape Alexandre VII : « Saint-père, donnez-moi des tentations au lieu de bénédictions. » La santé, la santé, voilà le premier des biens, dans quelque condition qu'on soit, et à quelque âge qu'on soit parvenu.

Je supplie V. M. de n'avoir plus la goutte, à moins que cela ne produise quelque nouveau poëme en six chants.

Agréez, Sire, le profond respect et l'inviolable attachement d'un pauvre vieillard qui a pis que la goutte.

448. A VOLTAIRE.

Potsdam, 1er mars 1772.

Je suis, en vérité, tout honteux des sottises que je vous envoie; mais puisque vous êtes en train d'en lire, vous en recevrez de diverses espèces : le cinquième chant de la Confédération, un discours acadé<239>mique sur une matière assez usée,239-a pour amener l'éloge de l'illustre auditoire qui se trouvait à la séance de l'Académie, et une Épître ma sœur de Suède au sujet des désagréments qu'elle a essuyés dans ce pays-là.239-b Elle a reçu la lettre que vous lui avez adressée; elle n'a pas voulu me confier la réponse, qui, sans cela, se serait trouvée incluse dans ma lettre.

Ce n'est pas seulement en Suède que l'on essuie des contre-temps; la pauvre Babet, veuve du défunt Isaac, en a bien éprouvé en Provence. Les dévots de ce pays doivent être de terribles gens; ils ont donné l'extrême-onction par force à ce bon panégyriste de l'empereur Julien; on a fait des difficultés de l'enterrer, et d'autres encore pour un monument qu'on voulait lui ériger. La pauvre Babet a vu emporter par une inondation la moitié de la maison que feu son mari lui a bâtie; elle a perdu ses meubles, perte considérable relativement à sa fortune, qui est mince; elle a acquis quantité de connaissances pour complaire à son mari; elle ne peint pas mal, et elle est respectable pour avoir contribué, autant qu'il était en elle, aux goûts de son mari, et lui avoir rendu la vie agréable. Un soir, en revenant de chez moi, le marquis rentre chez sa femme, et lui demande : Eh bien, as-tu fait cet enfant? Quelques amis qui se trouvèrent présents se prirent à rire de cette étrange question; mais la marquise les mit à leur aise en leur montrant le portrait d'un petit morveux, que son mari l'avait chargée de faire.

Je viens encore d'essuyer un violent accès de goutte, mais il ne m'a pas valu de poëme, faute de matière. Pour vous, ne vous étonnez point que je vous croie jeune : vos ouvrages ne se ressentent point de la caducité de leur auteur; et je crois qu'il ne dépendrait que de vous de composer encore une Henriade. Si les insectes de la littérature vous donnaient de l'opium, ils n'auraient pas tant tort; car,<240> mettant Voltaire de côté, ils en paraîtraient moins médiocres; et que de beaux lieux communs on pourrait répéter, en faisant la liste de tous les grands hommes qui ont survécu à eux-mêmes! On dirait que l'épée a usé le fourreau, que le feu ardent de ce grand génie l'a consumé avant le temps, qu'il faut bien se garder d'avoir trop d'esprit, parce qu'il s'use trop vite. Que de sots s'applaudiraient de ne pas se trouver dans ce cas! et qu'une multitude d'animaux à deux pieds, sans plumes, diraient : Nous sommes bien heureux de n'être point des Voltaires! Mais heureusement vous n'avez point de médecin premier ministre qui vous donne des drogues pour régner en votre place;240-a je crois même que la trempe de votre esprit résisterait aux poisons de l'âme.240-b

Je fais des vœux pour votre conservation; s'ils sont intéressés, vous devez me le pardonner en faveur du plaisir que vos ouvrages me font. Vale.

449. DE VOLTAIRE.

Ferney, 24 mars 1772.

Sire, quand même MM. Formey, Prémontval, Toussaint, Merian,240-c me diraient : C'est nous qui avons composé le Discours sur l'utilité des sciences et des arts dans un État, je leur répondrais : Messieurs, je n'en<241> crois rien; je trouve à chaque page la main d'un plus grand maître que vous; voilà comme Trajan aurait écrit.

Je ne sais pas si l'empereur de la Chine fait réciter quelques-uns de ses Discours dans son Académie, mais je le défie de faire de meilleure prose; et, à l'égard de ses vers, je connais un roi du Nord qui en fait de meilleurs que lui, sans se donner beaucoup de peine. Je défie Sa Majesté Kien-Long, assistée de tous ses mandarins, d'être aussi gaie, aussi facile, aussi agréable que l'est le roi du Nord dont je vous parle. Sachez que son poëme sur les confédérés est infiniment supérieur au poëme de Moukden.

Vous avez peut-être ouï dire, messieurs, que l'abbé de Chaulieu faisait de très-jolis vers après ses accès de goutte, et moi, je vous apprends que ce roi en fait dans le temps même que la goutte le tourmente.

Si vous me demandez quel est ce prince si extraordinaire, je vous dirai : Messieurs, c'est un homme qui donne des batailles tout aussi aisément qu'un opéra; il met à profit toutes les heures que tant d'autres rois perdent à suivre un chien qui court après un cerf;241-a il a fait plus de livres qu'aucun des princes contemporains n'a fait de bâtards; et il a remporté plus de victoires qu'il n'a fait de livres. Devinez maintenant, si vous pouvez.

J'ajouterai que j'ai vu ce phénomène il y a une vingtaine d'années, et que si je n'avais pas été un tant soit peu étourdi, je le verrais encore, et je figurerais dans votre Académie tout comme un autre. Mon cher Isaac a fort mal fait de vous quitter, messieurs; il a été sur le point de n'être pas enterré en terre sainte, ce qui est pour un mort<242> la chose du monde la plus funeste, et ce qui m'arrivera incessamment; au lieu que, si j'étais resté parmi vous, je mourrais bien plus à mon aise, et beaucoup plus gaîment.

Quand vous aurez deviné quel est le héros dont je vous entretiens, ayez la bonté de lui présenter mes très-humbles respects, et l'admiration qu'il m'a inspirée depuis l'an 1736, c'est-à-dire depuis trente-six ans tout juste; or, un attachement de trente-six ans n'est pas une bagatelle. Dieu m'a réservé pour être le seul qui reste de tous ceux qui avaient quitté leur patrie uniquement pour lui. Vous êtes bien heureux qu'il assiste à vos séances; mais il y avait autrefois un autre bonheur, celui d'assister à ses soupers. Je lui souhaiterais une vie aussi longue que sa gloire, si un pareil vœu pouvait être exaucé.

450. A VOLTAIRE.

Sans-Souci, 22 avril 1772.242-a

Il ne s'est point rencontré de poëte assez fou pour envoyer de mauvais vers à Boileau, crainte d'être remboursé par quelque épigramme. Personne ne s'est avisé d'importuner de ses balivernes Fontenelle, ou Bossuet, ou Gassendi; mais vous, qui valez ces gens tous ensemble, vous ajoutez l'indulgence aux talents que ces grands hommes possédaient. Elle rend vos vertus plus aimables; aussi vous attire-t-elle la correspondance de tous les éphémères du sacré vallon, parmi lesquels j'ai l'honneur de me compter. Vous donnez l'exemple de la tolérance au Parnasse, en protégeant le poëme de Moukden et celui des Confé<243> dérés; et, ce qui vaut encore mieux, vous m'envoyez le neuvième tome des Questions encyclopédiques. Je vous en fais mes remercîments. J'ai lu cet ouvrage avec la plus grande satisfaction; il est fait pour répandre des connaissances parmi les aimables ignorants, et leur donner du goût pour s'instruire.

J'ai été agréablement surpris par l'article des Beaux-Arts243-a que vous m'adressez. Je ne mérite cette distinction que par l'attachement que j'ai pour eux, ainsi que pour tout ce qui caractérise le génie, seule source de vraie gloire pour l'esprit humain.

Les Lettres de Memmius à Cicéron243-b sont des chefs-d'œuvre où les questions les plus difficiles sont mises à la portée des gens du monde. C'est l'extrait de tout ce que les anciens et les modernes ont pensé de mieux sur ce sujet. Je suis prêt à signer ce symbole de foi philosophique. Tout homme sans prévention, et qui a bien examiné cette matière, ne saurait penser autrement. Vous avez eu surtout l'art d'avancer ces vérités hardies sans vous commettre avec les dévots. L'article Vérité est encore admirable. Je m'attendais à voir un dialogue entre Jésus et Pilate. Il est ébauché; cela est très-plaisant. Je ne finirais point, si je voulais entrer dans le détail de tout ce que contient ce volume précieux. Ç'aurait été bien dommage s'il n'avait pas paru, et si la postérité en avait été frustrée.

On m'a envoyé de Paris la tragédie des Pélopides, qui doit être rangée parmi vos chefs-d'œuvre dramatiques. L'intérêt toujours renaissant de la pièce, et l'élégance continue de la versification, l'élèvent à cent piques au-dessus de celle de Crébillon. Je m'étonne qu'on ne la joue pas à Paris. Vos compatriotes, ou plutôt les Velches modernes, ont perdu le goût des bonnes choses. Ils sont rassasiés des chefs-d'œuvre de l'art, et la frivolité les porte à présent à protéger<244> l'opéra-comique, Vauxhall, et les marionnettes. Ils ne méritaient pas que vous fussiez né dans leur patrie; ce ne sera que la postérité qui connaîtra tout votre mérite.

Pour moi, il y a trente-six ans que je vous ai rendu justice. Je ne varie point dans mes sentiments; je pense à soixante ans de même qu'à vingt-quatre sur votre sujet; et je fais des vœux à cet Être qui anime tout, qu'il daigne conserver aussi longtemps que possible le vieil étui de votre belle âme. Ce ne sont pas des compliments, mais des sentiments très-vrais que vos ouvrages gravent sans cesse plus profondément dans mon esprit.

451. DE VOLTAIRE.244-a

Ferney, 31 juillet 1772.

Sire, permettez-moi de dire à Votre Majesté que vous êtes comme un certain personnage de La Fontaine :

Droit au solide allait Bartholomée.244-b

Ce solide accompagne merveilleusement la véritable gloire. Vous faites un royaume florissant et puissant de ce qui n'était, sous le Roi votre grand-père, qu'un royaume de vanité; vous avez connu et saisi le vrai en tout; aussi êtes-vous unique en tout genre. Ce que vous faites actuellement vaut bien votre poëme sur les confédérés. Il est plaisant de détruire les gens et de les chanter.

<245>Je dois dire à V. M. qu'un jeune homme de vingt-cinq ans, très-bon officier, très-instruit, ayant servi dès l'âge de douze ans, et ne voulant plus servir que vous, est parti de Paris sans en rien dire à personne, et vient vous demander la permission de se faire casser la tête sous vos ordres. Il est d'une très-ancienne noblesse, véritable marquis, et non pas de ces marquis de robe, ou marquis de hasard, qui prennent leurs titres dans une auberge, et se font appeler monseigneur par les postillons qu'ils ne payent point. Il s'appelle le marquis de Saint-Aulaire, neveu d'un lieutenant-général, l'un de nos plus aimables académiciens, lequel faisait de très-jolis vers à près de cent ans, comme vous en ferez, à ce que je crois et à ce que j'espère. Je pense que mon jeune marquis est actuellement à Berlin, cherchant peut-être inutilement à se présenter à V. M.; mais on dit qu'il en est digne, et que c'est un fort bon sujet.

Le vieux malade se met à vos pieds avec attachement, admiration, respect et syndérèse.

452. A VOLTAIRE.

Sans-Souci, 14 août 1772.

Je vous remercie des félicitations que vous me faites sur des bruits qui se sont répandus dans le public. Il faudra voir si les événements les confirment, et quel destin245-a auront les affaires de la Pologne.

J'ai vu des vers bien supérieurs à ceux qui m'ont amusé lorsque j'avais la goutte; ce sont les Systèmes et les Cabales.245-b Ces morceaux<246> sont aussi frais et d'un coloris aussi chaud que si vous les aviez faits à vingt ans. On les a imprimés à Berlin, et ils vont se répandre dans tout le Nord.

Nous avons eu, cette année, beaucoup d'étrangers, tant Anglais que Hollandais, Espagnols et Italiens; mais aucun Français n'a mis le pied chez nous, et je sais positivement que le marquis de Saint-Aulaire n'est point ici. S'il vient, il sera bien reçu, surtout s'il n'est point expatrié pour quelque mauvaise affaire, ce qui arrive quelquefois aux jeunes gens de sa nation.

Je pars cette nuit pour la Silésie; à mon retour, vous aurez une lettre plus étendue, accompagnée de quelques échantillons de porcelaine que les connaisseurs approuvent, et qui se fait à Berlin.

Je souhaite que votre gaîté et votre bonne humeur vous conservent encore longtemps pour l'honneur du Parnasse et pour la satisfaction de tous ceux qui vous lisent. Vale.

453. AU MÊME.

Potsdam, 16 septembre 1772.

J'ai reçu du Patriarche de Ferney des vers charmants, à la suite d'un petit ouvrage polémique qui défend les droits de l'humanité contre la tyrannie des bourreaux de conscience. Je m'étonne de retrouver toute la fraîcheur et le coloris de la jeunesse dans les vers que j'ai reçus; oui, je crois que son âme est immortelle, qu'elle pense sans le secours de son corps, et qu'elle nous éclairera encore après avoir quitté sa dépouille mortelle. C'est un beau privilége que celui de<247> l'immortalité; bien peu d'êtres, dans cet univers, en ont joui. Je vous applaudis et vous admire.

Pour ne pas rester tout à fait en arrière, je vous envoie le sixième chant des Confédérés, avec une médaille qu'on a frappée à ce sujet.247-a Tout cela ne vaut pas une des strophes que vous m'avez envoyées; mais chaque champ ne produit pas des roses; on ne peut donner que ce qu'on a. Vous voyez que ce sixième chant m'a occupé plus que les affaires, et qu'on me fait trop d'honneur en Suisse de me croire plus absorbé dans la politique que je le suis.

J'aurais voulu joindre quelques échantillons de porcelaine à cette lettre; les ouvriers n'ont pas encore pu les fournir; mais ils suivront dans peu, au risque des aventures qui les attendent en voyage.

Personne du nom de Saint-Aulaire n'est arrivé jusqu'ici. Peut-être que celui qui vous a écrit a changé de sentiment.

Voilà enfin la paix prête à se conclure en Orient, et la pacification de la Pologne qui s'apprête. Ce beau dénoûment est dû uniquement à la modération de l'impératrice de Russie, qui a su mettre elle-même des bornes à ses conquêtes, en imposer à ses ennemis secrets, et rétablir l'ordre et la tranquillité où jusqu'à présent ne régnait que trouble et confusion. C'est à votre muse à la célébrer dignement; je ne fais que balbutier en ébauchant son éloge, et ce que j'en ai dit n'acquiert de prix que pour avoir été dicté par le sentiment.

Vivez encore, vivez longtemps; quand on est sûr de l'immortalité dans ce monde-ci, il ne faut pas se hâter d'en jouir dans l'autre. Du moins ayez la complaisance pour moi, pauvre mortel qui n'ai rien d'immortel, de prolonger votre séjour sur ce globe, pour que<248> j'en jouisse, car je crains fort de ne vous pas trouverdans cet autre monde. Vale.

454. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 16 octobre 1772.

Sire, la médaille est belle, bien frappée, la légende noble et simple; mais surtout la carte que la Prusse jadis polonaise présente à son maître fait un très-bel effet. Je remercie bien fort V. M. de ce bijou du Nord; il n'y en a pas à présent de pareils dans le Midi.

La Paix a bien raison de dire aux palatins :
Ouvrez les yeux, le diable vous attrape;
Car vous avez à vos puissants voisins,
Sans y penser, longtemps servi la nappe.
Vous voudrez donc bien trouver bel et beau
Que ces voisins partagent le gâteau.

C'est assurément le vrai gâteau des rois, et la fève a été coupée en trois parts. Mais la Paix ne s'est-elle pas un peu trompée? J'entends dire de tous côtés que cette Paix n'a pu venir à bout de réconcilier Catherine II et Mustapha, et que les hostilités ont recommencé depuis deux mois. On prétend que, parmi ces Français si babillards, il s'en trouve qui ne disent mot, et qui n'en agissent pas moins sous terre.

On dit que les mêmes gens qui gardent Avignon au saint-père ont un grand crédit dans le sérail de Constantinople. Si la chose est vraie, c'est une scène nouvelle qui va s'ouvrir. Mais il n'y en a point de plus belle que les pièces qu'on joue en Prusse et en Suède; le Roi votre neveu paraît digne de son oncle.

<249>Je remercie V. M. de remettre dans la règle le célèbre couvent d'Oliva; car le bruit court que vous êtes prieur de cette bonne abbaye, et que dans peu tous les novices de ce couvent feront l'exercice à la prussienne. Je ne m'attendais, il y a deux ans, à rien de tout ce que je vois. C'est assurément une chose unique que le même homme se soit moqué si légèrement des palatins pendant six chants entiers, et en ait eu un nouveau royaume pour sa peine. Le roi David faisait des vers contre ses ennemis, mais ses vers n'étaient pas si plaisants que les vôtres; jamais on n'a fait un poëme ni pris un royaume avec tant de facilité. Vous voilà, Sire, le fondateur d'une très-grande puissance; vous tenez un des bras de la balance de l'Europe, et la Russie devient un nouveau monde. Comme tout est changé! et que je me sais bon gré d'avoir vécu pour voir tous ces grands événements!

Dieu merci, je prédis et je dis, il y a plus de trente ans, que vous feriez de très-grandes choses; mais je n'avais pas poussé mes prédictions aussi loin que vous avez porté votre très-solide gloire; votre destin a toujours été d'étonner la terre. Je ne sais pas quand vous vous arrêterez; mais je sais que l'aigle de Prusse va bien loin.

Je supplie cet aigle de daigner jeter sur moi chétif, du haut des airs où il plane, un de ces coups d'œil qui raniment le génie éteint. Je trouve, si votre médaille est ressemblante, que la vie est dans vos yeux et sur votre visage, et que vous avez, comme de raison, la santé d'un héros.

Je suis à vos pieds comme il y a trente ans, mais bien affaibli. Je regarderai le Regno Redintegrato quand je voudrai reprendre des forces.

Votre vieux idolatre.

<250>

455. A VOLTAIRE.

Potsdam, 1er novembre 1772.

Vous saurez que, ne me faisant jamais peindre, ni mes portraits ni mes médailles ne me ressemblent. Je suis vieux, cassé, goutteux, suranné, mais toujours gai et de bonne humeur. D'ailleurs les médailles attestent plutôt les époques qu'elles ne sont fidèles aux ressemblances.

Je n'ai pas seulement acquis un abbé, mais bien deux évêques,250-a et une armée de capucins dont je fais un cas infini depuis que vous êtes leur protecteur.

Je trouve, il est vrai, le poëte de la Confédération impertinent d'avoir osé se jouer de quelques Français passés en Pologne. Il dit pour son excuse qu'il sait respecter ce qui est respectable, mais qu'il croit qu'il lui est permis de badiner de ces excréments des nations, des Français réformés par la paix, et qui, faute de mieux, allaient faire le métier de brigands en Pologne, dans l'association confédérale.

Je crois qu'il y a des Français qui gardent le silence, et qui ont un grand crédit au sérail; mais mes nouvelles de Constantinople m'apprennent que le congrès de paix se renoue, et reprend avec plus de vivacité que le précédent; ce qui me fait craindre que mon coquin de poëte, qui fait le voyant, n'ait raison.

J'ai lu les beaux vers que vous avez faits pour le roi de Suède. Ils ont toute la fraîcheur de vos ouvrages qui parurent au commencement de ce siècle. Semper idem : c'est votre devise. Il n'est pas donné à tout le monde de l'arborer.

Comment pourrais-je vous rajeunir, vous qui êtes immortel! Apollon vous a cédé le sceptre du Parnasse, il a abdiqué en votre faveur. Vos vers se ressentent de votre printemps, et votre raison, de votre<251> automne. Heureux qui peut ainsi réunir l'imagination et la raison! Cela est bien supérieur à l'acquisition de quelques provinces dont on n'aperçoit pas l'existence sur le globe,251-a et qui, des sphères célestes, paraîtraient à peine comparables à un grain de sable.

Voilà les misères dont nous autres politiques nous nous occupons si fort. J'en ai honte. Ce qui doit m'excuser, c'est que, lorsqu'on entre dans un corps, il faut en prendre l'esprit. J'ai connu un jésuite qui m'assurait gravement qu'il s'exposerait au plus cruel martyre, ne pût-il convertir qu'un singe. Je n'en ferais pas autant; mais quand on peut réunir et joindre des domaines entrecoupés, pour faire un tout de ses possessions, je ne connais guère de mortels qui n'y travaillassent avec plaisir. Notez toutefois que cette affaire-ci s'est passée sans effusion de sang, et que les encyclopédistes ne pourront déclamer contre les brigands mercenaires,251-b et employer tant d'autres belles phrases dont l'éloquence ne m'a jamais touché. Un peu d'encre, à l'aide d'une plume, a tout fait; et l'Europe sera pacifiée, au moins des derniers troubles. Quant à l'avenir, je ne réponds de rien. En parcourant l'histoire, je vois qu'il ne s'écoule guère dix ans sans qu'il n'y ait quelques guerres. Cette fièvre intermittente251-c peut être suspendue, mais jamais guérie. Il faut en chercher la raison dans l'inquiétude naturelle à l'homme. Si l'un n'excite des troubles, c'est l'autre; et une étincelle cause souvent un embrasement général.

Voilà bien du raisonnement; je vous donne de la marchandise de mon pays. Vous autres Français, vous possédez l'imagination; les Anglais, à ce que l'on dit, la profondeur; et nous autres, la lenteur, avec ce gros bon sens qui court les rues. Que votre imagination reçoive ce bavardage avec indulgence, et qu'elle permette à ma pesante raison d'admirer le phénix de la France, le seigneur de Ferney, et de<252> faire des vœux pour ce même Voltaire que j'ai possédé autrefois, et que je regrette tous les jours, parce que sa perte est irréparable.

456. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 13 novembre 1772.

Sire, hier il arriva dans mon ermitage une caisse royale, et ce matin j'ai pris mon café à la crème dans une tasse telle qu'on n'en fait point chez votre confrère Kien-Long, l'empereur de la Chine; le plateau est de la plus grande beauté. Je savais bien que Frédéric le Grand était meilleur poëte que le bon Kien-Long, mais j'ignorais qu'il s'amusât à faire fabriquer dans Berlin de la porcelaine très-supérieure à celle de King-te-sching, de Dresde et de Sèvres; il faut donc que cet homme étonnant éclipse tous ses rivaux dans tout ce qu'il entreprend. Cependant je lui avouerai que, parmi ceux qui étaient chez moi à l'ouverture de la caisse, il se trouva des critiques qui n'approuvèrent pas la couronne de laurier qui entoure la lyre d'Apollon, sur le couvercle admirable de la plus jolie écuelle du monde; ils disaient : Comment se peut-il faire qu'un grand homme, qui est si connu pour mépriser le faste et la fausse gloire, s'avise de faire mettre ses armes sur le couvercle d'une écuelle? Je leur dis : Il faut que ce soit une fantaisie de l'ouvrier; les rois laissent tout faire au caprice des artistes. Louis XIV n'ordonna point qu'on mît des esclaves aux pieds de sa statue; il n'exigea point que le maréchal de La Feuillade fît graver la fameuse inscription, A l'homme immortel; et lorsqu'à plus juste titre on verra en cent endroits : Frederico immortali, on saura<253> bien que ce n'est pas Frédéric le Grand qui a imaginé cette devise, et qu'il a laissé dire le monde.

Il y a aussi un Amphion porté par un dauphin. Je sais bien qu'autrefois un dauphin, qui sans doute aimait la poésie, sauva Amphion de la mer, où ses envieux voulaient le noyer.

Enfin c'est donc dans le Nord que tous les arts fleurissent aujourd'hui! c'est là qu'on fait les plus belles écuelles de porcelaine, qu'on partage des provinces d'un trait de plume, qu'on dissipe des confédérations et des sénats en deux jours, et qu'on se moque surtout très-plaisamment des confédérés et de leur Notre-Dame!

Sire, nous autres Velches, nous avons aussi notre mérite : des opéras-comiques qui font oublier Molière, des marionnettes qui font tomber Racine, ainsi que des financiers plus sages que Colbert, et des généraux dont les Turenne n'approchent pas.

Tout ce qui me fâche, c'est qu'on dit que vous avez fait renouer ces conférences entre Mustapha et mon impératrice; j'aimerais mieux que vous l'aidassiez à chasser du Bosphore ces vilains Turcs, ces ennemis des beaux-arts, ces éteignoirs de la belle Grèce. Vous pourriez encore vous accommoder, chemin faisant, de quelque province pour vous arrondir. Car enfin il faut bien s'amuser; on ne peut pas toujours lire, philosopher, faire des vers et de la musique.

Je me mets aux pieds de V. M. avec tout le respect et l'admiration qu'elle inspire.

Le vieux malade de Ferney.

<254>

457. DU MÊME.

Ferney, 18 novembre 1772.

Sire, vous convenez que la belle Italie
Dans l'Europe autrefois rappela le génie;
Le Français eut un temps de gloire et de splendeur,
Et l'Anglais, profond raisonneur,
A creusé la philosophie.
Vous accordez à votre Germanie,
Dans une sombre étude, une heureuse lenteur;
Mais à son esprit inventeur
Vous devez deux présents qui vous ont fait honneur.
Les canons et l'imprimerie.
Avouez que par ces deux arts,
Sur les bords du Permesse et dans les champs de Mars,
Votre gloire fut bien servie.

J'ajouterai que c'est à Thorn que Copernic trouva le vrai système du monde, que l'astronome Hévélius était de Danzig, et que par conséquent Thorn et Danzig doivent vous appartenir.254-a V. M. aura la générosité de nous envoyer du blé par la Vistule, quand, à force d'écrire sur l'économie, nous n'aurons au lieu de pain que des opéras-comiques, ce qui nous est arrivé ces dernières années.

C'est parce que les Turcs ont de très-bons blés, et point de beaux-arts, que je voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux associés. Cela ne serait peut-être pas si difficile, et il serait assez beau de terminer là votre brillante carrière; car, tout Suisse que je suis, je ne désire pas que vous preniez la France.

On prétend que c'est vous, Sire, qui avez imaginé le partage de la Pologne, et je le crois, parce qu'il y a là du génie, et que le traité s'est fait à Potsdam.

<255>Toute l'Europe prétend que le grand Grégoire255-a est mal avec mon impératrice. Je souhaite que ce ne soit qu'un jeu. Je n'aime point les ruptures; mais enfin, puisque je finis mes jours loin de Berlin, où je voulais mourir, je crois qu'on peut se séparer de l'objet d'une grande passion.

Ce que V. M. daigne me dire à la fin de sa lettre m'a fait presque verser des larmes. Je suis tel que j'étais quand vous permettiez que je passasse, à souper, des heures délicieuses à écouter le modèle des héros et de la bonne compagnie. Je meurs dans les regrets; consolez par vos bontés un cœur qui vous entend de loin, et qui assurément vous est fidèle.

Le vieux malade.

458. A VOLTAIRE.

Potsdam, 4 décembre 1772.255-b

Ayant reçu votre lettre, j'ai fait venir incessamment le directeur de la fabrique de porcelaine, et lui ai demandé ce que signifiait cet Amphion, cette lyre et ce laurier dont il avait orné une certaine jatte envoyée à Ferney. Il m'a répondu que ses artistes n'en avaient pu faire moins pour rendre cette jatte digne de celui pour lequel elle était destinée; qu'il n'était pas assez ignorant pour ne pas être instruit de la couronne de laurier destinée au Tasse, pour le couronner au Capitole; que la lyre était faite à l'imitation de celle sur laquelle la Henriade avait été chantée; que si Amphion avait par ses sons harmonieux élevé les murs de Thèbes, il connaissait quelqu'un vivant<256> qui en avait fait davantage, en opérant en Europe une révolution subite dans la façon de penser; que la mer sur laquelle nageait Amphion était allégorique, et signifiait le temps, duquel Amphion triomphe; que le dauphin était l'emblème des amateurs des lettres, qui soutiennent les grands hommes durant les tempêtes, et que c'était tant pis pour les dauphins s'ils n'aimaient pas les grands hommes.256-a

Je vous rends compte de ce procès-verbal, tel qu'il a été dressé en présence de deux témoins, gens graves, et qui l'attesteront par serment, si cela est nécessaire. Ces gens ont travaillé au grand dessert avec figures que j'ai envoyé à l'impératrice de Russie; ce qui les a mis dans le goût des allégories.256-b Ils avouent que la porcelaine est trop fragile, et qu'il faudrait employer le marbre et le bronze pour transmettre aux âges futurs l'estime de notre siècle pour ceux qui en sont l'honneur.

Nous attendons dans peu la conclusion de la paix avec les Turcs. S'ils n'ont pas, cette fois, été expulsés de l'Europe, il faut l'attribuer aux conjonctures. Cependant ils ne tiennent plus qu'à un filet, et la première guerre qu'ils entreprendront achèvera probablement leur ruine entière.

Cependant ils n'ont point de philosophes (car vous vous souviendrez des propos que l'on tint à Versailles, en apprenant que la bataille de Minden256-c était perdue); je n'en dis pas davantage.

J'ai lu le poëme d'Helvétius sur le Bonheur; je crois qu'il l'aurait retouché avant de le donner au public. Il y a des liaisons qui manquent, et quelques vers qui m'ont semblé trop approcher de la prose. Je ne suis pas juge compétent; je ne fais que hasarder mon<257> sentiment, en comparant ce que je lis de nouveau avec les ouvrages de Racine, et ceux d'un certain grand homme qui illustre la Suisse par sa présence. Mais on peut être grand géomètre, grand métaphysicien, et grand politique comme l'était le cardinal de Richelieu, sans être grand poëte. La nature a distribué différemment ses dons; et il n'y a qu'à Ferney où l'on voit l'exemple de la réunion de tous les talents en la même personne.

Jouissez longtemps des biens que la nature, prodigue envers vous seul, a daigné vous donner, et continuez d'occuper ce trône du Parnasse qui, sans vous, demeurerait peut-être éternellement vacant. Ce sont les vœux que fait pour le Patriarche de Ferney le Philosophe de Sans-Souci.

459. AU MÊME.

Potsdam, 6 décembre 1772.

Sur la fin des beaux jours dont vous fîtes l'histoire,
Si brillants pour les arts, où tout tendait au grand,
Des Français un seul homme a soutenu la gloire.
Il sut embrasser tout; son génie agissant
A la fois remplaça Bossuet et Racine,
Et, maniant la lyre ainsi que le compas,
Il transmit les accords de la muse latine
Qui du fils de Vénus célébra les combats.
De l'immortel Newton il saisit le génie,
Fit connaître aux Français ce qu'est l'attraction;
Il terrassa l'erreur et la religion.
Ce grand homme lui seul vaut une académie.257-a

<258>Vous devez le connaître mieux que personne. Pour notre poudre à canon, je crois qu'elle a fait plus de mal que de bien, ainsi que l'imprimerie, qui ne vaut que par les bons ouvrages qu'elle répand dans le public. Par malheur ils deviennent de jour en jour plus rares.

Nous avons dans notre voisinage une cherté de blés excessive. J'ai cru que les Suisses n'en manquaient pas, encore moins les Français, dont les ouvrages économiques éclairent nos régions ignorantes sur les premiers besoins de la nature.

Je ne connais point de traités signés à Potsdam ou à Berlin. Je sais qu'il s'en est fait à Pétersbourg.258-a Ainsi le public, trompé par les gazetiers, fait souvent honneur aux personnes de choses auxquelles elles n'ont pas eu la moindre part. J'ai entendu dire de même que l'impératrice de Russie avait été mécontente de la manière dont le comte Orloff avait conduit la négociation de Fokschani.258-b Il peut y avoir eu quelque refroidissement, mais je n'ai point appris que la disgrâce fût complète. On ment d'une maison à l'autre; à plus forte raison de faux bruits peuvent-ils se répandre et s'accroître quand ils passent de bouche en bouche depuis Pétersbourg jusqu'à Ferney. Vous savez mieux que personne que le mensonge fait plus de chemin que la vérité.

En attendant, le Grand Turc devient plus docile. Les conférences ont été entamées de nouveau, ce qui me fait croire que la paix se fera. Si le contraire arrive, il est probable que M. Mustapha ne séjournera plus longtemps en Europe. Tout cela dépend d'un nombre de causes secondes, obscures et impénétrables, des insinuations guerrières de certaines cours, du corps des ulémas, du caprice d'un grand vizir, de la morgue des négociateurs; et voilà comme le monde va. Il ne se gouverne que par compère et commère. Quelquefois, quand on a assez de données, on devine l'avenir; souvent on s'y trompe.

<259>Mais en quoi je ne m'abuserai pas, c'est en vous pronostiquant les suffrages de la postérité la plus reculée. Il n'y a rien de fortuit en cette prophétie. Elle se fonde sur vos ouvrages, égaux et quelquefois supérieurs à ceux des auteurs anciens qui jouissent encore de toute leur gloire. Vous avez le brevet d'immortalité en poche; avec cela il est doux de jouir et de se soutenir dans la même force, malgré les injures du temps et la caducité de l'âge. Faites-moi donc le plaisir de vivre tant que je serai dans le monde; je sens que j'ai besoin de vous, et, ne pouvant vous entretenir, il est encore bien agréable de vous lire. Le Philosophe de Sans-Souci vous salue.

460. DE VOLTAIRE.

Ferney, 8 décembre 1772.

Sire, votre très-plaisant poëme sur les confédérés m'a fait naître l'idée d'une fort triste tragédie, intitulée Les Lois de Minos, qu'on va siffler incessamment chez les Velches. Vous me demanderez comment un ouvrage aussi gai que le vôtre a pu se tourner chez moi en source d'ennui. C'est que je suis loin de vous; c'est que je n'ai plus l'honneur de souper avec vous; c'est que je ne suis plus animé par vous; c'est que les eaux les plus pures prennent le goût du terroir par où elles passent.

Cependant, comme les confédérés de Crète ont quelque ressemblance avec ceux de Pologne, et encore plus avec ceux de Suède, je prendrai la liberté de mettre à vos pieds la soporative tragédie, par la voie de la poste, dans quelques jours; et je demande bien pardon à V. M., par avance, de l'ennui que je lui causerai. Mais il n'y a point<260> de roi qui ne puisse aisément se préserver de l'ennui en jetant au feu un plat ouvrage.

Je suis fidèle à mon café, dont j'use depuis soixante-dix ans, et je le prends à présent dans vos belles tasses; mais ni le café ni votre porcelaine ne donnent du génie; ils n'empêchent point qu'on n'endorme Frédéric le Grand.

Nous attendons un bon ouvrage auquel vous présidez; c'est celui de la paix entre la Russie et la Turquie, ouvrage que certains critiques ont voulu, dit-on, faire tomber.

J'ignore quel est ce M. Basilikoff dont on parle tant; il faut que ce soit un auteur d'un grand mérite, et qui ait un style bien vigoureux. V. M. a bien raison, en faisant si bien ses affaires, de rire des faiblesses humaines; elle est au comble de la gloire et de la félicité, supposé que tout cela rende heureux; car il faut surtout la santé pour le bonheur. Je me flatte qu'elle n'a point d'accès de goutte cet hiver. Un héros, un législateur, un poëte charmant, un homme de tous les génies n'est point heureux quand il a la goutte, quoi qu'en disent les stoïciens.

Mon contemporain Thieriot est mort.260-a J'ai peur qu'il ne soit difficile à remplacer; il était tout votre fait.

J'ai reçu une lettre d'un de vos officiers, nommé Morival, qui est à Wésel; il me marque qu'il est pénétré de vos bontés, et qu'il voudrait donner tout son sang pour V. M. Vous savez que ce Morival est d'Abbeville, qu'il est fils d'un certain président d'Étallonde, le plus avare sot d'Abbeville; vous savez qu'à l'âge de dix-sept ans il fut condamné avec le chevalier de La Barre par des monstres velches au plus horrible supplice, pour avoir chanté une chanson, et n'avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins. Cela est digne de la nation des tigres-singes qui a fait la Saint-Barthélémy; cela était digne de Thorn en 1724; et cela n'arrivera jamais dans vos États. Quelque<261> moine d'Oliva en gémira peut-être, et vous damnera tout bas pour abandonner la cause du Seigneur. Pour moi, je vous bénis, et je frémis tous les jours de l'exécrable aventure d'Abbeville.

J'ose dire à V. M. que je crois Morival digne d'être employé dans vos armées, et que je voudrais que, par ses services et par son avancement, il pût confondre les tigres-singes qui ont été coupables envers lui d'un si exécrable fanatisme. Je voudrais le voir à la tête d'une compagnie de grenadiers dans les rues d'Abbeville, faisant trembler ses juges, et leur pardonnant. Pour moi, je ne leur pardonne pas, j'ai toujours cette abomination sur le cœur; il faut que je relise quelques-unes de vos Épîtres en vers pour reprendre un peu de gaîté.

Je me mets à vos pieds, Sire, avec l'enthousiasme que j'ai toujours eu pour vous.

Le vieux malade.

461. DU MÊME.

Ferney, 22 décembre 1772.

Sire, en recevant votre jolie lettre et vos jolis vers, du 6 décembre, en voici que je reçois de Thieriot, votre feu nouvelliste, qui ne sont pas si agréables.

C'en est fait, mon rôle est rempli,
Je n'écrirai plus de nouvelles;
Le pays du fleuve d'oubli
N'est pas pays de bagatelles.
Les morts ne me fournissent rien,
Soit pour les vers, soit pour la prose;
Ils sont d'un fort sec entretien,
Et font toujours la même chose.

<262>

Cependant ils savent fort bien
De Frédéric toute l'histoire,
Et que ce héros prussien
A dans le temple de Mémoire
Toutes les espèces de gloire,
Excepté celle de chrétien.
De sa très-éclatante vie
Ils savent tous les plus beaux traits.
Et surtout ceux de son génie;
Mais ils ne m'en parlent jamais.

Salomon eut raison de dire
Que Dieu fait en vain ses efforts
Pour qu'on le loue en cet empire;
Dieu n'est point loué par les morts.
On a beau dire, on a beau faire,
Pour trouver l'immortalité;
Ce n'est rien qu'une vanité,
Et c'est aux vivants qu'il faut plaire.

Les seules lettres, Sire, que vous dictez à M. de Catt mériteraient cette immortalité; mais vous savez mieux que personne que c'est un château enchanté qu'on voit de loin, et dans lequel on n'entre pas.

Que nous importe, quand nous ne sommes plus, ce qu'on fera de notre chétif corps et de notre prétendue âme, et ce qu'on en dira? Cependant cette illusion nous séduit tous, à commencer par vous sur votre trône, et à finir par moi sur mon grabat au pied du mont Jura.

Il est pourtant clair qu'il n'y a que le déiste ou l'athée auteur de l'Ecclésiaste qui ait raison; il est bien certain qu'un lion mort ne vaut pas un chien vivant;262-a qu'il faut jouir, et que tout le reste est folie.

Il est bien plaisant que ce petit livre, tout épicurien, ait été sacré parmi nous parce qu'il est juif.

Vous prendrez sans doute contre moi le parti de l'immortalité;<263> vous défendrez votre bien. Vous direz que c'est un plaisir dont vous jouissez pendant votre vie; vous vous faites déjà dans votre esprit une image très-plaisante de la comparaison qu'on fera de vous avec un de vos confrères, par exemple avec Mustapha. Vous riez en voyant ce Mustapha, ne se mêlant de rien que de coucher avec ses odalisques, qui se moquent de lui, battu par une dame née dans votre voisinage, trompé, volé, méprisé par ses ministres, ne sachant rien, ne se connaissant à rien. J'avoue qu'il n'y aura point dans la postérité de plus énorme contraste; mais j'ai peur que ce gros cochon, s'il se porte bien, ne soit plus heureux que vous. Tâchez qu'il n'en soit rien; ayez autant de santé et de plaisir que de gloire, l'année 1773, et cinquante autres années suivantes, si faire se peut; et que V. M. me conserve ses bontés pour les minutes que j'ai encore à vivre au pied des Alpes. Ce n'est pas là que j'aurais voulu vivre et mourir.

La volonté de Sa sacrée Majesté le Hasard soit faite!

462. A VOLTAIRE.

Potsdam, 3 janvier 1773.263-a

Que Thieriot a de l'esprit,
Depuis que le trépas en a fait un squelette!
Mais lorsqu'il végétait dans ce monde maudit,
Du Parnasse français composant la gazette,
Il n'eut ni gloire ni crédit.
Maintenant il paraît, par les vers qu'il écrit,
Un philosophe, un sage, autant qu'un grand poëte.

<264>

Aux bords de l'Achéron, où son destin le jette,
Il a trouvé tous les talents
Qu'une fatalité bizarre
Lui dénia toujours lorsqu'il en était temps,
Pour les lui prodiguer au fin fond du Ténare.
Enfin les trépassés et tous nos sots vivants
Pourront donc aspirer à briller comme à plaire.
S'ils sont assez adroits, avisés et prudents
De choisir pour leur secrétaire
Homère, Virgile, ou Voltaire.264-a

Solon avait donc raison : on ne peut juger du mérite d'un homme qu'après sa mort. Au lieu de m'envoyer souvent un fatras non lisible d'extraits de mauvais livres, Thieriot aurait dû me régaler de tels vers, devant lesquels les meilleurs qu'il m'arrive de faire baissent le pavillon. Apparemment qu'il méprisait la gloire au point qu'il dédaignait d'en jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l'avoue, mes forces.

Il est très-vrai qu'en examinant ce que c'est que la gloire, elle se réduit à peu de chose. Être jugé par des ignorants264-b et estimé par des imbéciles, entendre prononcer son nom par une populace qui approuve, rejette, aime, ou hait sans raison, ce n'est pas de quoi s'enorgueillir. Cependant que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous ne chérissions pas la gloire?

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.264-c

Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent de mériter. Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie ont été encouragés dans leurs travaux par le préjugé de la réputation; mais il est essentiel, pour le bien de l'humanité, qu'on ait une idée nette et <265>déterminée de ce qui est louable; on peut donner dans des travers étranges en s'y trompant.

Faites du bien aux hommes, et vous en serez béni : voilà la vraie gloire. Sans doute que tout ce qu'on dira de nous après notre mort pourra nous être aussi indifférent que tout ce qui s'est dit à la construction de la tour de Babel; cela n'empêche pas que, accoutumés à exister, nous ne soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l'être plus que les particuliers, puisque c'est le seul tribunal qu'ils aient à redouter.

Pour peu qu'on soit né sensible, on prétend à l'estime de ses compatriotes; on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être confondu dans la foule qui végète. Cet instinct est une suite des ingrédients dont la nature s'est servie pour nous pétrir; j'en ai ma part. Cependant je vous assure qu'il ne m'est jamais venu dans l'esprit de me comparer avec mes confrères, ni avec Mustapha, ni avec aucun autre; ce serait une vanité puérile et bourgeoise; je ne m'embarrasse que de mes affaires. Souvent, pour m'humilier, je me mets en parallèle avec le to kalon, avec l'archétype des stoïciens; et je confesse alors avec Memnon265-a que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour atteindre à la perfection.

Si l'on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant qu'agréables.

Cependant, quelque goût que je confesse d'avoir pour la gloire, je ne me flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation; je crois, au contraire, que les grands auteurs qui savent joindre l'utile à l'agréable, instruire en amusant,265-b jouiront d'une gloire plus<266> durable, parce que, la vie des bons princes se passant toute en action, la vicissitude et la foule des événements qui suivent effacent les précédents; au lieu que les grands auteurs sont non seulement les bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les siècles.

Le nom d'Aristote retentit plus dans les écoles que celui d'Alexandre. On lit et relit plus souvent Cicéron que les Commentaires de César. Les bons auteurs du dernier siècle ont rendu le règne de Louis XIV plus fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra-Paolo, du cardinal Bembe, du Tasse, de l'Arioste, l'emportent sur ceux de Charles-Quint et de Léon X, tout vice-Dieu que ce dernier prétendît être. On parle cent fois de Virgile, d'Horace, d'Ovide, pour une fois d'Auguste, et encore est-ce rarement à son honneur. S'agit-il de l'Angleterre, on est bien plus curieux des anecdotes qui regardent les Newton, les Locke, les Shaftesbury, les Milton, les Bolingbroke, que de la cour molle et voluptueuse de Charles II, de la lâche superstition de Jacques II, et de toutes les misérables intrigues qui agitèrent le règne de la reine Anne. De sorte que vous autres précepteurs du genre humain, si vous aspirez à la gloire, votre attente est remplie, au lieu que souvent nos espérances sont trompées, parce que nous ne travaillons que pour nos contemporains, et vous pour tous les siècles.

On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres; et l'on converse avec tous les beaux esprits de l'antiquité, qui nous parlent par leurs livres.

Nonobstant tout ce que je viens de vous exposer, je n'en travaillerai pas moins pour la gloire, dussé-je crever à la peine, parce qu'on est incorrigible à soixante et un ans, et parce qu'il est prouvé que celui qui ne désire pas l'estime de ses contemporains en est indigne. Voilà l'aveu sincère de ce que je suis, et de ce que la nature a voulu que je fusse.

Si le Patriarche de Ferney, qui pense comme moi, juge mon cas<267> un péché mortel, je lui demande l'absolution. J'attendrai humblement sa sentence; et, si même il me condamne, je ne l'en aimerai pas moins.

Puisse-t-il vivre la millième partie de ce que durera sa réputation; il passera l'âge des patriarches. C'est ce que lui souhaite le Philosophe de Sans-Souci. Vale.

Je fais copier mes lettres, parce que ma main commence à devenir tremblante, et que, écrivant d'un très-petit caractère, cela pourrait fatiguer vos yeux.

463. AU MÊME.

Berlin, 16 janvier 1773.267-a

Je me souviens que lorsque Milton, dans ses voyages en Italie, vit représenter une assez mauvaise pièce qui avait pour titre Adam et Eve, cela réveilla son imagination, et lui donna l'idée de son poëme du Paradis perdu. Ainsi ce que j'aurai fait de mieux par mon persiflage des confédérés, c'est d'avoir donné lieu à la bonne tragédie que vous allez faire représenter à Paris. Vous me faites un plaisir infini de me l'envoyer; je suis très-sûr qu'elle ne m'ennuiera pas.

Chez vous le Temps a perdu ses ailes; Voltaire, à soixante-dix ans, est aussi vert qu'à trente. Le beau secret de rester jeune! Vous le possédez seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes n'ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre Swift, étaient tombés en enfance; le Tasse, qui pis<268> est, devint fou; Virgile n'atteignit pas vos années, ni Horace non plus; pour Homère, il ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son esprit se soutint jusqu'à la fin; mais il est certain que ni le vieux Fontenelle, ni l'éternel Saint-Aulaire, ne faisaient pas aussi bien des vers, n'avaient pas l'imagination aussi brillante que le Patriarche de Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous.

Si vous étiez jeune, je prendrais des Grimm, des La Harpe, et tout ce qu'il y a de mieux à Paris, pour m'envoyer vos ouvrages; mais tout ce que Thieriot m'a marqué dans ses feuilles ne valait pas la peine d'être lu, à l'exception de la belle traduction des Géorgiques.268-a

Voulez-vous que j'entretienne un correspondant en France pour apprendre qu'il paraît un Art de la raserie,268-b dédié à Louis XV, des Essais de tactique268-c par de jeunes militaires qui ne savent pas épeler Végèce, des ouvrages sur l'agriculture dont les auteurs n'ont jamais vu de charrue, des dictionnaires, comme s'il en pleuvait, enfin un tas de mauvaises compilations, d'annales, d'abrégés, où il semble qu'on ne pense qu'au débit du papier et de l'encre, et dont le reste, au demeurant, ne vaut rien?

Voilà ce qui me fait renoncer à ces feuilles où le plus grand art de l'écrivain ne peut vaincre la stérilité de la matière. En un mot, quand vous aurez des Fontenelle, des Montesquieu, des Gresset, surtout des Voltaire, je renouerai cette correspondance; mais jusque-là je la suspendrai.

Je ne connais point ce Morival dont vous me parlez. Je m'informerai après lui pour savoir de ses nouvelles. Toutefois, quoi qu'il<269> arrive, étant à mon service, il n'aura pas le triste plaisir de se venger de sa patrie. Tant de fiel n'entre point dans l'âme des philosophes.269-a

Je suis occupé ici à célébrer les noces du landgrave de Hesse avec ma nièce.269-b Je jouerai un triste rôle à ces noces, celui de témoin, et voilà tout. En attendant, tout s'achemine à la paix; elle sera conclue dans peu. Alors il restera à pacifier la Pologne; à quoi l'impératrice de Russie, qui est heureuse dans toutes ses entreprises, réussira immanquablement.

Je me trouve à présent, contre ma coutume, dans le tourbillon du grand monde, ce qui m'empêche pour cette fois, mon cher Voltaire, de vous en dire davantage. Dès que je serai rendu à moi-même, je pourrai m'entretenir plus librement avec le Patriarche de Ferney, auquel je souhaite santé et longue vie, car il a tout le reste. Vale.

464. DE VOLTAIRE.

Ferney, 1er février 1773.

Sire, je vous ai remercié de votre porcelaine; le Roi mon maître n'en a pas de plus belle; aussi ne m'en a-t-il point envoyé. Mais je vous remercie bien plus de ce que vous m'ôtez que je ne suis sensible à ce que vous me donnez. Vous me retranchez tout net neuf années dans votre dernière lettre; jamais notre contrôleur général n'a fait de si grands retranchements. V. M. a la bonté de me faire <270>compliment sur mon âge de soixante-dix ans. Voilà comme on trompe toujours les rois. J'en ai soixante-dix-neuf, s'il vous plaît, et bientôt quatre-vingts. Ainsi je ne verrai point la destruction, que je souhaitais si passionnément, de ces vilains Turcs qui enferment les femmes, et qui ne cultivent point les beaux-arts.

Vous ne voulez donc point remplacer Thieriot, votre historiographe des cafés? Il s'acquittait parfaitement de cette charge; il savait par cœur le peu de bons et le grand nombre de mauvais vers qu'on faisait dans Paris; c'était un homme bien nécessaire à l'État.

Vous n'avez donc plus dans Paris
De courtier de littérature?
Vous renoncez aux beaux esprits,
A tous les immortels écrits
De l'almanach et du Mercure?
L'in-folio ni la brochure
A vos yeux n'ont donc plus de prix?
D'où vous vient tant d'indifférence?
Vous soupçonnez que le bon temps
Est passé pour jamais en France,
Et que notre antique opulence
Aujourd'hui fait place en tout sens
Aux guenilles de l'indigence.
Ah! jugez mieux de nos talents,
Et voyez quelle est notre aisance :
Nous sommes et riches, et grands.
Mals c'est en fait d'extravagance.
J'ai même très-peu d'espérance
Que monsieur l'abbé Savatier,270-a
Malgré sa flatteuse éloquence,
Nous tire jamais du bourbier
Où nous a plongés l'abondance
De nos barbouilleurs de papier.

<271>

Le goût s'enfuit, l'ennui nous gêne;
On cherche des plaisirs nouveaux;
Nous étalons pour Melpomène
Quatre ou cinq sortes de tréteaux,
Au lieu du théâtre d'Athène.
On critique, on critiquera,
On imprime, on imprimera
De beaux écrits sur la musique,
Sur la science économique,
Sur la finance et la tactique,
Et sur les filles d'Opéra.
En province, une académie
Enseigne méthodiquement,
Et calcule très-savamment
Les moyens d'avoir du génie.
Un auteur va mettre au grand jour
L'utile et la profonde histoire
Des singes qu'on montre à la foire,
Et de ceux qui vont à la cour.
Peut-être un peu de ridicule
Se joint-il à tant d'agréments;
Mais je connais certaines gens
Qui, vers les bords de la Vistule,
Ne passent pas si bien leur temps.

Le nouvel abbé d'Oliva,271-a après avoir ri aux dépens de ces messieurs, malgré leur liberum veto, s'entend merveilleusement avec l'Église grecque pour mettre à fin le saint œuvre de la pacification des Sarmates. Il a couru ces jours-ci un bruit dans Paris qu'il y avait une révolution en Russie; mais je me flatte que ce sont des nouvelles de café; j'aime trop ma Catherine.

J'aurai l'honneur d'envoyer incessamment à V. M. les Lois de Minos.271-b L'ouvrage serait meilleur, si je n'avais que les soixante-dix ans que vous m'accordez.

<272>Ce Morival dont j'ai eu l'honneur de vous parler est depuis sept ou huit ans à votre service. Je ne sais pas le nom de son régiment; mais il est à Wésel.

Voilà toute votre auguste famille mariée. On dit madame la landgrave très-belle. Monsieur le prince de Würtemberg est dans notre voisinage avec neuf enfants, dont quelques-uns seront un jour sous vos ordres, à la tête de vos armées.

Conservez-moi, Sire, vos bontés, qui font la consolation de ma vie, et avec lesquelles je descendrai au tombeau très-allègrement.

465. A VOLTAIRE.

Potsdam, 29 février 1773.272-a

J'ai reçu votre lettre et vos vers charmants, qui démentent sans doute votre âge. Non, je ne vous en croirai point sur votre parole; ou vous êtes encore jeune, ou vous avez coupé au Temps ses ailes.

Il faut être bien téméraire pour vous répondre en vers, si vous ne saviez pas que les gens de mon espèce se permettent souvent ce qu'on désapprouverait en d'autres. Un certain Cotys, roi d'un pays très-barbare, entretint une correspondance en vers avec Ovide exilé dans le Pont.272-b Il doit donc être permis aujourd'hui à un souverain d'un pays moins barbare d'écrire à l'Apollon de Ferney en langage velche, en dépit de l'abbé d'Olivet et des puristes de son Académie.

<273>

Non, je ne veux plus à Paris
Avoir de courtier littéraire;
Je n'y vois plus ces beaux esprits
Dont nombre d'immortels écrits,
En m'instruisant, savaient me plaire.
Je ne veux de correspondants
Que sur les confins de la Suisse,
Province qui jadis était très-fort novice
En arts, en esprit, en talents,
Mais qui contient des bons vieux temps
Le seul auteur qui me ravisse
Par l'art harmonieux de modeler ses chants.273-a

Les Grecs, vos favoris, cherchèrent en Asie
La science et la vérité;
Platon jusqu'en Égypte avait même tenté
D'éclairer sa philosophie.
Désormais nos cantons, de ses charmes épris,
Sans chercher pour l'esprit des aliments dans l'Inde,
Trouvent le dieu du goût comme le dieu du Pinde
Tous deux à Ferney réunis.273-b

Vous aurez peut-être encore le plaisir de voir les Musulmans chassés de l'Europe; la paix vient de manquer pour la seconde fois. De nouvelles combinaisons donnent lieu à de nouvelles conjonctures. Vos Velches sont bien tracassiers. Pour moi, disciple des encyclopédistes, je prêche la paix universelle en bon apôtre de feu l'abbé de Saint-Pierre;273-c et peut-être ne réussirai-je pas mieux que lui. Je vois qu'il est plus facile aux hommes de faire le mal que le bien, et que l'enchaînement fatal des causes nous entraîne malgré nous, et se joue de nos projets, comme un vent impétueux d'un sable mouvant.

Cela n'empêche pas que le train des choses ordinaires ne continue.<274> Nous arrangeons le chaos de l'anarchie chez nous, et nos évêques conservent vingt-quatre mille écus de rente; les abbés, sept mille. Les apôtres n'en avaient pas autant. On s'arrange avec eux de manière qu'on les débarrasse des soins mondains, pour qu'ils s'attachent sans distraction à gagner la Jérusalem céleste, qui est leur véritable patrie.

Je vous suis obligé de la part que vous prenez à l'établissement de ma nièce; elle a une figure fort intéressante, jointe à une conduite qui me fait espérer qu'elle sera heureuse, autant qu'il est donné à notre espèce de l'être.

Je m'informerai de ce compagnon du malheureux La Barre; et, s'il a de la conduite, il sera facile de le placer. Votre recommandation ne lui sera pas inutile.

Les nouvelles qu'on vous donne de Paris diffèrent prodigieusement de celles que je reçois de Pétersbourg. On vous écrit ce que l'on souhaite, mais non pas ce qui existe; enfin ce que l'on se promet du fruit de ses tracasseries, ce qui peut-être était possible autrefois, mais à quoi l'on ne doit s'attendre aucunement en Russie de la sagesse du gouvernement actuel.

Eh bien, je vous ai rogné quelques années, et je ne m'en dédis pas; vos ouvrages ont trop de fraîcheur pour être d'un vieillard. Vous m'enverriez votre extrait baptistaire, que je n'en croirais pas davantage à votre curé.

On juge mal, on est déçu,
En se fiant à l'apparence;
Je suis très-sur et convaincu
Que Voltaire en secret a bu
De la fontaine de Jouvence.
Jamais aucun héros n'approcha de son sort :
Immortel par sa vie, ainsi qu'après sa mort.274-a

C'est cette première immortalité qui me touche le plus. Je suis<275> intéressé à votre conservation; l'autre vous est sûre. Souvenez-vous de la maxime de l'empereur Auguste : Festina lente. Ce sont les vœux que le Philosophe de Sans-Souci fait pour le Patriarche de Ferney, en attendant les Lois de Minos.

466. DE VOLTAIRE.

Ferney, 19 mars 1778.

Sire, votre lettre du 29 février, qui est apparemment datée selon votre ancien style hérétique, ne m'en est pas moins précieuse. Votre style n'en est pas moins charmant; les choses les plus agréables et les plus philosophiques naissent sous votre plume. Il vous est aussi aisé d'écrire des choses dignes de la postérité qu'il l'est aux rois du Midi d'écrire : « Dieu vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde; et vous, monsieur le président, en sa sainte garde. »275-a

J'ai été sur le point de ne répondre à V. M. que des champs Élysées; c'est après cinquante accès de fièvre, accompagnés de deux ou trois maladies mortelles, que j'ai l'honneur de vous écrire ce peu de lignes.

Je ne sais si je me trompe, mais j'ai bien peur que le renouvellement de la guerre entre la Porte de Mustapha et la Porte de Catherine II n'entraîne des suites fatales. V. M. est toujours préparée à tout événement, et, quelque chose qui arrive, elle fera de jolis vers et gagnera des batailles.

J'ai l'honneur de lui envoyer les Lois de Minos, avec des notes qui pourront lui paraître assez intéressantes; elle trouvera, dans le cours<276> de la pièce, que j'ai profité d'un certain poëme sur les confédérés. Elle verra même qu'il y a quelque chose qui ressemble au roi de Suède, votre neveu; on prétend que notre ministère velche veut s'approprier ce grand prince, et troubler un peu votre Nord. Ce sont mystères qui passent mon intelligence; je m'en remets, sur tous les futurs contingents,276-a aux ordres de Sa sacrée Majesté le Hasard,276-b ou plutôt aux ordres plus réels de Sa divine Majesté la Destinée. Les mourants d'autrefois savaient prédire l'avenir; le monde dégénère; et tout ce que je puis prédire, c'est que je serai votre admirateur, et votre très-sincèrement attaché Suisse, pendant le peu de minutes qui me restent encore à végéter entre le mont Jura et les Alpes.

Le vieux malade de Ferney.

467. A VOLTAIRE.

Potsdam, 4 avril 1773.

Vous savez que tous les princes ont des espions; j'en ai jusqu'au pied des Alpes, qui m'ont alarmé en m'apprenant les dangers dont vous avez été menacé. Je ne sais s'ils mont annoncé juste (car vous savez que les princes sont sujets à être trompés); mais ils soutiennent que votre mal est dégénéré en goutte; ce qui m'a doublement réjoui. Cette maladie, à votre âge, pronostique une longue vie, et je suis bien aise de vous associer à notre confrérie de goutteux.

<277>Je vous fais des remercîments de la tragédie que vous m'avez envoyée. Vous avez été frappé des événements arrivés en Pologne, et des révolutions de Suède; et cela vous a fourni la matière d'un drame. Je crois que, si vous vouliez l'entreprendre, vous feriez, des nouvelles de gazette, des sujets de tragédie.

Celle-ci est certainement très-nouvelle, et ne ressemble à aucun des sujets que les tragiques anciens ou modernes ont traités. Je ne vous répéterai point l'étonnement que j'ai de vous voir rajeunir dans un âge où notre espèce cesse d'être; mais s'il est permis à un dilettante, ou, pour mieux nommer les choses par leur nom, à un ignorant comme moi, de vous exposer mes doutes, il me paraît que la mort d'un prêtre ne peut toucher personne, et que si Astérie ou Teucer avaient péri par les complots des pontifes, on aurait été plus remué et plus attendri.

Vous qui possédez les secrets de ce grand art d'émouvoir, vous qui avez plus approfondi cette matière qu'un dilettante tel que je suis, vous avez eu sans doute des raisons de préférer le dénoûment qui se trouve dans la pièce à celui que je propose.

Ne vous attendez pas à recevoir de ma part des ouvrages de cette nature; nous aimons mieux, dans ce pays, n'avoir que des sujets comiques; les autres, nous les avons eus par le passé. Et nous aimons mieux voir représenter des tragédies que d'en être les acteurs.

Quelque âge que vous ayez, vous avez un doyen dans ce pays-ci; c'est le vieux Pöllnitz. Il a fait une grande maladie, et je vous envoie l'histoire de sa convalescence.277-a Il a actuellement quatre-vingt-cinq ans passés. Ce n'est pas une bagatelle d'avoir poussé sa carrière jusqu'à un âge aussi avancé, et de repousser les attaques de la mort comme un jeune homme.

L'autre pièce,277-b qui commence par un badinage, finit par quelques<278> réflexions morales. J'ai fort recommandé qu'on eût soin d'en affranchir le port, parce qu'il n'est pas juste que vous payiez un fatras de fadaises qui vous ennuiera peut-être.

Vous me parlez de vos Velches et de leurs intrigues; elles me sont toutes connues. Il ne m'échappe rien de ce qui se passe à Stockholm, ainsi qu'à Constantinople. Mais il faut attendre jusqu'au bout pour voir qui rira le dernier.

Votre impératrice a bien des ressources. Le Nord demeurera tranquille, ou ceux qui voudront le troubler, tout froid qu'il est, s'y brûleront les doigts.

Voilà ce que je prends la liberté de vous annoncer, et que vos Velches, pour trouver des souverains trop crédules, pourront peut-être les précipiter eux-mêmes dans de plus grands malheurs que ceux qu'ils ont courus jusqu'à présent.

Mais je ne sais de quoi je m'avise; les pronostics ne vont point à l'air de mon visage, et ce n'est pas à un incrédule à faire le voyant, aussi peu qu'à un échappé des Teutons à faire des vers velches. Je me sauverai de ceci comme Pilate, qui dit : Quod scripsi, scripsi.278-a

On peut mal prévoir, on peut faire de mauvais vers; mais cela n'empêche pas qu'on ne soit sensible au destin des grands hommes, et que le Philosophe de Sans-Souci ne prenne un vif intérêt à la conservation du Patriarche de Ferney, pour lequel il conservera toute sa vie la plus grande admiration.

<279>

468. DE VOLTAIRE.

Ferney, 22 avril 1773.

J'allais passer les trois rivières,
Phlégéthon, Cocyte, Achéron;
La triple Hécate et ses sorcières
M'attendaient chez le noir Pluton;
Les trois fileuses de nos vies,
Les trois sœurs qu'on nomme Furies,
Et les trois gueules de leur chien,
Allaient livrer ma chétive ombre
Aux trois juges du séjour sombre,
Dont ne revient aucun chrétien.

Que ma surprise était profonde,
Et que j'étais épouvanté
De voir ainsi de tout côté
Des trinités dans l'autre monde!
Ce fut alors que j'invoquai
Le héros qui s'est tant moqué
Des trinités que l'on adore.
En enfer il a du crédit;
On y craint son bras, son esprit;
Il m'exauça, je vis encore.

Vous avez eu sans doute, Sire, la même bonté pour le vieux baron de Pöllnitz. L'enfer l'a respecté, et sans doute il vous respectera bien davantage; vous vivrez assez longtemps pour augmenter encore vos États, car pour votre gloire je vous en défie; à l'égard de votre baron, il doit être bien glorieux d'être chanté par vous, et bien heureux de n'avoir point payé son passage à Caron.

Votre Épître sur le globe des Petites-Maisons est charmante; vous connaissez parfaitement notre pays velche, dont vous parlez, et ses banqueroutes passées, et ses banqueroutes présentes et futures.

<280>Je remercie V. M. de prendre toujours sous sa protection la majesté de Julien, qui était assurément une très-respectable majesté. malgré l'insolent Grégoire et l'impertinent Cyrille.

Je ne crois pas que les280-a Velches veuillent faire sitôt parler d'eux; il faut avoir beaucoup d'argent comptant à perdre actuellement, pour s'amuser à ravager le monde; et ce n'est pas le cas de ces messieurs. Mais si jamais il arrivait malheur, je prendrais la liberté de vous recommander le sieur Morival, qui sert dans un de vos régiments, à Wésel. Je vous supplierais de l'envoyer en Picardie, dans Abbeville, pour y faire rouer les juges qui le condamnèrent, il y a six ans, lui et le chevalier de La Barre, à la question ordinaire et extraordinaire, à l'amputation de la main droite et de la langue, et à être jetés tout vifs dans les flammes, parce qu'ils n'avaient pas ôté leur chapeau devant une procession de capucins. Le chevalier de La Barre subit une partie de cette petite pénitence chrétienne; Morival, plus heureux, alla servir un roi qui n'immole personne à des capucins, qui n'arrache point la langue aux jeunes gens, et qui se sert mieux que personne de sa langue, de sa plume et de son épée.

Supposé que Thorn soit en votre puissance, j'ose vous demander justice de la sainte Vierge Marie, à laquelle on sacrifia tant de jeunes écoliers en l'année 1724. Cette bonne femme de Bethléem ne s'attendait pas qu'un jour on ferait tant de sacrifices à elle et à son fils. Le sang humain a coulé pour eux mille fois plus que pour les dieux païens, et vous voyez que l'auteur des notes sur les Lois de Minos a bien raison; mais rien n'est si dangereux chez les Velches que d'avoir raison.

Je veux espérer que le roi de Pologne finira son rôle comme Teucer le sien, et que le liberum veto, qui n'est que le cri de la guerre civile, sera aboli sous son règne. Je veux l'estimer assez pour croire qu'il est entièrement d'accord avec le protecteur de Julien. Je sais <281>qu'il pense comme ces deux grands hommes; comment pourrait-il être fâché contre ceux qui punissent ses assassins, et qui lui laissent un beau royaume, où il pourra être le maître?

Je ne verrai pas les troubles qui semblent se préparer, ma santé est trop délabrée; j'irai retrouver tout doucement Isaac d'Argens, et nous vous célébrerons tous deux sur le bord des trois rivières.

En attendant, je vous prie de me conserver vos bontés. Plaignez-moi surtout de mourir loin de V. M.; mais ma destinée l'a voulu ainsi.

469. A VOLTAIRE.

Potsdam, 17 mai 1773.

Si je n'étais pas surchargé d'affaires, j'aurais répondu à votre charmante lettre de toutes les trinités infernales, auxquelles vous avez heureusement échappé; ce dont je vous félicite. Il faudra attendre le retour de mes voyages; ce qui sera expédié à peu près vers le milieu du mois prochain.

Quelque pressé que je sois, je ne saurais pourtant m'empêcher de vous dire que la médisance épargne les philosophes aussi peu que les rois. On suppose des raisons à votre dernière maladie, qui font autant d'honneur à la vigueur de votre tempérament que vos vers en font à la fraîcheur, ou, pour mieux dire, à l'immortalité de votre génie. Continuez de même, et vous surpasserez Mathusalem en toute chose. Il n'eut jamais telle maladie à votre âge, et je réponds qu'il ne fit jamais de bons vers.

Le Philosophe de Sans-Souci salue le Patriarche de Ferney.

<282>

470. AU MÊME.

Potsdam, 12 août 1773.282-a

Puisque les trinités sont si fort à la mode, je vous citerai trois raisons qui m'ont empêché de vous répondre plus tôt : mon voyage en Prusse, l'usage des eaux minérales, et l'arrivée de ma nièce la princesse d'Orange.282-b

Je n'en prends pas moins de part à votre convalescence, et j'aime mieux que vous me rendiez compte en beaux vers de ce qui se passe sur les bords de l'Achéron, que si vous aviez fixé votre séjour dans cette contrée d'où personne encore n'est revenu.

Le vieux baron a été de toutes nos fêtes, et il ne paraissait pas qu'il eût quatre-vingt-six ans. Si le vieux baron s'est échappé de la fatale barque, faute de payer le passage, vous avez, à l'exemple d'Orphée, adouci par les doux accords de votre lyre la barbare dureté des commis de l'enfer; et en tout sens vous devez votre immortalité aux talents enchanteurs que vous possédez.

Vous avez non seulement fait rougir votre nation du cruel arrêt porté contre le chevalier de La Barre, et exécuté; vous protégez encore les malheureux qui ont été englobés dans la même condamnation. Je vous avouerai que le nom même de ce Morival dont vous me parlez est inconnu. Je m'informerai de sa conduite; s'il a du mérite, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

Je vois que le public se complaît à exagérer les événements. Thorn ne se trouve point dans la partie qui m'est échue de la Pologne. Je ne vengerai point le massacre des innocents, dont les prêtres de cette ville ont à rougir; mais j'érigerai dans une petite ville de la Warmie un monument sur le tombeau du fameux Copernic, qui s'y trouve<283> enterré.283-a Croyez-moi, il vaut mieux, quand on le peut, récompenser que punir, rendre des hommages au génie que venger des atrocités depuis longtemps commises.

Il m'est tombé entre les mains un ouvrage de défunt Helvétius sur l'éducation;283-b je suis fâché que cet honnête homme ne l'ait pas corrigé, pour le purger des pensées fausses et des concetti qui me semblent on ne saurait plus déplacés dans un ouvrage de philosophie. Il veut prouver, sans pouvoir en venir à bout, que les hommes sont également doués d'esprit, et que l'éducation peut tout. Malheureusement l'expérience, ce grand maître, lui est contraire, et combat les principes qu'il s'efforce d'établir. Pour moi, je n'ai qu'à me louer de l'idée trop avantageuse qu'il avait de ma personne. Je voudrais la mériter.

Je ne sais comment pense le roi de Pologne, encore moins quand la diète finira. Je vous garantirai toujours, à bon compte, qu'il n'y aura pas de nouveaux troubles occasionnés par ce qui se passe dans ce royaume.

Vous vivrez encore longtemps, l'honneur des lettres et le fléau de l'infâme; et si je ne vous vois pas facie ad faciem, les yeux de l'esprit ne détournent point leurs regards de votre personne, et mes vœux vous accompagnent partout.

Federic.283-c

<284>

471. DE VOLTAIRE.

Ferney, 4 septembre 1773.

Sire, si votre vieux baron a bien dansé à l'âge de quatre-vingt-six ans, je me flatte que vous danserez mieux que lui à cent ans révolus. Il est juste que vous dansiez longtemps au son de votre flûte et de votre lyre, après avoir fait danser tant de monde, soit en cadence, soit hors de cadence, au son de vos trompettes. Il est vrai que ce n'est pas la coutume des gens de votre espèce de vivre longtemps. Charles XII, qui aurait été un excellent capitaine dans un de vos régiments; Gustave-Adolphe, qui eût été un de vos généraux; Waldstein, à qui vous n'eussiez pas confié vos années; le Grand Électeur, qui était plutôt un précurseur de grand : tout cela n'a pas vécu âge d'homme. Vous savez ce qui arriva à César, qui avait autant d'esprit que vous, et à Alexandre, qui devint ivrogne, n'ayant plus rien à faire; mais vous vivrez longtemps, malgré vos accès de goutte, parce que vous êtes sobre, et que vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu'il vous dévore.

Je suis fâché que Thorn n'appartienne point à V. M., mais je suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous votre domination. Élevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil, remis par lui à sa place, le salue tous les jours à midi de ses rayons joints aux vôtres.

Je suis très-touché que, en honorant les morts, vous protégiez les malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Wésel, lieutenant dans un de vos régiments; son véritable nom n'est point Morival, c'est d'Étallonde; il est fils d'un président d'Abbeville. Copernic n'aurait été qu'excommunié, s'il avait survécu au livre où il démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil;284-a mais d'Étal<285>londe, à l'âge de quinze ans, a été condamné par des Iroquois d'Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l'amputation du poing et de la langue, et à être brûlé à petit feu avec le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant-général de nos armées, pour n'avoir pas salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson; et un parlement de Paris a confirmé cette sentence, pour que les évêques de France ne leur reprochassent plus d'être sans religion : ces messieurs du parlement se firent assassins afin de passer pour chrétiens.

Je demande pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables juges, qui méritaient qu'on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs de lis, et qu'on étendît leur peau sur ces fleurs. Si d'Étallonde, connu dans vos troupes sous le nom de Morival, est un garçon de mérite, comme on me l'assure, daignez le favoriser. Puisse-t-il venir un jour dans Abbeville, à la tête d'une compagnie, faire trembler ses détestables juges, et leur pardonner!

Le jugement que vous portez sur l'œuvre posthume d'Helvétius ne me surprend pas; je m'y attendais; vous n'aimez que le vrai. Son ouvrage est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie; j'ai vu avec douleur que ce n'était que du fatras, un amas indigeste de vérités triviales et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale, c'est la justice que l'auteur vous rend;285-a mais il n'y a plus de mérite à cela. On trouve d'ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits diamants brillants semés çà et là. Ils m'ont fait grand plaisir, et m'ont consolé des défauts de tout l'ensemble.

Je ne sais si je me trompe sur le roi de Pologne, mais je trouve qu'il a bien fait de se confier à V. M. Il a bien justifié l'ancien proverbe des Grecs : La moitié vaut mieux que le tout;285-b il lui en restera toujours assez pour être heureux. Où en serions-nous, s'il n'y avait<286> de félicité dans ce monde que pour ceux qui possèdent trois cents lieues de pays en long et en large? Mustapha en a trop; je voudrais toujours qu'on le débarrassât de la fatigue de gouverner une partie de l'Europe. On a beau dire qu'il faut que la religion mahométane contre-balance la religion grecque, et que la religion grecque soit un contre-poids à la religion papiste, je voudrais que vous servissiez vous-même de contre-poids. Je suis toujours affligé de voir un pacha fouler aux pieds la cendre de Thémistocle et d'Alcibiade. Cela me fait autant de peine que de voir des cardinaux caresser leurs mignons sur le tombeau de Marc-Aurèle.

Sérieusement, je ne conçois pas comment l'Impératrice-Reine n'a pas vendu sa vaisselle, et donné son dernier écu à son fils l'Empereur, votre ami (s'il y a des amis parmi vous autres), pour qu'il aille, à la tête d'une armée, attendre Catherine II à Andrinople. Cette entreprise me paraissait si naturelle, si aisée, si convenable, si belle, que je ne vois pas même pourquoi elle n'a pas été exécutée; bien entendu qu'il y aurait eu pour V. M. un gros pot-de-vin dans ce marché. Chacun a sa chimère, voilà la mienne;

Après quoi je rentre en moi-même,
Et suis Gros-Jean comme devant.286-a

Gros-Jean, dans sa retraite, plantant, défrichant, bâtissant, établissant une petite colonie, travaillant, ruminant, doutant, radotant, souffrant, mourant, vous regrettant très-sincèrement, se met à vos pieds en vous admirant.

<287>

472. DU MÊME.

Ferney, 22 septembre 1773.

Sire, il faut que je vous dise que j'ai bien senti ces jours-ci, malgré tous mes caprices passés, combien je suis attaché à V. M. et à votre maison. Madame la duchesse de Würtemberg,287-a ayant eu comme tant d'autres la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et que le médecin Tissot la donne à qui la paye, a fait, comme vous savez, le voyage de Lausanne; et moi, qui suis plus véritablement malade qu'elle et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape, je n'ai pas eu la force de sortir de chez moi. Madame de Würtemberg, instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de madame la margrave de Baireuth sa mère, a daigné venir dans mon ermitage et y passer deux jours. Je l'aurais reconnue quand même je n'aurais pas été averti; elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux.

Vous autres héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas subjuguer par l'attendrissement; vous l'éprouvez tout comme nous, mais vous gardez votre décorum. Pour nous autres chétifs mortels, nous cédons à toutes les impressions; je me suis mis à pleurer en lui parlant de vous et de madame la princesse sa mère; et, quoiqu'elle soit la nièce du premier capitaine de l'Europe, elle ne put retenir ses larmes. Il me paraît qu'elle a l'esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle vous est plus attachée qu'à son mari. Elle s'en retourne, je crois, à Baireuth, où elle trouvera une autre princesse d'un genre différent; c'est mademoiselle Clairon, qui cultive l'histoire naturelle, et qui est la philosophe de monsieur le margrave.

Pour vous, Sire, je ne sais où vous êtes actuellement; les gazettes vous font toujours courir. J'ignore si vous donnez des bénédictions<288> dans un des évêchés de vos nouveaux Etats, ou dans votre abbaye d'Oliva; ce que je souhaite passionnément, c'est que les dissidents se multiplient sous vos étendards. On dit que plusieurs jésuites se sont faits sociniens; Dieu leur en fasse la grâce! Il serait plaisant qu'ils bâtissent une église à saint Servet; il ne nous manque plus que cette révolution.

Je renonce à mes belles espérances de voir les Mahométans chassés de l'Europe, et l'éloquence, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, renaissantes dans Athènes; ni vous, ni l'Empereur, ne voulez courir au Bosphore; vous laissez battre les Russes à Silistrie, et mon impératrice s'affermir pour quelque temps dans le pays de Thoas et d'Iphigénie. Enfin vous ne voulez point faire de croisade. Je vous crois très-supérieur à Godefroi de Bouillon; vous auriez eu pardessus lui le plaisir de vous moquer des Turcs en jolis vers, tout aussi bien que des confédérés polonais; mais je vois bien que vous ne vous souciez d'aucune Jérusalem, ni de la terrestre, ni de la céleste : c'est bien dommage.

Le vieux malade de Ferney est toujours aux pieds de V. M.; il est bien fâché de ne plus s'entretenir de vous avec madame la duchesse de Würtemberg, qui vous adore.

Le vieux malade.

473. A VOLTAIRE.

Potsdam, 9 octobre 1773.

Je m'aperçois avec regret qu'il y a près de vingt ans que vous êtes parti d'ici; votre mémoire me rappelle à votre imagination tel que<289> j'étais alors; cependant, si vous me voyiez, au lieu de trouver un jeune homme qui a l'air à la danse, vous ne trouveriez qu'un vieillard caduc et décrépit. Je perds chaque jour une partie de mon existence, et je m'achemine imperceptiblement vers cette demeure dont personne encore n'a rapporté de nouvelles.

Les observateurs ont cru s'apercevoir que le grand nombre de vieux militaires finissent par radoter, et que les gens de lettres se conservent mieux. Le grand Condé, Marlborough, le prince Eugène, ont vu dépérir en eux la partie pensante avant leur corps. Je pourrai bien avoir un même destin, sans avoir possédé leurs talents. On sait qu'Homère, Atticus, Varron, Fontenelle, et tant d'autres, ont atteint un grand âge sans éprouver les mêmes infirmités. Je souhaite que vous les surpassiez tous par la longueur de votre vie et par les travaux de l'esprit.

Sans m'embarrasser du sort qui m'attend, de quelques années de plus ou de moins d'existence, qui disparaissent devant l'éternité, on va inaugurer l'église catholique de Berlin. Ce sera l'évêque de Warmie qui la consacrera.289-a Cette cérémonie, étrangère pour nous, attire un grand concours de curieux. C'est dans le diocèse de cet évêque que se trouve le tombeau de Copernic, auquel, comme de raison, j'érigerai un mausolée. Parmi une foule d'erreurs qu'on répandait de son temps, il s'est trouvé le seul qui enseignât quelques vérités utiles. Il fut heureux : il ne fut point persécuté.

Le jeune d'Étallonde, lieutenant à Wésel, l'a été; il mérite qu'on pense à lui. Muni de votre protection et du bon témoignage que lui rendent ses supérieurs, il ne manquera pas de faire son chemin.

J'en reviens à ce roi de Pologne dont vous me parlez. Je sais que l'Europe croit assez généralement que le partage qu'on a fait de la Pologne est une suite des manigances politiques qu'on m'attribue; cependant rien n'est plus faux. Après avoir proposé vainement des<290> tempéraments différents, il fallut recourir à ce partage, comme à l'unique moyen d'éviter une guerre générale.290-a Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d'Euclide.290-b

Vous vous étonnez que l'Empereur et moi ne nous mêlions pas des troubles de l'Orient; c'est au prince Kaunitz de vous répondre pour l'Empereur; il vous révélera les secrets de sa politique. Pour moi, je concours depuis longtemps aux opérations des Russes par les subsides que je leur paye, et vous devez savoir qu'un allié ne fournit pas des troupes et de l'argent en même temps. Je ne suis qu'indirectement engagé dans ces troubles par mon union avec l'impératrice de Russie. Quant à mon personnel, je renonce à la guerre, de crainte d'encourir l'excommunication des philosophes.

J'ai lu l'article Guerre,290-c et j'ai frémi. Comment un prince dont les troupes sont habillées d'un gros drap bleu, et les chapeaux bordés d'un fil blanc, après les avoir fait tourner à droite et à gauche, peut-il les faire marcher à la gloire sans mériter le titre honorable de chef de brigands, puisqu'il n'est suivi que d'un tas de fainéants que la nécessité oblige à devenir des bourreaux mercenaires pour faire sous lui l'honnête métier de voleurs de grand chemin? Avez-vous oublié que la guerre est un fléau qui, les rassemblant tous, leur ajoute encore tous les crimes possibles? Vous voyez bien que, après avoir lu ces sages maximes, un homme, pour peu qu'il ait sa réputation à cœur, doit éviter les épithètes qu'on ne donne qu'aux plus vils scélérats.

Vous saurez d'ailleurs que l'éloignement de mes frontières de celles<291> des Turcs a, jusqu'à présent, empêché qu'il n'y eut de discorde entre les deux États, et qu'il faut qu'un souverain soit condamnable (à mort, s'il était particulier) pour qu'en conscience un autre souverain ait le droit de le détrôner. Lisez Pufendorf et Grotius, vous y ferez de belles découvertes.

Il y a cependant des guerres justes, quoique vous n'en admettiez point; celles qu'exige sa propre défense sont incontestablement de ce genre. J'avoue que la domination des Turcs est dure, et même barbare; je confesse que la Grèce surtout est de tous les pays de cette domination le plus à plaindre; mais souvenez-vous de l'injuste sentence de l'aréopage291-a contre Socrate, rappelez-vous la barbarie dont les Athéniens usèrent envers leurs amiraux, qui, ayant gagné une bataille navale, ne purent dans une tempête enterrer leurs morts.

Vous dites vous-même que c'est peut-être en punition de ces crimes qu'ils sont assujettis et avilis par des barbares. Est-ce à moi de les en délivrer? Sais-je si le terme posé à leur pénitence est fini, ou combien elle doit durer? Moi, qui ne suis que cendre et poussière, dois-je m'opposer aux arrêts de la Providence?

Que de raisons pour maintenir la paix dont nous jouissons! Il faudrait être insensé pour en troubler la durée. Vous me croyez épuisé par ce que je vous ai dit ci-dessus; ne le pensez pas. Une raison aussi valable que celle que je viens d'alléguer est qu'on est persuadé en Russie qu'il est contre la dignité de cet empire de faire usage des secours étrangers, lorsque les forces des Russes sont seules suffisantes pour terminer heureusement cette guerre.

Un léger échec qu'a reçu l'armée de Romanzoff ne peut entrer en aucune comparaison avec une suite de succès non interrompus qui ont signalé toutes les campagnes des Russes. Tant que cette armée se tiendra sur la rive gauche du Danube, elle n'a rien à craindre. La difficulté consiste à passer ce fleuve avec sûreté. Elle trouve à<292> l'autre bord un terrain excessivement coupé, une difficulté infinie de subsister; ce n'est qu'un désert et des montagnes hérissées de bois qui mènent vers Andrinople. La difficulté d'amasser des magasins, de les conduire avec soi, rend cette entreprise hasardeuse. Mais, comme jusqu'à présent rien n'a été difficile à l'Impératrice, il faut espérer que ses généraux mettront heureusement fin à une aussi pénible expédition.

Voilà des raisonnements militaires qui m'échappent; j'en demande pardon à la philosophie. Je ne suis qu'un demi-quaker jusqu'à présent; quand je le serai comme Guillaume Penn, je déclamerai comme d'autres contre ces assassins privilégiés qui ravagent l'univers.

En attendant, donnez-moi mon absolution d'avoir osé nommer le nom de projet de campagne en vous écrivant. C'est dans l'espoir de recevoir votre indulgence plénière que le Philosophe de Sans-Souci vous assure qu'il ne cesse de faire des vœux pour le Patriarche de Ferney. Vale.

474. AU MÊME.

Potsdam, 24 octobre 1773.292-a

S'il m'est interdit de vous revoir à tout jamais, je n'en suis pas moins aise que la duchesse de Würtemberg vous ait vu. Cette façon de converser par procuration ne vaut pas le facie ad faciem. Des relations et des lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l'a possédé en personne.

J'applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au<293> souvenir de ma défunte sœur. J'aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres, si j'avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit adulation outrée, j'ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait pour sa Tullie.293-a Je lui ai érigé un temple293-b dédié à l'Amitié; sa statue se trouve au fond, et chaque colonne est chargée d'un mascaron contenant le buste des héros de l'amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est placé dans un des bosquets de mon jardin. J'y vais souvent me rappeler mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.

Il y a plus d'un mois que je suis de retour de mes voyages. J'ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la Warthe, l'Oder et l'Elbe, rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709, défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans un pays où ce nom même était inconnu. De là j'ai été en Silésie consoler mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome,293-c corroborer leur ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De plus, j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la Haute-Silésie, où il restait des terres incultes; chaque village a vingt familles. J'ai fait faire des grands chemins dans les montagnes pour la facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées; elles étaient de bois, elles seront de briques, et même de pierres de taille tirées des montagnes.

Je ne vous parle point des troupes; cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche.

<294>Vous sentirez que, en faisant tout cela, je n'ai pas été les bras croisés.

A propos de croisés, ni l'Empereur ni moi ne nous croiserons contre le croissant; il n'y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous espérons que la paix se fera peut-être cet hiver; et d'ailleurs nous aimons le proverbe qui dit : Il faut vivre et laisser vivre. A peine y a-t-il dix ans que la paix dure; il faut la conserver autant qu'on le pourra sans risque, et ni plus ni moins se mettre en état de n'être pas pris au dépourvu par quelque chef de brigands, conducteur d'assassins à gages.

Ce système n'est ni celui de Richelieu, ni celui de Mazarin; mais il est celui du bien des peuples, objet principal des magistrats qui les gouvernent.

Je vous souhaite cette paix, accompagnée de toutes les prospérités possibles, et j'espère que le Patriarche de Ferney n'oubliera pas le Philosophe de Sans-Souci, qui admire et admirera son génie jusqu'à extinction de chaleur humaine. Vale.

475. DE VOLTAIRE.

Ferney, 28 octobre 1773.

Monsieur Guibert, votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
A vu ce bel esprit guerrier
Que tout prince aujourd'hui se pique
D'imiter, sans lui ressembler,
Et que tout héros germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,

<295>

Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guibert est véridique;
Il dit qu'il a lu dans vos yeux
Toute votre histoire héroïque,
Quoique votre bouche s'applique
A la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux;
Et l'Europe fait beaucoup mieux,
Car elle fait tout le contraire.

Ce M. Guibert, Sire, fait comme l'Europe; il parle de V. M. avec enthousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt campagnes; Dieu nous en préserve! Mais accordez-vous donc avec lui; car il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que non; il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de revue; et ces jours-là, vous pourriez bien vous rengorger et vous requinquer comme une belle à son miroir.

Je ne vous proposais pas, Sire, vingt campagnes, je n'en proposais qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jésus-Christ et de tous les beaux-arts. Je disais : Il protége les jésuites, il protégera bien la Vierge Marie contre Mahomet, et la bonne Vierge lui donnera sans doute deux ou trois belles provinces à son choix, pour récompense d'une si sainte action.

Je viens de relire l'article Guerre, dont Votre Majesté pacifique a la bonté de me parler; il est vraiment un peu insolent par excès d'humanité; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont emparés des lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ, qui ne fut jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à ce fou de Pierre l'Ermite, qui prêchait la croisade. L'empereur des Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme <296>votre disciple, ne pouvait se plaindre de moi; je lui donnais d'un trait de plume un très-beau royaume. On aurait pu, avant qu'il fût dix ans, jouer un opéra grec à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes qu'elles étaient; du moins les philosophes vous béniront d'ériger un mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Mustapha fait enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.

Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux-arts de la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne; je n'aime point le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus, ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux Grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes projets. Vous préférez le port de Danzig à celui du Pirée; je crois qu'au fond V. M. a raison, et que, dans l'état où est l'Europe, ce port de Danzig est bien plus important que l'autre.

Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l'impératrice Catherine II, et franchement je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi, et qu'il faut s'en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher!

476. DU MÊME.

Ferney, 8 novembre 1773.

Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré le 24 octobre est depuis vingt ans celle qui m'a le plus consolé; votre temple aux mânes<297> de votre sœur, Wilhelminae sacrum, est digne de la plus belle antiquité, et de vous seul dans le temps présent; madame la duchesse de Würtemberg versera bien des larmes de tendresse, en voyant le dessin de ce beau monument.

Le canal, les villes rebâties, les marais desséchés, les villages établis, la servitude abolie, sont de Marc-Aurèle ou de Julien. Je dis de Julien, car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je suis toujours indigné contre la Bletterie297-a qui ne l'a justifié qu'à demi, et qui a passé pour impartial, parce qu'il ne lui prodigue pas autant d'injures et de calomnies que Grégoire de Nazianze et Théodoret.

Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâti; je vous bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché; je vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivré d'esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengis-Kan et Tamerlan ont gagné des batailles comme vous, ils ont conquis plus de pays que vous; mais ils dévastaient, et vous améliorez. Je ne sais s'ils auraient recueilli les jésuites; mais je suis sûr que vous les rendrez utiles, sans souffrir qu'ils puissent jamais être dangereux. On dit qu'Antoine fit le voyage de Brindes à Rome dans un char traîné par des lions; vous attelez des renards au vôtre, mais vous leur mettez un frein dans la gueule, et, quand il le faudra, vous leur mettrez le feu au derrière, comme Samson,297-b après les avoir attachés par la queue. Tout ce qui me fâche, c'est que vous n'établissiez pas une église de sociniens comme vous en établissez plusieurs de jésuites; il y a pourtant encore des sociniens en Pologne. L'Angleterre en regorge, nous en avons en Suisse; certainement Julien les aurait favorisés; ils haïssent ce qu'il haïssait, ils méprisent ce qu'il méprisait, et ils sont honnêtes gens comme lui. De plus, ayant été<298> tant persécutés par les Polonais, ils ont quelque droit à votre protection.

Après tout le mal que j'ai osé dire des Turcs à V. M., je ne vous propose pas une mosquée; cependant Barberousse en eut une à Marseille; mais vous n'êtes pas fait pour nous imiter. Tout ce que je sais, c'est que votre nom sera bien grand de Danzig jusqu'en Turquie, et de l'abbaye d'Oliva à Sainte-Sophie. Nous donnons, nous autres, beaucoup d'opéras-comiques.

Que V. M. daigne conserver ses bontés au vieux malade Libanius!298-a

477. A VOLTAIRE.

(Potsdam) 26 novembre 1773.298-b

Faut-il écrire en mauvais vers
Au dieu qui préside au Parnasse?
C'est aux orgueilleux non experts
A s'armer d'une telle audace.
Moi, né sous un ciel de frimas,
Loin des bords fleuris de la Seine,
Vieux, cassé, sans feu, sans haleine,
Si je tentais dans mes ébats
De rimer encor pour Voltaire,
Je mériterais pour salaire
Le traitement de Marsyas.

M. Guibert m'a vu avec des yeux jeunes qui m'ont rajeuni. Mes cheveux blanchissent, ma force se dissipe, et ma chaleur s'éteint. Il <299>n'est donné qu'à Voltaire de rajeunir. Les protégés d'Apollon sont plus favorisés que ceux de Mars. Au lieu de vingt campagnes que M. Guibert me donne libéralement, il ne m'en reste qu'une à faire; c'est celle du dernier décampement.

Dans cette situation, on ne pense pas à chercher des combats dans la Thrace et en Scythie. Soyez sûr que l'impératrice de Russie, jalouse de la gloire de sa nation, saura bien faire la paix sans secours étrangers. Vous qui êtes, je crois, immortel, vous voudriez être spectateur d'une de ces grandes révolutions qui changent la face de l'Europe; prenez-vous-en à la modération de l'impératrice de Russie si cette révolution n'arrive pas. Cette princesse ne pense pas, comme Charles XII, qu'il n'y a de paix avec ses ennemis qu'en les détrônant dans leur capitale. Les Grecs, pour lesquels vous vous intéressez si vivement, sont, dit-on, si avilis, qu'ils ne méritent pas d'être libres.

Mais, dites-moi, comment pouvez-vous exciter l'Europe aux combats, après le souverain mépris que vous et les encyclopédistes avez affiché contre les guerriers? Qui sera assez osé pour encourir l'excommunication majeure du Patriarche de Ferney et de toute la séquelle encyclopédique? Qui voudra gagner le beau titre de conducteur de brigands, et de brigand lui-même? Croyez qu'on laissera la Grèce esclave, et qu'aucun prince ne commencera la guerre avant d'en avoir obtenu indulgence plénière des philosophes.

Désormais ces messieurs vont gouverner l'Europe comme les papes l'assujettissaient autrefois. Je crois même que M. Guibert aura fait abjuration de son art meurtrier entre vos mains, et qu'il se fera capucin ou philosophe pour trouver en vous un puissant protecteur. Il faut que les philosophes aient des missionnaires pour augmenter le nombre de pareilles conversions; par ce moyen, ils déchargeront imperceptiblement les États de ces grosses armées qui les abîment, et successivement il ne restera plus personne pour se battre. Tous les souverains et les peuples n'auront plus ces malheureuses passions<300> dont les suites sont si funestes, et tout le monde aura la raison aussi parfaite qu'une démonstration géométrique.

Je regrette bien que mon âge me prive d'un aussi beau spectacle, dont je ne jouirai pas même de l'aurore; et l'on plaindra mes contemporains d'être nés dans un siècle de ténèbres, sur la fin duquel a commencé le crépuscule du jour de la raison perfectionnée.

Tout dépend, pour l'homme, du temps où il vient au monde. Quoique je sois venu trop tôt, je ne le regrette pas; j'ai vu Voltaire; et, si je ne le vois plus, je le lis, et il m'écrit.

Continuez longtemps de même, et jouissez en paix de toute la gloire qui vous est due, et de tous les biens que vous souhaite le Philosophe de Sans-Souci.

478. DE VOLTAIRE.

Ferney, 8 décembre 1773.

Sire, une belle dame de Paris (dont vous ne vous souciez guère) prétend que vous serez fâché contre moi de ce que je donne V. M. au diable;300-a et moi, je lui soutiens que vous me le pardonnerez, et que Belzébuth même en sera fort content, attendu qu'il n'y a jamais eu personne plus diable que vous à la tête d'une armée, soit pour arranger un plan de campagne, soit pour l'exécuter, soit pour réparer un accident.

<301>Je n'aime point du tout, il est vrai, votre métier de héros, mais je le révère; ce n'est point à moi de juger de la Tactique de M. Guibert. Je ne m'entends point à ces belles choses; je sais seulement qu'il vous regarde, avec raison, comme le premier tacticien; et moi j'ajoute, comme le premier politique; car vous venez d'acquérir un beau royaume sans avoir tué personne, et non seulement vous voilà pourvu d'évêchés et d'abbayes, non seulement vous voilà général des jésuites après avoir été général d'armée, mais vous faites des canaux comme à la Chine, et vous enrichissez le royaume que vous vous êtes donné par un trait de plume. Que vous reste-t-il à faire? Rien autre chose que de vivre longtemps pour jouir.

Comme V. M. recevra probablement mon petit paquet aux bonnes fêtes de Noël, et que le Dieu de paix va naître avant qu'il soit trois semaines, je me recommande à lui, afin qu'il obtienne ma grâce de vous, et que vous me pardonniez toutes les pouilles que j'ai dites à V. M., et la haine cordiale que j'ai pour votre métier de César. Ce César, comme vous savez, pardonnait à ses ennemis quand il les avait vaincus; et vous aurez pour moi la même clémence, après vous être bien moqué de moi.

Le vieux malade de Ferney, qui s'égaye quelquefois dans les intervalles de ses souffrances, se met à vos pieds avec cinq ou six sortes de vénérations pour vos cinq ou six sortes de grands talents, et pour votre personne qui les réunit.

<302>

479. A VOLTAIRE.

(Potsdam) 10 décembre 1773.302-a

Il était bien juste qu'un pays qui avait produit un Copernic ne croupît pas plus longtemps dans la barbarie en tout genre où la tyrannie des puissants l'avait plongé. Cette tyrannie allait si loin, que les grands, pour mieux exercer leurs caprices, avaient détruit toutes les écoles, croyant les ignorants plus faciles à opprimer qu'un peuple instruit.

On ne peut comparer les provinces polonaises à aucun État de l'Europe; elles ne peuvent entrer en parallèle qu'avec le Canada. Il faudra par conséquent de l'ouvrage et du temps pour leur faire regagner ce que leur mauvaise administration a négligé pendant tant de siècles.

Vos vœux ont été exaucés : les Turcs ont été battus par les Russes, Silistria prise, et le vizir fugitif du côté d'Andrinople. Mustapha apprendra à trembler dans son sérail, et peut-être que ses malheurs le rendront plus souple à signer une paix que les conjonctures rendent nécessaire. Si les armes victorieuses des Russes pénètrent jusqu'à Stamboul, je prierai l'Impératrice de vous envoyer la plus jolie Circassienne du sérail, escortée par un eunuque noir, qui la conduira droit au sérail de Ferney. Sur ce beau corps vous pourrez faire quelque expérience de physique, en animant par le feu de Prométhée quelque embryon qui héritera de votre beau génie.

Madame la landgrave de Darmstadt302-b est de retour de Pétersbourg. Elle ne tarit point sur les éloges de l'Impératrice et des choses utiles qu'elle a exécutées, et des grands projets qu'elle médite encore. Diderot et Grimm y passeront l'hiver. Cette cour réunit le faste, la<303> magnificence et la politesse; et l'Impératrice surpasse tout le reste par l'accueil gracieux qu'elle fait aux étrangers.

Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des jésuites? Ce n'est qu'en faveur de l'instruction de la jeunesse que je les ai conservés. Le pape leur a coupé la queue; ils ne peuvent plus servir, comme les renards de Samson, pour embraser les moissons des Philistins. D'ailleurs, la Silésie n'a produit ni de père Guignard, ni de Malagrida. Nos Allemands n'ont pas les passions aussi vives que les peuples méridionaux.

Si toutes ces raisons ne vous touchent point, j'en alléguerai une plus forte : j'ai promis, par la paix de Dresde, que la religion demeurerait in statu quo dans mes provinces. Or j'ai eu des jésuites; donc il faut les conserver. Les princes catholiques ont tout à propos un pape à leur disposition, qui les absout de leurs serments par la plénitude de sa puissance; pour moi, personne ne peut m'absoudre, je suis obligé de garder ma parole, et le pape se croirait pollué s'il me bénissait; il se ferait couper les doigts avec lesquels il aurait donné l'absolution à un maudit hérétique de ma trempe.

Si vous ne me reprochez point mes jésuites, je ne vous dirai pas le mot de vos picpus. Nous sommes à deux de jeu. Mes jésuites ont produit de grands hommes, en dernier lieu encore le père Tournemine, votre recteur; les capucins se targuent de saint Cucufin, dont ils peuvent s'applaudir à leur aise. Mais vous protégez ces gens, et vous seul valez tout ce qu'Ignace a produit de meilleur; aussi j'admire et je me tais,303-a en assurant le Patriarche de Ferney que le Philosophe de Sans-Souci l'admirera jusqu'à la fin de l'existence dudit philosophe. Vale.

<304>

480. DE VOLTAIRE.

(Ferney) décembre 1773.

Sire, me voilà bien loin de mon compte : tous les gens de lettres m'avaient fait compliment sur la manière assez neuve dont j'avais fait l'éloge des héros en les donnant au diable; on trouvait que ce tour n'était pas sans quelque finesse. Rousseau avait dit :304-a

Mais à la place de Socrate,
Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Cette idée paraissait aussi fausse que grossière à tous les connaisseurs; en effet, il y a une extravagance plus que cynique à dire au capitaine-général de la Grèce, au vainqueur du maître de l'Asie, au vengeur de l'assassinat de Darius, au héros qui bâtit plus de villes que Gengis-Kan n'en détruisit, à celui qui changea la route du commerce du monde : Tu es le dernier des mortels. Mais de plaindre les hommes qui souffrent du fléau de la guerre, et d'admirer en même temps les maîtres de ce grand art, cruel, mais nécessaire, et de louer les Cyrus, les Alexandre, les Gustave, etc., en feignant de se fâcher contre eux, c'est ce qui a plu à tout le monde, excepté à la dame dont j'ai eu l'honneur de vous parler.

Si j'avais eu un congé à demander à Alexandre pour quelque officier grec condamné par l'aréopage, je l'aurais demandé en lui envoyant la Tactique.

L'ancien parlement de Paris était beaucoup plus injuste que l'aréopage, et vous valez bien cet Alexandre à qui Juvénal et Boileau ont dit tant d'injures.

Je me mets à vos pieds, Sire, pour ce jeune Morival. V. M. ajou<305>tera cette belle action à tant d'autres. Rien n'est plus digne de vous que de le protéger; le vieillard de Ferney vous aura la plus grande obligation, et il mourra content.

Agréez, Sire, ma respectueuse et vive reconnaissance.

481. A VOLTAIRE.305-a

(Berlin) 4 janvier 1774.

La dame de Paris avait certainement tort, et vous avez deviné juste en croyant que je ne me fâcherais pas de tout ce que vous venez d'écrire. L'amour et la haine ne se commandent point, et chacun a sur ce sujet le droit de sentir ce qu'il peut; il faut avouer néanmoins que les anciens philosophes, qui n'aimaient pas la guerre, ménageaient plus les termes que nos philosophes modernes, qui, depuis que Racine a fait entrer le mot de bourreau dans ses vers élégants,305-b croient que ce mot a obtenu privilége de noblesse, et l'emploient indifféremment dans leur prose.305-c Mais je vous avoue que j'aimerais autant déclamer contre la fièvre quarte que contre la guerre; c'est du temps perdu : les gouvernements laissent brailler les cyniques, et vont leur train; la fièvre n'en tient pas plus compte. Il ne reste de cela que des vers bien frappés, et qui témoignent, à l'étonnement de l'Europe, que votre talent ne vieillit point. Conservez cet esprit rajeuni, et, dussiez-vous faire ma satire en vers sanglants à l'âge de<306> cent ans, je vous réponds d'avance que je ne m'en fâcherai point, et que le Patriarche de Ferney peut dire tout ce qu'il lui plaît du Philosophe de Sans-Souci. Vale.

482. DE VOLTAIRE.

Ferney, janvier 1774.

Sire, quoique je vous aie donné à tous les diables, vous et Cyrus, et le grand Gustave, etc., cependant je propose à V. M. quelque chose de divin, ou plutôt de très-humain et de très-digne d'elle. Ce n'est point ici une plaisanterie; c'est une grâce très-réelle que je vous conjure de m'accorder.

Ce jeune gentilhomme qui est, sous le nom de Morival, lieutenant au régiment d'Eichmann, à Wésel, ne peut hériter de son père et de sa mère, tant qu'il sera dans les liens de la procédure criminelle et du jugement abominable porté contre lui dans Abbeville lorsqu'il n'avait qu'environ seize ans; il est fils d'un président d'Abbeville, et son nom est d'Étallonde. On a été très-content de lui à Wésel, depuis qu'il est à votre service. Je sais que c'est un des plus braves et des plus sages officiers que vous ayez. Toute son ambition est de vivre et de mourir au service de V. M.; il n'aura jamais d'autre roi et d'autre maître. Mais il est affreux qu'il reste toujours condamné au même supplice dans lequel est mort le chevalier de La Barre, qui avait fait un petit commentaire sur votre Art de la guerre.

Ces assassinats juridiques déshonoreront à jamais cet ancien parlement de Paris, l'ennemi de son roi, de la raison et de la justice, qui, en étant cassé, n'a pas été assez puni.

<307>Il s'agit d'obtenir ou des lettres de grâce pour Morival, ou la cassation de l'arrêt qui l'a condamné. Je supplie donc V. M., avec la plus vive instance, d'accorder à Morival un congé d'un an, pendant lequel il sera chez moi. Je vous répondrai de sa personne. Je l'aiderai à faire autant de recrues qu'il vous plaira; il n'y a point d'endroit au monde où l'on puisse plus facilement lever des soldats que dans le petit canton que j'habite, qui est précisément à une lieue de la Suisse, de Genève, de la Savoie et de la Franche-Comté. Je me chargerai moi-même, malgré mon grand âge, de l'aider à vous fournir les plus beaux hommes et à choisir les plus sages.

Je vous demande en grâce de lui envoyer son congé d'un an; il partira sur-le-champ, et peut-être reviendra-t-il à Wésel au bout de trois mois.

S'il ne peut obtenir en France ce qu'il demande, il n'en aura pas moins d'obligations à V. M., et vous aurez fait ce qu'auraient fait ces Cyrus et ces Gustave dont j'ai dit tant de mal.

Je me mets à vos pieds avec les sentiments que j'ai toujours eus, et avec lesquels je mourrai.

483. A VOLTAIRE.307-a

(Potsdam) 10 février 1774.

Votre Tactique m'a donné un bon accès de goutte, dont je ne suis pas encore relevé; cela ne m'empêche pas de vous répondre, parce que je sais que les grands seigneurs veulent être obéis promptement. Vous me demandez un Morival, nommé Étallonde, qui est officier<308> à Wésel; il aura la permission d'aller pour un an à Ferney, et même il ne dépendra que de vous de le nommer chef de votre garde prétorienne. Il ne fera ni recrue ni rien là-bas; mais je vous avertis que, étant proscrit en France, c'est à vous à prendre des mesures pour qu'il soit en sûreté à Versoy, et j'avoue que je ne crois pas que vous ayez assez de crédit pour obtenir son pardon. Le chevalier de La Barre et lui ont été accusés du même délit; il est contre la dignité du roi de France que, après que l'un a été justicié publiquement, il puisse pardonner à l'autre sans paraître en contradiction avec lui-même. Je ne sache pas que les juges du chevalier La Barre aient été punis; je n'ai point entendu dire qu'on ait sévi contre aucun des assesseurs du tribunal d'Abbeville; ainsi, à moins que du fond de Ferney vous ne gouverniez la France, je ne saurais me persuader que vous obteniez quelque grâce en faveur de ce jeune homme. Le seul profit qu'il pourra tirer de son voyage, ce sera d'être détrompé par vous des préjugés qu'il peut avoir peut-être en faveur de son métier; mais je vous l'abandonne, et en cas que vous le convertissiez, il ne me sera pas difficile de le remplacer par un autre. Je vous avertis encore qu'il se trouve deux décrotteurs à Magdebourg, qui jadis ont été soldats dans le régiment de Picardie, et à Berlin un perruquier qui a servi dans les armées de M. de Broglie; ils sont très-fort à votre service, si vous les voulez avoir à Ferney pour y augmenter la colonie que vous y établissez. C'est sur quoi j'attends votre résolution, et, quoique ayant encouru votre haine et votre disgrâce, je prie Apollon, et Esculape son fils, dieu de la médecine, de vous conserver dans leur sainte garde.

<309>

484. AU MÊME.

Potsdam, 16 février 1774.

Vous devez savoir que je suis Teuton de naissance, et que par conséquent la langue française n'est pas ma langue maternelle. Quelque peine que vous vous soyez donnée de m'enseigner les finesses de votre langue, je n'en ai pu profiter autant que je l'aurais voulu, soit par distraction des affaires, soit par une vie active que les devoirs de mon emploi m'ont obligé de mener. J'ai donc pu mal entendre votre ouvrage sur la Tactique, et je n'ai jamais vu que les termes de haine et de donner à tous les diables se soient jamais trouvés dans aucun dictionnaire de billets doux, à moins qu'ils ne fussent écrits par Tisiphone, Mégère ou Alecton. Mais à cela ne tienne; vous avez le privilége de tout dire, et d'ennoblir même par de beaux vers ce qu'on appelle vulgairement des injures. Si Rousseau dit :

Mais à la place de Socrate,
Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels,

il n'a pas tort, dans un sens, parce que Socrate était le plus sage et le plus modéré des mortels, et Alexandre le plus dissolu et le plus emporté des hommes, lui qui dans ses débauches avait tué Clitus, qui dans d'autres mouvements d'emportement avait fait mourir le philosophe Callisthène, et, par faiblesse pour les caprices d'une courtisane, avait brûlé Persépolis.

Il est certain qu'un caractère aussi peu modéré ne pouvait en aucune façon être comparé à Socrate. Mais il est vrai aussi que si Socrate s'était trouvé à la tête de l'expédition contre les Perses, il n'aurait peut-être pas égalé l'activité ni les résolutions hardies par lesquelles Alexandre dompta tant de nations.

<310>J'aimerais autant déclamer contre la fièvre pourprée que contre la guerre. On empêchera aussi peu l'une de faire ses ravages que l'autre de troubler les nations. Il y a eu des guerres depuis que le monde est monde, et il y en aura longtemps après que vous et moi aurons payé notre tribut à la nature.

Votre Morival a eu une permission pour un an pour se rendre en Suisse. Je suis persuadé, comme je vous l'ai déjà écrit, qu'on n'obtiendra rien en sa faveur. Mais enfin il vous verra; il pourra apprendre l'exercice prussien à la garnison française que vous ferez mettre à Versoy.

On dit que cette ville s'élève et fait des progrès étonnants. Le public attribue à vous et à M. de Choiseul sa nouvelle existence. Ce sera sans doute M. d'Aiguillon, nouveau ministre de la guerre, qui mettra la dernière main à cet ouvrage.

En attendant, j'ai toujours la goutte, et je n'écris point contre elle. Et, que vous m'aimiez ou que vous ne m'aimiez pas, je ne vous en souhaite pas moins longue vie et prospérité.

485. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 11 mars 1774.

Sire, soyez bien sûr que je suis très-fâché que vous ayez la goutte; ce n'est pas seulement parce que j'en ai eu une violente atteinte, et qu'on plaint les maux qu'on a sentis, mais c'est parce que la santé de V. M. est un peu plus précieuse et plus nécessaire au monde que la mienne; c'est parce que je m'intéresse à votre bien-être beaucoup plus que vous ne croyez. Je ne vous parlerai plus de toutes ces mauvaises plaisanteries sur l'art de tuer; je ne songe qu'à votre conser<311>vation; vous ne pourrez jamais ajouter à votre gloire, mais ajoutez à votre vie.

Ne me faites point la grâce que j'implore de vous pour Morival, en me boudant et en vous moquant de moi. Le pauvre garçon ne demande qu'à passer ses jours et à mourir à votre service.

Il espère qu'il pourra obtenir de notre chancelier des lettres qui le réhabilitent, et qui le rendent capable d'hériter, et qui le mettront en état d'être plus utile à son régiment; ces lettres s'accordent aisément à ceux qui n'ont été condamnés que par contumace. Je puis assurer d'ailleurs V. M. que l'on se repent aujourd'hui du jugement porté contre le chevalier de La Barre. J'ai entre les mains une déclaration authentique d'un magistrat d'Abbeville qui fut la première cause de cette horrible affaire. Voici ses propres mots : « Nous déclarons que non seulement nous avons le jugement du chevalier de La Barre en horreur, mais frémissons encore au nom du juge qui a instruit cet exécrable procès; en foi de quoi nous avons signé ce certificat, et y avons apposé le sceau de nos armes. »

« A Abbeville, 9 novembre 1773. (Signé) de Belleval. »

De plus, il est de droit dans notre jurisprudence (si nous en avons une) qu'un homme jugé pendant son absence est écouté quand il se présente, et c'est ainsi que j'ai eu le bonheur de faire réhabiliter la famille Sirven, et c'est dans la même espérance que j'implore V. M. pour Morival, qui vous appartient. Si je ne pouvais obtenir en France la justice que je demanderai, je vous renverrais Morival sur-le-champ, et il se consolera toujours par l'honneur de servir un roi guerrier et philosophe, qui voit tout et qui fait tout par lui-même, et qui n'aurait pas souffert cette détestable boucherie. Je remercie donc V. M. avec la plus grande sensibilité; et si je ne réussis pas dans mon œuvre charitable, je ne serai pas moins reconnaissant de votre extrême bonté.

Agréez, Sire, le profond respect de ce vieux malade qui est à vous comme s'il se portait bien.

<312>P. S. Je retrouve dans ce moment une lettre de Morival; je souligne l'endroit où il m'explique ses vues sur son service. Vous verrez, Sire, que vous n'accorderez pas votre protection à un sujet indigne.

J'oserais vous demander une autre grâce pour lui, en cas qu'il ne pût réussir dans son procès; ce serait de l'envoyer dans l'armée russe, parmi les autres officiers de V. M. Il ne verra rien de si barbare parmi les Turcs que ce qui s'est passé dans Abbeville.

486. A VOLTAIRE.

Potsdam, 29 mars 1774.

Votre éloquence est semblable à celle de ce fameux orateur des Romains, Antoine, qui savait si bien plaider ses causes, même injustes, qu'il les gagnait toutes. Je me sens fort obligé de la haine que vous avez pour moi, et je vous prie de me la continuer, comme la plus grande faveur que vous puissiez me faire. Bientôt vous me persuaderez qu'il fait nuit en plein jour.

Je suppose que Morival doit être à présent à Ferney. Vous entendez mieux les lois françaises que moi, et vous concilierez la présence d'un exilé avec ces mêmes lois qui lui défendent l'entrée de toute province appartenante à cet empire. Vous lui ferez obtenir sa grâce, et une récompense de ce qu'il a eu assez d'esprit pour se dérober au supplice que ce malheureux La Barre a souffert.

Je veux croire qu'il y a des gens sensés, même dans Abbeville, qui condamnent le jugement barbare de leurs juges. Mais que le fanatisme crie que la religion est offensée, vous verrez ces mêmes juges,<313> emportés par la fougue,313-a exercer les mêmes cruautés sur ceux qu'on leur dénoncera.

Vos juges français sont comme les nôtres : lorsque ces derniers ont la fièvre chaude, malheur à la victime qui se présente tandis qu'ils ont le transport au cerveau!

Mais c'est au protecteur des Calas et des Sirven à secourir Morival, et à purger sa nation de la honte que lui impriment d'aussi atroces barbaries que celles d'Abbeville et de Toulouse.

En écrivant, je reçois votre seconde lettre, datée du 11. Elle me trouve sans goutte, et je ne vous suis pas moins obligé du compliment que vous me faites au sujet de ma maladie. Cependant croyez que je suis très-persuadé que le monde est très-bien allé avant mon existence, et qu'il ira de même quand je serai confondu dans les éléments dont je suis composé.313-b Qu'est-ce qu'un homme, un individu, en comparaison de la multitude des êtres qui peuplent ce globe? On trouve des princes et des rois à foison, mais rarement des Virgile et des Voltaire.

Nous connaissons ici le Taureau blanc,313-c mais point le Dialogue du prince Eugène et de Marlborough,313-d dont vous me parlez. On dit que vous en avez fait un dont les interlocuteurs sont la Vierge et la Pompadour.313-e Je trouve la matière abondante, et je vous prie de me l'envoyer. Les ouvrages de votre jeunesse me consolent de mon radotage.

Demeurez jeune longtemps, haïssez-moi encore longtemps, déchirez les pauvres militaires, décriez ceux qui défendent leur patrie, et sachez que cela ne m'empêchera pas de vous aimer. Vale.

<314>

487. DE VOLTAIRE.

Ferney, 26 avril 1774.

Sire, permettez-moi de parler à Votre Majesté de votre jeune officier, à qui vous avez donné la permission de venir chez moi. Je croyais trouver un jeune Français qui aurait encore un petit reste de l'étourderie tant reprochée à notre nation. J'ai trouvé l'homme le plus circonspect et le plus sage, ayant les mœurs les plus douces, et aimant passionnément la profession des armes, à laquelle il s'est voué.

Je ne sais encore s'il réussira dans ce qu'il entreprend; mais il m'a dit vingt fois qu'il ne quitterait jamais votre service, quand même il ferait en France la fortune la plus brillante et la plus solide. Je n'étais pas suffisamment instruit de sa famille et de son étonnante affaire; c'est un bon gentilhomme, fils du premier magistrat de la ville où il est né. J'ai fait venir les pièces de son procès. Je ne sors point de surprise quand je vois quelle a été sa faute, et quelle a été sa condamnation. Il n'est chargé juridiquement que d'avoir passé fort vite, le chapeau sur la tête, à quarante pas d'une procession de capucins, et d'avoir chanté avec quelques autres jeunes gens une chanson grivoise, faite il y a plus de cent ans.

Il est inconcevable que, dans un pays qui se dit policé, et qui prétend avoir quelques citoyens aimables, on ait condamné au supplice des parricides un jeune homme sortant de l'enfance, pour une chose qui n'est pas même une peccadille, et qui n'aurait été punie, ni à Madrid, ni à Rome, de huit jours de prison.

On ne parle encore de cette aventure dans l'Europe qu'avec horreur, et j'en suis aussi frappé que le premier jour. J'aurais conseillé à M. de Morival, votre officier, de ne point s'avilir jusqu'à demander<315> grâce à des barbares en démence, si cette grâce n'était pas nécessaire pour lui faire recueillir un héritage qu'il attend.

Quoi qu'il arrive, il restera chez moi jusqu'à ce que son affaire soit finie ou manquée, et il profitera de la permission que V. M. lui a donnée. Il reviendra à son régiment le plus tôt qu'il pourra, et le jour que vous prescrirez.

Je remercie V. M. d'avoir daigné me l'envoyer. Je me suis attaché à lui de plus en plus, et sa passion de vous servir toujours est une des plus fortes raisons des sentiments que j'ai pour lui. J'ose vous assurer que personne n'est plus digne de votre protection; la pitié que son horrible aventure vous inspire fera la consolation de sa vie, si malheureusement commencée, et qui finira heureusement sous vos ordres. La mienne est accablée des plus grandes infirmités; vos bontés en adoucissent l'amertume, et je la finirai avec des sentiments qui ont toujours été invariables, avec le plus profond respect pour V. M., et, j'ose le dire, avec le plus tendre attachement pour votre personne.

Le vieux malade de Ferney.

488. A VOLTAIRE.

Potsdam, 15 mai 1774.

Morival vous a les plus grandes obligations. Sans le connaître, son innocence seule a plaidé pour lui; et, rougissant de la barbarie des jugements prononcés dans votre patrie contre des légèretés qu'on ne peut qualifier de crimes, vous embrassez généreusement sa défense. C'est se déclarer le protecteur des opprimés et le vengeur des<316> injustices. Cependant, avec toute votre bonne volonté, il sera difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir la grâce de ce jeune homme. Quelques progrès que fasse la philosophie, la stupidité et le faux zèle se maintiennent dans l'Église, et le nom de l'infâme est encore le mot de ralliement de tous les pauvres d'esprit, et de ceux que la fureur du salut de leurs concitoyens possède. Dans un royaume très-chrétien, il faut que les sujets soient très-chrétiens; et on n'en souffrira jamais qui manquent à saluer ou à s'agenouiller devant la pâte que l'on adore comme un Dieu.

Le seul moyen d'obtenir grâce pour Morival est de lui persuader d'aller faire amende honorable à la porte de quelque église, la torche à la main, de se faire fesser par des moines au pied du maître-autel, et, au sortir de là, de se faire moine lui-même. Ni vous, ni lui, ne fléchirez autrement ce clergé qui se dit le ministre du Dieu des vengeances, ni les juges auxquels rien ne coûte tant que de se rétracter.

Cependant l'entreprise vous fera honneur, et la postérité dira qu'un philosophe retiré à Ferney, du fond de sa retraite, a su élever sa voix contre l'iniquité de son siècle, qu'il a fait briller la vérité au pied du trône, et contraint les puissants de la terre à réformer les abus. L'Arétin n'en a jamais fait autant. Continuez à protéger la veuve et l'orphelin, l'innocence opprimée, la nature humaine foulée sous les pieds impérieux de l'arrogance titrée; et soyez persuadé que personne ne vous souhaite plus de prospérités que le Philosophe de Sans-Souci. Vale.

<317>

489. AU MÊME.

Potsdam, 19 juin 1774.

Aucun cheval ne m'a jeté en bas; je ne suis point tombé. Je n'ai point eu l'aventure de votre saint Paul,317-a qui était un détestable cavalier; mais j'ai eu la fièvre avec un fort érésipèle. Cependant je n'ai rien vu d'extraordinaire dans mes rêveries; point de troisième ciel.317-b J'ai encore moins entendu de ces paroles ineffables que la langue des hommes ne saurait rendre.317-c Mon aventure toute commune s'est réduite à un érésipèle, comme tout le monde peut l'avoir.

Le gazetier de Leyde, qui ne m'honore pas de sa faveur, a brodé ce conte à plaisir. Il a l'imagination poétique; il ne tiendrait qu'à lui de faire un poëme épique.

Pour le bon Louis XV,317-d il est allé en poste chez le Père éternel. J'en ai été fâché; c'était un honnête homme, qui n'avait d'autre défaut que celui d'être roi. Son successeur débute avec beaucoup de sagesse, et fait espérer aux Velches un gouvernement heureux. Je voudrais qu'il eût traité la Du Barri plus doucement, par respect pour son bisaïeul.

Si la monacaille influe sur ce jeune homme, les petits-maîtres seront en rosaire, et les initiées de Vénus couvertes d'agnus Dei. Il faudra que quelque évêque s'intéresse pour Morival, et qu'un picpus plaide sa cause. On prétend qu'un orage se forme, et menace les philosophes. J'attends tranquillement dans mon petit coin les nouveautés et les événements que ce nouveau règne va produire, disposé à admirer tout ce qui sera admirable, et à faire mes réflexions sur ce<318> qui ne le sera pas, ne inintéressant qu'au sort des philosophes, et principalement à celui du Patriarche de Ferney, dont le Philosophe de Sans-Souci a été, est, et sera le sincère admirateur. Vale.

490. DE VOLTAIRE.

(Ferney) juillet 1774.

Sire, il est vrai que les gobe-Dieu pourront bien avoir du crédit en France; peut-être même l'aimable fille318-a de celle que vous appelez la dévote318-b pourra contribuer plus que personne à affermir ce crédit si dangereux. Je n'ai pas assez exalté ce qui me reste d'âme pour lire couramment dans l'avenir; mais je crains tout. Les vieillards sont timides; il n'y aura que vous qui augmenterez de courage quand vous deviendrez vieux; mais aussi n'êtes-vous pas fait comme les autres hommes.

Celui dont V. M. veut bien me parler avait, comme vous dites très-bien, le défaut d'être roi. Il était, ainsi que tant d'autres, peu fait pour sa place, indifférent à tout, mais se piquant aisément dans les petites choses qui lui étaient personnelles; il ne m'avait jamais pu pardonner de l'avoir quitté pour un autre qui était véritablement roi; et moi, je n'avais pu imaginer qu'il s'embarrassât si j'étais ou non sur la liste de ses domestiques. Je respecte sa mémoire, et je vous souhaite une vie qui soit juste le double de la sienne.

Si on fait à Morival la moindre difficulté, je le renverrai sur-le-<319>champ à V. M.; nos sous-tyrans velches étaient des monstres bien absurdes. Ce jeune homme, condamné à avoir le poing coupé, la langue arrachée, à être roué, à être jeté dans les flammes, comme s'il avait commis une douzaine de parricides, est le jeune homme le plus sage, le plus circonspect que j'aie jamais vu; il n'a d'un jeune officier que la bravoure. Son éducation avait été très-négligée, comme elle l'est dans toutes les petites villes de France; il apprend chez moi la géométrie, les fortifications, le dessin, sous un très-bon maître; et je réponds à V. M. qu'à son retour il sera en état de vous rendre de vrais services, et qu'il sera très-digne de votre protection dans ce diable de grand art de Lucifer, dont vous êtes le plus grand maître.

J'attends l'occasion de demander pour lui ce que l'humanité, la justice et la raison lui doivent; son père est gentilhomme, et président d'une sotte ville; son oncle est chevalier de Malte; son frère a sollicité la place de bailli de la noblesse; et aucun d'eux n'a osé parler pour lui.

Daignez voir, Sire, si vous voudrez bien protéger, sans vous compromettre, ce brave et vertueux officier, qui vous appartient; voulez-vous m'autoriser à dire qu'il est sous votre protection, et qu'on vous fera plaisir en le favorisant? Il me semble que cette tournure peut lui faire un grand bien sans exposer V. M. au moindre dégoût.

J'avoue que si j'étais à la place de Morival, je me garderais bien de rien demander à des Velches; mais il y est forcé, il ne doit pas abandonner ses héritages. Je supplie V. M. de me pardonner une importunité dont vous approuvez les motifs.

Je me mets à vos pieds avec le respect, l'attachement et les regrets qui me suivront au tombeau.

<320>

491. A VOLTAIRE.

Potsdam, 30 juillet 1774.

Je ne me hasarde pas encore à porter mon jugement sur Louis XVI; il faut avoir le temps de recueillir une suite de ses actions; il faut suivre ses démarches, et cela, pendant quelques années. En se précipitant, en décidant à la hâte, on se trompe.

Vous qui avez des liaisons en France, vous pouvez savoir, sur le sujet de la cour, des anecdotes que j'ignore. Si le parti de l'infâme l'emporte sur celui de la philosophie, je plains les pauvres Velches; ils risqueront d'être gouvernés par quelque cafard en froc ou en soutane, qui leur donnera la discipline d'une main, et les frappera du crucifix de l'autre. Si cela arrive, adieu les beaux-arts et les hautes sciences; la rouille de la superstition achèvera de perdre un peuple d'ailleurs aimable, et né pour la société.

Mais il n'est pas sûr que cette triste folie religieuse secoue ses grelots sur le trône des Capets.

Laissez en paix les mânes de Louis XV. Il vous a exilé de son royaume, il m'a fait une guerre injuste; il est permis d'être sensible aux torts qu'on ressent, mais il faut savoir pardonner. La passion sombre et atrabilaire de la vengeance n'est pas convenable à des hommes qui n'ont qu'un moment d'existence. Nous devons réciproquement oublier nos sottises, et nous borner à jouir du bonheur que notre nature comporte.

Je contribuerai volontiers au bonheur du pauvre Morival, si je le puis. Corriger les injustices et faire le bien sont les inclinations que tout honnête homme doit avoir dans le cœur. Cependant ne comptez que zéro le crédit que je puis avoir en France; je n'y connais personne. J'ai vu M. de Vergennes il y a vingt ans, comme il passait pour aller en Pologne, et ce n'en est pas assez pour s'assurer de son<321> appui. Enfin, vous en userez dans cette affaire comme vous le trouverez convenable au bien du jeune homme.

J'ai vu jouer Aufresne sur notre théâtre. Il a joué les rôles de Coucy et de Mithridate.321-a On m'a dit qu'il avait été à Ferney; aussitôt je l'ai fait venir pour l'interroger sur votre sujet; il m'a dit qu'il vous avait trouvé alité et urinant du sang. Ces paroles m'ont saisi; mais il ajouta que vous aviez déclamé quelques rôles avec lui, et je me suis rassuré.

Tant que vous fulminerez avec tant de force contre cet art que vous appelez infernal, vous vivrez; et je ne croirai votre fin prochaine que lorsque vous ne direz plus d'injures aux vengeurs de l'État, à des héros qui risquent leur santé, leurs membres et leur vie, pour conserver celle de leurs concitoyens. Puisque nous vous perdrions, si vous ne lâchiez de ces sarcasmes contre les guerriers, je vous accorde le privilége exclusif de vous égayer sur leur compte. Mais représentez-vous l'ennemi prêt à pénétrer aux environs de Ferney; ne regarderiez-vous pas comme votre dieu-sauveur le brave qui défendrait vos possessions, et qui écarterait cet ennemi de vos frontières?

Je prévois votre réponse. Vous avancerez qu'il est juste de se défendre, mais qu'il ne faut attaquer personne. Exceptez donc les exécuteurs des volontés des princes de ce que peuvent avoir d'odieux les ordres que leurs souverains leur donnent. Si Turenne et Lou-vois ont mis le Palatinat en cendres, si le maréchal de Belle-Isle osa proposer de faire un désert de la Hesse,321-b ces sortes de conseils sont l'opprobre éternel de la nation française, qui, quoique très-polie, s'est quelquefois emportée à des atrocités dignes des nations les plus barbares.

<322>Observez cependant que Louis XV rejeta la proposition du maréchal de Belle-Isle, et qu'en cela il se montra supérieur à Louis XIV.

Mais je ne sais où je m'égare. Est-ce à moi à suggérer des réflexions à ce philosophe solitaire qui, de son cabinet, fournit toute l'Europe de réflexions? Je vous abandonne à toutes celles que vous fournira votre esprit inépuisable. Il vous dira sans doute qu'autant vaut-il déclamer contre la neige et la grêle que contre la guerre; que ce sont des maux nécessaires; et qu'il n'est pas digne d'un philosophe d'entreprendre des choses inutiles.

On demande d'un médecin qu'il guérisse la fièvre, et non qu'il fasse une satire contre elle. Avez-vous des remèdes, donnez-les-nous; n'en avez-vous point, compatissez à nos maux. Disons comme l'ange Ituriel : Si tout n'est pas bien dans ce monde, tout est passable;322-a et c'est à nous de nous contenter de notre sort.

En attendant, vos héros russes entassent victoires sur victoires, sur les bords du Danube, pour fléchir l'indocilité du sultan. Ils lisent vos libelles,322-b et vont se battre. Et votre impératrice, comme vous l'appelez, a fait passer une nouvelle flotte dans la Méditerranée; et, tandis que vous décriez cet art que vous nommez infernal dans vos ouvrages, vingt de vos lettres m'encouragent à me mêler des troubles de l'Orient. Conciliez, si vous pouvez, ces contraires, et ayez la bonté de m'en envoyer la concordance.

Nous avons reçu ici les vers d'un soi-disant Russe à Ninon de l'Enclos,322-c Pégase et le Vieillard,322-d et nous attendons Louis XV aux champs Élysées.322-e Tout cela vient de la fabrique du Patriarche de Ferney,<323> auquel le Philosophe de Sans-Souci souhaite une longue vie, gaîté et contentement. Vale.

492. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 16 août 1774.

Sire, j'ai enfin proposé au chancelier de France de faire pour votre officier ce qu'il pourrait; je lui ai mandé que V. M. daignait s'intéresser à ce jeune homme, qui mérite en effet votre protection par son extrême sagesse et par son application continuelle à tous les devoirs de son état, et surtout par la résolution inébranlable de vous servir toute sa vie.

Peut-être les formalités, qui semblent inventées pour retarder les affaires, pourront retenir Morival chez moi encore quelque temps; mais il se rendra à Wésel au moment que V. M. l'ordonnera.

Vraiment, Sire, je suis et j'ai toujours été de votre avis; vous me dites dans votre lettre du 30 juillet : « Représentez-vous l'ennemi prêt à pénétrer aux environs de Ferney; ne regarderiez-vous pas comme votre sauveur le brave qui défendrait vos possessions? »

J'ai dit en médiocres vers, dans la Tactique, ce que vous dites en très-bonne prose :

Eh quoi! vous vous plaignez qu'on cherche à vous défendre?
Seriez-vous bien content qu'un Goth vint mettre en cendre
Vos arbres, vos moissons, vos granges, vos châteaux?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
Il est, n'en doutez point, des guerres légitimes, etc.323-a

<324>Vous voyez, Sire, que je pensais absolument comme certain héros du siècle. Madame Deshoulières a dit :

Faute de s'approcher et faute de s'entendre,
On est souvent brouillé pour rien.

D'ailleurs les pensées d'un pauvre philosophe enterré au pied des Alpes ne sont pas comme les pensées des maîtres de la terre. Ces philosophes, vrais ou prétendus, sont sans conséquence; mais vous autres héros et souverains, quand vous avez mis quelque grande idée dans votre cervelle, la destinée des hommes en dépend.

Que je gémisse ou non de voir la patrie d'Homère en proie à des Turcs venus des bords de la mer d'Hyrcanie, que je vous prie d'avoir la bonté de les chasser et de mettre des Alcibiades en leur place, il n'en sera ni plus ni moins, et les Turcs n'en sauront rien. Mais qu'il vous prenne envie d'étendre votre puissance vers l'orient ou vers l'occident, alors la chose devient sérieuse, et malheur à qui s'y opposerait!

L'Épître à Ninon est réellement du comte de Schuwaloff, neveu du Schuwaloff dernier amant de l'impératrice Élisabeth; ce neveu a été élevé à Paris, et a d'ailleurs beaucoup d'esprit et beaucoup de goût. On ne s'attendait pas, il y a cinquante ans, qu'un jour un Russe ferait si bien des vers français; mais il a été prévenu par un roi du Nord qui lui a donné de grands exemples. Je ne connais point la satire intitulée Louis XV aux champs Élysées, et je ne crois pas qu'elle existe. Il paraît un recueil des lettres du feu mylord Chesterfield à un fils bâtard qu'il aimait comme madame de Sévigné aimait sa fille. Il est très-souvent parlé de vous dans ces lettres; on vous y rend toute la justice que la postérité vous rendra.324-a

<325>Le suffrage du lord Chesterfield a un très-grand poids, non seulement parce qu'il était d'une nation qui ne songe guère à flatter les rois, mais parce que de tous les Anglais c'est peut-être celui qui a écrit avec le plus de grâce. Son admiration pour vous ne peut être suspecte; il ne se doutait pas que ses lettres seraient imprimées après sa mort et après celle de son bâtard. On les traduit en français en Hollande; ainsi V. M. les verra bientôt. Elle lira le seul Anglais qui ait jamais recommandé l'art de plaire comme le premier devoir de la vie.

Je me souviens toujours que ma plus grande passion a été de vous plaire; elle est actuellement de ne vous pas déplaire. Tout s'affaiblit avec l'âge; plus on sent sa misère, plus on est modeste.

Votre vieux admirateur.

493. A VOLTAIRE.

Potsdam, 19 septembre 1774.325-a

Le chancelier de France est culbuté, à ce que disent les nouvelles publiques; il faudra recourir à un autre protecteur, si vous voulez servir Morival. On dit que l'ancien parlement va revenir; mais je ne me mêle pas des parlements, et je m'en repose sur la prudence du seizième des Louis, qui saura mieux que moi ce qu'un Louis doit faire.

Je rends justice à vos beaux vers sur la Tactique, comme aux injures élégantes qui, selon vous, sont des louanges. Et quant à ce que vous ajoutez sur la guerre, je vous assure que personne n'en veut en<326> Europe, et que si vous pouviez vous en rapporter au témoignage de votre impératrice de Russie, comme à celui de l'Impératrice-Reine, elles attesteraient toutes deux que sans moi il y aurait eu un embrasement général en Europe, et même deux. J'ai fait l'office de capucin, j'ai éteint les flammes.

En voilà assez pour les affaires de Pologne; je pourrais plaider cette cause devant tous les tribunaux de la terre, assuré de la gagner. Cependant je garde le silence sur des événements si récents, dont il y aurait de l'indiscrétion à parler.

Votre lettre m'est parvenue à mon retour de la Silésie, où j'ai vu le comte Hoditz, auparavant si gai, à présent triste et mélancolique. Il ne peut pardonner à la nature les infirmités qui l'incommodent, et qui sont une suite de l'âge. Je lui ai adressé cette Épître,326-a sur laquelle vous jetterez un coup d'œil, si vous le voulez. Elle ne vaut pas celle de Ninon; mais je soupçonne fort que le rabot de Voltaire a passé sur cette dernière. J'ai vu beaucoup de Russes, mais aucun qui s'expliquât aussi bien, ou qui eût ce tour de gaîté dont cette Épître est animée.

Vous vous contentez, dites-vous, qu'on ne vous haïsse point; et je ne saurais m'empêcher de vous aimer, malgré vos petites infidélités. Après votre mort, personne ne vous remplacera; c'en sera fait en France de la belle littérature. Ma dernière passion sera celle des lettres; je vois avec douleur leur dépérissement, soit faute de génie, ou corruption de goût qui paraît gagner le dessus. Dans quelques siècles d'ici on traduira les bons auteurs du temps de Louis XIV, comme on traduit ceux du temps de Périclès et d'Auguste. Je me trouve heureux d'être venu au monde dans un temps où j'ai pu jouir des derniers auteurs qui ont rendu ce beau siècle si fameux. Ceux qui viendront après nous naîtront avec moins d'enthousiasme pour les chefs-d'œuvre de l'esprit humain, parce que le temps de l'effer<327>vescence est passé; il se borne aux premiers progrès, qui sont suivis de la satiété et du goût des nouveautés bonnes ou mauvaises.

Vivez donc autant que cela sera possible, et soutenez sur vos épaules voûtées, comme un autre Atlas, l'honneur des lettres et de l'esprit humain. Ce sont les vœux que le Philosophe de Sans-Souci fait pour le Patriarche de Ferney.

494. AU MÊME.

Potsdam, 8 octobre 1774.

Les négociations de la paix de Westphalie n'ont pas coûté plus de peine à Claude d'Avaux, comte de Mesme, et au fameux Oxenstjerna, qu'il ne vous en coûte à solliciter la grâce de Jacques-Marie Bertrand d'Étallonde à la cour de France. Votre négociation éprouve tous les contre-temps possibles. Voilà un chancelier sans chancellerie qui vous devient inutile, un nouveau venu que peut-être vous ne connaissez pas, et qu'il faudra prévenir par quelques vers flatteurs avant d'entamer l'affaire de Jacques-Marie, enfin un témoignage que vous me demandez, et qui n'est pas selon le style de la chancellerie.

On prétend qu'un attestat de l'officier général dans le régiment où il sert est suffisant, et que les princes ne doivent pas s'abaisser à demander grâce à d'autres princes pour ceux qui les servent, ou il faut en faire une affaire ministérielle. Voilà ce qu'on dit.

Pour moi, qui ne suis exercé ni en style de chancellerie, ni profondément instruit du puntiglio,327-a je me bornerai à envoyer le témoignage du général à M. d'Alembert, et je ferai écrire à mon ministre<328> à Paris qu'il dise un mot en faveur du jeune homme au nouveau chancelier.

Si les anciens usages barbares prévalent contre les bonnes intentions de Marie-François Arouet de Voltaire et de son associé M. de Sans-Souci, il faudra s'en consoler, car ce n'est pas une raison pour que nous déclarions la guerre à la France. Le proverbe dit : Il faut vivre et laisser vivre. C'est ainsi que pense votre impératrice; elle se contente d'avoir humilié la Porte; elle est trop grande pour écraser ses ennemis. La Grèce deviendra ce qu'elle pourra; les anciens Grecs sont ressuscités en France. Vous tirez votre origine de la colonie de Marseille; cette nouvelle patrie des arts nous dédommage de celle qui n'existe plus.

Le destin des choses humaines est de changer : la Grèce et l'Égypte sont barbares à leur tour; mais la France, l'Angleterre, et l'Allemagne, qui commence à s'éclairer, nous dédommagent bien du Péloponnèse. Les marais de Rome ont inondé les jardins de Lucullus; peut-être que dans quelques siècles d'ici il faudra puiser les belles connaissances chez les Russes. Tout est possible, et ce qui n'est pas peut arriver ensuite.

Vous n'avez donc point fait Louis XV aux champs Élysées? Cela m'a encouragé à traiter ce sujet dans le goût de Lucien. Vous trouverez peut-être que j'abuse de mon loisir; mais cela m'amuse, et ne fait de mal à personne. Voici la pièce; peut-être en rirez-vous.328-a

Je fais des vœux pour que l'Être des êtres prolonge les jours de votre âme charitable; qu'il vous conserve longtemps pour la consolation des malheureux, et pour la satisfaction de l'humble philosophe de Sans-Souci. Vale.

<329>

495. AU MÊME.

Potsdam, 20 octobre 1774.329-a

L'art de vous autres grands poëtes
Rehausse les petits objets :
De secs et décharnés squelettes,
Maniés par vos mains adraites,
Deviennent charnus et replets.
Voltaire et sa grâce efficace
M'égaleront avec Horace,
Si son génie en fait les frais.

Mais un vieux rimailleur tudesque,
Qui, dans l'école soldatesque
Nourri depuis ses jeunes ans,
A passé chez les vétérans,
Sans se guinder avec Racine
Au haut de la double colline,
Ne doit qu'arpenter ses vieux camps.

Suffit que le ciel m'ait fait naître
Dans cet âge où j'ai pu connaître
Tant de chefs-d'oeuvres immortels
Auxquels vous avez donné l'être,
Qui mériteraient des autels,
Si dans ce temps de petitesse
On pensait comme à Rome, en Grèce,
Où tout respirait la grandeur.

Mais notre siècle dégénère;
Les lettres sont sans protecteur.
Quand on aura perdu Voltaire,
Adieu beaux-arts, sacré vallon!
Et vous, Virgile et Cicéron,
Vous irez avec lui sous terre.

<330>Vous avez parlé de l'art des rois, et vous avez équitablement jugé les morts. Pour les vivants, cela est plus difficile, parce que tout ne se sait pas, et une seule circonstance connue oblige quelquefois d'applaudir à ce qu'on avait condamné auparavant. On a condamné Louis XIV de son vivant, de ce qu'il avait entrepris la guerre de la succession; à présent on lui rend justice, et tout juge impartial doit avouer que c'aurait été lâcheté de sa part de ne pas accepter le testament du roi d'Espagne. Tout homme fait des fautes, et par conséquent les princes. Mais le vrai sage des stoïciens et le prince parfait n'ont jamais existé, et n'existeront jamais.

Les princes comme Charles le Téméraire, Louis XI, Alexandre VI, Louis Sforce, sont les fléaux de leurs peuples et de l'humanité; ces sortes de princes n'existent pas actuellement dans notre Europe. Nous avons deux rois fous à lier, nombre de souverains faibles, mais non pas des monstres comme aux quatorzième et quinzième siècles. La faiblesse est un défaut incorrigible; il faut s'en prendre à la nature, et non pas à la personne. Je conviens qu'on fait du mal par faiblesse; mais dans tout pays où la succession au trône est établie, c'est une suite nécessaire qu'il y ait de ces sortes d'êtres à la tête des nations, parce qu'aucune famille quelconque n'a fourni une suite non interrompue de grands hommes. Croyez que tous les établissements humains ne parviendront jamais à la perfection. Il faut se contenter de l'a peu près, et ne pas déclamer violemment contre les abus irrémédiables.

Je viens à présent à votre Morival. J'ai chargé le ministre que j'ai en France d'intercéder pour lui, sans trop compter sur le crédit que je puis avoir à cette cour. Des attestations de la vie d'un suppliant se produisent dans des causes judiciaires; elles seraient déplacées dans des négociations, où l'on suppose toujours, comme de raison, que le souverain qui fait agir son ministre n'emploierait pas son intercession pour un misérable. Cependant, pour vous complaire, j'ai envoyé un <331>petit attestat, signé par le commandant de Wésel, à d'Alembert, qui en pourra faire un usage convenable.

Pour votre pouls intermittent, il ne m'étonne pas : à la suite d'une longue vie, les veines commencent à s'ossifier, et il faut du temps pour que cela gagne la veine cave; ce qui nous donne encore quelques années de répit. Vous vivrez encore, et peut-être m'enterrerez-vous. Des corps qui, comme le mien, ont été abîmés par des fatigues, ne résistent pas aussi longtemps que ceux qui, par une vie réglée, ont été ménagés et conservés. C'est le moindre de mes embarras, car, dès que le mouvement de la machine s'arrête, il est égal d'avoir vécu six siècles ou six jours.331-a Il est plus important d'avoir bien vécu, et de n'avoir aucun reproche considérable à se faire.

Voilà ma confession; et je me flatte que le Patriarche de Ferney me donnera l'absolution in articulo mortis. Je lui souhaite longue vie, santé et prospérité, et, pour mon agrément, que sa veine demeure intarissable. Vale.

496. DE VOLTAIRE.

Ferney, 17 novembre 1774.

Sire, quelques petits avant-coureurs que la nature envoie quelquefois aux gens de quatre-vingt et un ans ne m'ont pas permis de vous remercier plus tôt d'une lettre charmante, remplie des plus jolis vers<332> que vous ayez jamais faits; ni roi, ni homme ne vous ressemble; je ne suis pas assurément en état de vous rendre vers pour vers.

Muses, que je me sens confondre!
Vous daignez encor m'inspirer
L'esprit qu'il faut pour l'admirer,
Mais non celui de lui répondre.

Je puis du moins répondre à V. M. que mon cœur est pénétré des bontés que vous daignez témoigner pour ce pauvre Morival. Je voudrais qu'il pût, au milieu de nos neiges, lever le plan du pays que vous lui avez permis d'habiter; V. M. verrait combien il s'est formé, en très-peu de temps, dans un art nécessaire aux bons officiers, et très-rare, dont il n'avait pas la plus légère connaissance; vous serez touché de sa reconnaissance, et du zèle avec lequel il consacre ses jours à votre service. Son extrême sagesse m'étonne toujours; on a dessein de faire revoir son procès, qu'on ne lui a fait que par contumace. Ce parti me paraît plus convenable et plus noble que celui de demander grâce; car enfin grâce suppose crime, et assurément il n'est point criminel, on n'a rien prouvé contre lui. Cela demandera un peu de temps, et il se peut très-bien que je meure avant que l'affaire soit finie; mais j'ai légué cet infortuné à M. d'Alembert, qui réussira mieux que je n'aurais pu faire.

J'ose croire qu'il ne serait peut-être pas de votre dignité qu'un de vos officiers restât avec le désagrément d'une condamnation qui a toujours dans le public quelque chose d'humiliant, quelque injuste qu'elle puisse être. En vérité, c'est une de vos belles actions de protéger un jeune homme si estimable et si infortuné; vous secourrez à la fois l'innocence et la raison; vous apprendrez aux Velches à détester le fanatisme, comme vous leur avez appris le métier de la guerre, supposé qu'ils l'aient appris. Vous avez toutes les sortes de gloire; c'en est une bien grande de protéger l'innocence à trois cents lieues de chez soi.

<333>Daignez agréer, Sire, le respect, la reconnaissance, l'attachement d'un vieillard qui mourra avec ces sentiments.

497. A VOLTAIRE.

Potsdam, 18 novembre 1774.

Ne me parlez point de l'Élysée. Puisque Louis XV y est, qu'il y demeure. Vous n'y trouveriez que des jaloux : Homère, Virgile, Sophocle, Euripide, Thucydide, Démosthène et Cicéron, tous ces gens ne vous verraient arriver qu'à contre-cœur; au lieu que, en restant chez nous, vous pouvez conserver une place que personne ne vous dispute, et qui vous est due à bon droit. Un homme qui s'est rendu immortel n'est plus assujetti à la condition du reste des hommes; ainsi vous vous êtes acquis un privilége exclusif.

Cependant, comme je vous vois fort occupé du sort de ce pauvre d'Étallonde, je vous envoie une lettre de Paris qui donne quelque espérance. Vous y verrez les termes dans lesquels le garde des sceaux s'exprime, et vous verrez en même temps que M. de Vergennes se prête à la justification de l'innocence. Cette affaire sera suivie par M. de Goltz; j'espère à présent que ce ne sera pas en vain, et que Voltaire, le promoteur de cette œuvre pie, en recevra les remercîments de d'Étallonde et les miens.

Si je ne vous croyais pas immortel, je consentirais volontiers à ce que d'Étallonde restât jusqu'à la fin de son affaire chez votre nièce; mais j'espère que ce sera vous qui le congédierez.

Votre lettre m'a affligé. Je ne saurais m'accoutumer à vous perdre tout à fait, et il me semble qu'il manquerait quelque chose à notre Europe, si elle était privée de Voltaire.

<334>Que votre pouls inégal ne vous inquiète pas; j'en ai parlé à un fameux médecin anglais334-a qui se trouve actuellement ici; il traite la chose de bagatelle, et dit que vous pouvez vivre encore longtemps. Comme mes vœux s'accordent avec ses décisions, vous voulez bien ne pas m'ôter l'espérance, qui était le dernier ingrédient de la boîte de Pandore.

C'est dans ces sentiments que le Philosophe de Sans-Souci fait mille vœux à Apollon, comme à son fils Esculape, pour la conservation du Patriarche de Ferney.

498. DE VOLTAIRE.

Ferney, 7 décembre 1774.

Sire, vous faites une action bien digne de vous en daignant protéger votre officier d'Étallonde. J'ose toujours assurer V. M. qu'il en est bien digne : son éducation avait été très-négligée par son père, sot et dur président de province, qui destinait son fils à être prêtre; il ne savait pas seulement l'arithmétique quand il est venu chez moi; il est consommé actuellement dans la géométrie pratique et dans les fortifications.

Je prends la liberté d'envoyer à V. M. par les chariots de poste, dans une longue boîte de fer-blanc, les plans qu'il vient de dessiner de tout le pays qui est entre les Alpes et le mont Jura, le long du lac de Genève. J'y joins même un plan des jardins de Ferney, qui ne sert qu'à montrer avec quelle facilité et quelle propreté surprenante il dessine. J'ose vous répondre qu'il sera un des meilleurs ingénieurs<335> de vos armées. Il ne respire qu'après le bonheur de vivre et de mourir à votre service. Il n'a et n'aura jamais d'autre patrie que vos États, et d'autre maître que vous. Il vous regarde avec raison comme son bienfaiteur, et, j'ose le dire, comme son père.

Il écrit aujourd'hui à votre ambassadeur; mais il attend les pièces de son abominable procès, sans lesquelles on ne peut rien faire; il est moins instruit que personne de tout ce qui s'est fait pendant son absence, car il partit dès le premier moment que l'affaire commença à éclater. Tout ce qu'il sait, c'est qu'elle fut l'effet d'une tracasserie de province et d'une inimitié de famille. Un de ses infâmes juges, qui mourut il y a deux ans, se fit traîner avant sa mort chez un vieux gentilhomme, oncle de d'Étallonde et chevalier de Saint-Louis; il lui demanda publiquement pardon de son exécrable injustice; mais son repentir ne nous suffit pas, il nous faut les pièces du procès. Nous les attendons depuis quatre mois. Rien n'est si aisé que d'être condamné à mort, et rien de si difficile que de connaître seulement pourquoi on a été condamné. Telle est notre jurisprudence barbare. Ce procès est plus odieux encore que celui des Calas.

Vous souvenez-vous, Sire, d'une petite pièce charmante que vous daignâtes m'envoyer, il y a plus de quinze ans, dans laquelle vous peigniez si bien

Ce peuple sot et volage,
Aussi vaillant au pillage
Que lâche dans les combats?335-a

Vous savez que ce peuple de Velches a maintenant pour son Végèce un de vos officiers subalternes,335-b dont on dit que vous faisiez peu de cas, et qui change toute la tactique en France, de sorte que l'on<336> ne sait plus où l'on en est. L'Europe n'est plus au temps des Condé et des Turenne, mais elle est au temps des Frédéric. Si jamais, par hasard, vous assiégiez Abbeville, je vous réponds que d'Étallonde vous servirait bien.

Ma santé décline furieusement; j'ai grand' peur de ne pas vivre assez longtemps pour voir finir son affaire. Mais elle finira bien sans moi; votre nom suffira; il ne me restera d'autre regret que de ne pas mourir auprès de V. M.

Je me mets à vos pieds avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance.

499. A VOLTAIRE.

Potsdam, 10 décembre 1774.

Non, vous ne mourrez pas de sitôt; vous prenez les suites de l'âge pour des avant-coureurs de la mort. Cette mort viendra à la fin; mais ce feu divin que Prométhée déroba aux cieux, et qui vous remplit, vous soutiendra et vous conservera encore longtemps.

« Il faut, monseigneur, que vos sermons baissent (disait Gil Blas à l'archevêque de Tolède) pour qu'on présage votre décadence. »336-a Jusqu'à présent vos sermons ne baissent pas. Récemment j'en ai lu deux, l'un à l'évêque de Senez,336-b l'autre à l'abbé Sabatier,336-c qui marquaient de la vigueur et de la force d'esprit. Cet esprit tient au genre ner<337>veux et à la finesse des sucs qui se distillent et se préparent pour le cerveau. Tant que cette élaboration se fait bien, la machine ne menace pas ruine.

Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de Morival. J'aurais sans doute dû penser plus tôt à lui, mais la multitude et la diversité des affaires m'en ont empêché. Je vous ai de l'obligation de m'en avoir fait souvenir. Peut-être ce délai de dix ans ne nuira pas à nos sollicitations; nous trouverons les esprits moins échauffés, par conséquent plus raisonnables. Peut-être alors y aura-t-il de bonnes âmes qui rougiront de cet exemple de barbarie au dix-huitième siècle, et qui tâcheront d'effacer cette flétrissure, en faisant dépersécuter le compagnon du malheureux La Barre.

Vous serez l'auteur de cette bonne action. Je m'associerai toujours de grand cœur à ceux qui me fourniront l'occasion de soutenir l'innocence, et de délivrer les opprimés. C'est un devoir de tout souverain d'en user ainsi chez lui; et, selon les cas, il peut en user quelquefois de même en d'autres pays, surtout s'il mesure ses démarches selon les règles de la prudence.

Le crime d'avoir brisé un crucifix et d'avoir chanté des chansons libertines ne perdrait pas de réputation chez des hérétiques comme nous un officier, si d'ailleurs il a du mérite. Les sentences du parlement ne pourraient lui nuire non plus, car c'est le véritable crime qui diffame, et non pas la punition, lorsqu'elle est injuste. Il faudra voir si le vieux parlement réhabilité voudra obtempérer aux insinuations de M. de Vergennes.

Ce ministre, qui a résidé longtemps en pays étranger, a entendu le cri public de l'Europe à l'occasion de ce massacre de La Barre; il en a honte, et il tâchera de réparer en cette affaire ce qui est réparable. Mais le parlement peut-être ne sera pas docile; ainsi je ne réponds encore de rien.

Prenez bien soin de votre santé pendant le froid rigoureux qui<338> commence à se faire sentir, et comptez que le Philosophe de Sans-Souci s'intéresse plus que personne à la conservation du Patriarche de Ferney. Vale.

500. DE VOLTAIRE.

Ferney, 13 décembre 1774.

Sire, pendant que votre officier de Ferney dessine des montagnes et fait des plans de fortifications, le vieillard de Ferney se jette à vos pieds, et envoie à V. M. les charges énoncées contre cet officier dans le procès criminel aussi absurde qu'exécrable intenté contre lui. Ce procès est beaucoup plus atroce que celui des Calas, et rend la nation plus odieuse; car du moins les infâmes juges des Calas pouvaient dire qu'ils s'étaient trompés, et qu'ils avaient cru venger la nature; mais les singes en robes noires qui ont osé juger d'Étallonde sans l'entendre, et même sans entendre le procès, n'ont voulu venger que la plus sotte des superstitions, et se sont conduits contre les lois aussi bien que contre le sens commun.

Ce mot de religion, dont on s'est servi pour condamner l'innocence au plus horrible supplice, faisait une grande impression sur l'esprit du feu roi de France; il croyait s'attacher le clergé par ce seul mot; et même à la mort du Dauphin, son fils, il écrivit ou on lui fit écrire une lettre circulaire dans laquelle il disait qu'il n'aimait son fils que parce qu'il avait beaucoup de religion. Voilà ce qui a causé la mort du chevalier de La Barre et la condamnation de votre officier d'Étallonde. Il est à vous pour jamais, et soyez très-sûr qu'il est digne de vous appartenir.

<339>Je ne doute pas que votre ambassadeur à Paris ne continue à le recommander fortement, et je vous demande en grâce d'échauffer son zèle sur cette affaire quand vous lui écrirez. On vous respecte, on ménagera un militaire qui vous appartient, et qui n'a de roi que vous.

Je ne crois pas qu'on soit fort de vos amis, mais on peut présumer qu'on aura un jour besoin d'en être, et enfin je ne connais point de pays au monde où votre nom ne soit très-puissant. Il m'est sacré; je mourrai en le prononçant.

J'ose me flatter que V. M. voudra bien me laisser d'Étallonde Morival jusqu'à ce que le respect qu'on vous doit termine heureusement cette affaire affreuse.

501. A VOLTAIRE.

Berlin, 28 décembre 1774.339-a

Non, vous ne mourrez point; je n'y puis consentir.339-b

Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de d'Étallonde; mais je ne garantirai pas qu'ils le jugent.339-c Si cependant cet ancien parlement ne veut pas déshonorer son rétablissement, il doit prononcer en faveur de l'innocence, et d'Étallonde vous aura la double obligation d'avoir rétabli sa mémoire, sa fortune, et de lui avoir fourni, <340>par le moyen de l'instruction, de quoi former et perfectionner ses talents.

Je vous remercie des dessins que vous m'envoyez, surtout de celui de votre jardin, pour me faire une idée des lieux que votre beau génie rend célèbres, et que vous habitez.

Vous me parlez d'un jeune homme qui a été page chez moi, qui a quitté le service pour aller en France, où, pour trouver protection, il a épousé, je crois, une parente de la Du Barri. Si Louis XV n'était pas mort, il aurait joué un rôle subalterne dans ce royaume; mais actuellement il a beaucoup perdu; il est fort éventé, et je doute qu'il se soutienne à la longue. Avec une bonne dose d'effronterie, il s'est annoncé comme homme à talents; on l'en a cru d'abord sur sa parole. Il lui faut une quinzaine de printemps pour qu'il parvienne à maturité; il se peut alors qu'il devienne quelque chose.

Les siècles où les nations produisent des Turenne, des Condé, des Colbert, des Bossuet, des Bayle, et des Corneille, ne se suivent pas de proche en proche : tels furent ceux des Périclès, des Cicéron, des Louis XIV. Il faut que tout prépare les esprits à cette effervescence. Il semble que ce soit un effort de la nature, qui se repose après avoir prodigué tout à la fois sa fécondité et son abondance. Point de souverain qui puisse contribuer à l'avénement d'une époque aussi brillante. Il faut que la nature place les génies de telle sorte, que ceux qui les ont reçus puissent les employer dans la place qu'ils auront à occuper dans le monde. Et souvent les génies déplacés sont comme des semences étouffées qui ne produisent rien.

Dans tout pays où le culte de Plutus l'emporte sur celui de Minerve, il faut s'attendre à trouver des bourses enflées et des têtes vides. L'honnête médiocrité convient le mieux aux États; les richesses y portent la mollesse et la corruption : non pas qu'une république comme celle de Sparte puisse subsister de nos jours; mais, en prenant un juste milieu entre le besoin et le superflu, le caractère na<341>tional conserve quelque chose de plus mâle, de plus propre à l'application, au travail, et à tout ce qui élève l'âme. Les grands biens font ou des ladres, ou des prodigues.

Vous me comparerez peut-être au renard de La Fontaine, qui trouvait trop aigres les raisins auxquels il ne pouvait atteindre. Non, ce n'est pas cela, mais341-a des réflexions que la connaissance de l'histoire et ma propre expérience me fournissent. Vous m'objecterez que les Anglais sont opulents, et qu'ils ont produit de grands hommes. J'en conviens; mais les insulaires ont en général un autre caractère que ceux du continent; et les mœurs anglaises sont moins molles que celles des autres Européens. Leur genre de gouvernement diffère encore du nôtre; et tout cela, joint ensemble, forme d'autres combinaisons; sans mettre en considération que ce peuple, étant marin par état, doit avoir des mœurs plus dures que ce qui se voit chez nous autres animaux terrestres.

Ne vous étonnez pas de la tournure de cette lettre; l'âge amène les réflexions, et le métier que je fais m'oblige de les étendre le plus qu'il m'est possible.

Cependant toutes ces réflexions me ramènent à faire des vœux pour votre conservation. Vous êtes le dernier rejeton du siècle de Louis XIV, et si nous vous perdons, il ne reste en vérité rien de saillant dans la littérature de toute l'Europe. Je souhaite que vous m'enterriez, car, après votre mort, nihil est.

C'est avec ces sentiments que le Philosophe de Sans-Souci salue le Patriarche de Ferney. Vale.

Je viens de recevoir les dessins de d'Étallonde, et j'ai examiné Ferney avec autant de soin que j'en aurais mis à examiner Charlottenbourg, et cela, par l'unique raison que vous l'habitez.

<342>

502. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 2 janvier 1775.

Sire, je mets aux pieds de Votre Majesté, pour ses étrennes, un plan de citadelle inventé et dessiné par d'Étallonde Morival, qui n'avait jamais su dessiner lorsqu'il vint chez moi; ses progrès tiennent du prodige, et par conséquent ses talents ne doivent être employés que pour votre service; il a appris ce qu'il faut précisément de mathématiques pour être utile. Tout le reste est une charlatanerie ridicule, admirée des ignorants; la quadrature d'une courbe n'est bonne à rien; et l'idée d'aller mal mesurer un degré du méridien, pour savoir si le pôle est allongé de quatre ou cinq lieues, est une idée si romanesque, que toutes les mesures ont été différentes dans tous les pays. Un bon ingénieur vaut mieux que tous ces calculateurs de fadaises difficiles. Je suis près de ma fin, et je vous dis la vérité. Hélas! vous savez trop bien, et l'Europe le sait, ce que c'était qu'un géomètre chimérique et calomniateur. Je mourrai le cœur percé du mal qu'il m'a fait en m'éloignant de vous.

Souffrez au moins que je meure consolé par les bontés que vous avez et que vous aurez pour d'Étallonde Morival; c'est un gentilhomme plein d'honneur et de sagesse, qui n'a point rougi d'être soldat pendant trois ans, qui a été fait officier par V. M., qui est votre ouvrage, qui vous consacre sa vie. Il parle allemand comme s'il était né dans vos États; il est assidu, discret, appliqué; il écrit très-bien et vite; il pourrait vous servir de secrétaire, s'il vous en fallait un; permettez qu'il travaille dans ma maison à se rendre digne de vous servir, jusqu'à ce que son affaire se décide, soit que je vive, soit que je meure. Il écrit très-bien, il a des lettres, il est bon à tout; ni moi, ni M. d'Alembert, ni aucun de mes amis, ne voulons de grâce pour ce brave gentilhomme : une grâce est trop honteuse. Daignez, Sire,<343> prolonger son congé; il partira au moment que vous l'ordonnerez. Votre protection, vos bontés, seront la condamnation de ses assassins; le grand Julien l'eût protégé; les Cyrille et les Grégoire de Nazianze l'eussent assassiné. Que n'avez-vous pu entreprendre ce qu'entreprit Julien! vous l'auriez achevé. Mais au moins vous consolez l'innocence. Je vous souhaite les années des premiers rois d'Égypte; votre nom est plus illustre que le leur.

503. A VOLTAIRE.

Berlin, 5 janvier 1775.

Tout ce qui regarde le procès de d'Étallonde a été envoyé à Paris. Je doute cependant que votre parlement réintégré veuille obtempérer pour justifier l'innocence. L'opiniâtreté d'une grande compagnie et cent formalités inutiles feront que d'Étallonde continuera d'être opprimé; et, s'il était en France, je ne jurerais pas qu'on ne le fît brûler à petit feu.

Si Louis XV a eu du faible pour le clergé, cela paraît tout simple. Il a été élevé par des prêtres dans la superstition la plus stupide, et environné toute sa vie de personnes ou dévotes, ou trop bons courtisans pour choquer ses préjugés. Combien de fois ne lui a-t-on pas dit : Sire, Dieu vous a placé sur le trône pour protéger l'Église; le glaive qu'il vous a donné en main est pour la défendre. Vous ne portez le nom de Très-Chrétien que pour être le fléau de l'hérésie et de l'incrédulité. L'Église est le vrai soutien du trône; ses prêtres sont les organes divins qui prêchent la soumission aux peuples; ils<344> tiennent les consciences en leurs mains; vous êtes plus maître de vos sujets par leur voix que par vos armées, etc.

Qu'on répète souvent de tels discours à un homme qui vit dans la dissipation, et qui n'emploie pas un seul moment de sa vie à réfléchir; il les croira, et agira en conséquence. C'était le cas de Louis XV. Je le plains sans le condamner. Le pauvre d'Étallonde en souffre, et je prévois que je serai son seul refuge.

On a fait votre buste à la manufacture de porcelaine; je sais qu'il mériterait d'être d'une matière moins périssable. Vous voyez cependant, par l'empressement qu'on a de posséder votre ressemblance, combien votre réputation s'accroît. Voici un de ces bustes qui vous ressemblaient autrefois, et peut-être encore.

Je vous le répète, vivez, conservez vos vieux jours; et si la vie vous est indifférente, songez au moins que votre existence ne l'est point au Philosophe de Sans-Souci. Vale.

504. DE VOLTAIRE.

(Ferney) janvier 1775.

Sire, je reçois dans ce moment le buste de ce vieillard en porcelaine. Je m'écrie, en voyant l'inscription,344-a dont je suis si indigne :

Les rois de France et d'Angleterre
Peuvent de rubans bleus parer leurs courtisans;
Mais il est un roi sur la terre
Qui fait de plus nobles présents.

<345>

Je dis à ce héros, dont la main souveraine
Me donne l'immortalité :
Vous m'accordez, grand homme, avec trop de bonté,
Des terres dans votre domaine,345-a

A propos d'immortalité, on vient de faire une magnifique édition de la Vie d'un de vos admirateurs,345-b qui a marché dans une partie de cette carrière de la gloire que vous avez parcourue dans tous les sens. Il y a un volume tout entier de plans de batailles, de campements et de marches, et de toutes les actions où il s'était trouvé dès l'âge de douze ans. Les cartes sont très-fidèles et très-bien dessinées; quoique, en qualité de poltron, je déteste cordialement la guerre, cependant j'avoue à V. M. que je désirerais avec passion que V. M. permît de dessiner vos batailles; j'ose vous dire que personne n'y serait plus propre que d'Étallonde Morival. C'est une chose étonnante que la célérité, la précision et la bonté de ses dessins. Il semble qu'il ait été vingt ans ingénieur.

Puisque j'ai commencé, Sire, à vous parler de lui, je continuerai à prendre cette liberté; mon cœur est pénétré des bontés dont vous l'honorez; le moment approche où il espère s'en servir. Mais aussi le congé que V. M. lui accorde va expirer au mois de mars. Il abandonnera sans doute toutes ses espérances pour voler à son devoir; c'est son dessein. Je vous implore pour lui et malgré lui. Accordez-nous encore six mois. Je n'ose renouveler ma prière de l'honorer du titre de votre ingénieur et de lieutenant ou de capitaine; tout ce que je sais, c'est qu'une victime des prêtres peut être immolée, et qu'un homme à vous sera respecté. Vous ne vous bornez pas à donner l'immortalité, vous donnez des sauve-gardes dans cette vie. Je<346> passerai le reste de la mienne à remercier, à relire Marc-Aurèle-Julien Frédéric, héros de la guerre et de la philosophie.

Le vieux malade de Ferney.

505. A VOLTAIRE.

Potsdam, 27 janvier 1775.

J'étais préparé à tout, excepté de recevoir par votre lettre un plan de cet art digne des cannibales et des anthropophages. Morival me revient comme Alexandre : ce dernier était disciple d'Aristote, et le premier l'est de Voltaire; et, quoique sous l'école des plus grands philosophes, tous deux auront quitté Uranie pour Bellone. Mais il faut espérer que Morival n'aura pas le goût des conquêtes à cet excès que le poussa Alexandre.

Cet officier peut rester chez vous tant que vous le jugerez convenable pour ses intérêts, quoique, à vue de pays, son procès puisse bien traîner au moins une année. On me mande que des formalités importantes exigent ces délais, et que ce n'est qu'à force de patience qu'on parvient à perdre un procès au parlement de Paris. J'apprends ces belles choses avec étonnement, et sans y comprendre le moindre mot.

Vous avez raison de trouver la géométrie pratique préférable à la transcendante. L'une est utile et nécessaire, l'autre n'est qu'un luxe de l'esprit.346-a Cependant ces sublimes abstractions font honneur à l'esprit humain, et il me semble que les génies qui les cultivent se dépouillent de la matière autant qu'il est en eux, et s'élèvent dans une<347> région supérieure à nos sens. J'honore le génie dans toutes les routes qu'il se fraye, et quoiqu'un géomètre soit un sage dont je n'entends pas la langue, je me plains de mon ignorance, et je ne l'en estime pas moins.

Ce Maupertuis, que vous haïssez encore, avait de bonnes qualités : son âme était honnête; il avait des talents et de belles connaissances. Il était brusque, j'en conviens; et c'est ce qui vous a brouillés ensemble. Je ne sais par quelle fatalité il arrive que jamais deux Français ne sont amis dans les pays étrangers. Des millions se souffrent les uns les autres dans leur patrie; mais tout change dès qu'ils ont franchi les Pyrénées, le Rhin, ou les Alpes. Enfin il est bien temps d'oublier les fautes quand ceux qui les ont commises n'existent plus. Vous ne reverrez Maupertuis qu'à la vallée de Josaphat, où rien ne vous presse d'arriver.

Jouissez longtemps encore de votre gloire dans ce monde-ci, où vous triomphez de la rivalité et de l'envie; de votre couchant répandez ces rayons de goût et de génie que vous seul pouvez transmettre du beau siècle de Louis XIV, auquel vous tenez de si près; répandez ces rayons sur la littérature, empêchez-la de dégénérer; et, s'il se peut, tâchez de réveiller le goût des sciences et des lettres, qui me paraît passer de mode et se perdre.

Voilà ce que j'attends encore de vous. Votre carrière surpassera celle de Fontenelle, car vous avez trop d'âme pour mourir sitôt. Nous avons ici mylord Marischal, âgé de quatre-vingt-cinq ans, aussi frais, aux jambes près, qu'un jeune homme; nous avons Pöllnitz, qui ne lui cède pas, et qui compte bien encore sur dix années de vie. Pourquoi l'auteur de la Henriade, de Mérope, de Sémiramis, etc., etc., n'irait-il pas aussi loin? Beaucoup d'huile dans la lampe en fait durer la lumière; eh! qui en eut plus que vous? Enfin, Apollon m'a révélé que nous vous garderons encore longtemps. Je lui ai fait mon humble prière, et lui ai dit : O seule divinité que j'implore! conser<348>vez à votre fils de Ferney de longues années, pour l'avantage des lettres et la satisfaction de l'ermite de Sans-Souci! Vale.

506. DE VOLTAIRE.

Ferney, 4 février 1775.

Sire, pendant que d'Étallonde Morival vous construit des citadelles sur le papier, et les assiége, pendant qu'il dessine des montagnes, des vallées, des lacs, le vieux malade de Ferney s'est avisé de faire une tragédie348-a qu'il prend la liberté de mettre aux pieds de V. M. Il vous supplie de ne la pas lire, parce qu'elle n'en vaut pas la peine; mais daignez du moins jeter un petit coup d'œil sur un petit Voyage de la Raison et de la Vérité, et sur une note de la Tactique, dans laquelle l'éditeur a mis je ne sais quoi qui vous regarde.348-b

Pardonnez-lui sa hardiesse, car il faut bien que Julien-Marc-Aurèle permette de dire ce qu'on pense.

Nous touchons au temps où il faut que l'affaire de d'Étallonde Morival s'éclaircisse; il compte écrire dans quelque temps ou au chancelier de France, ou au roi de France lui-même. V. M. lui permettra-t-elle de prendre le titre de votre ingénieur? J'ose vous assurer qu'il est digne de l'être.

<349>Permettriez-vous aussi qu'il fût lieutenant au lieu d'être sous-lieutenant? L'honneur de vous appartenir n'est pas une vanité; c'est une gloire qui en impose, et qui peut le faire respecter des Velches.

Il ne fera partir sa lettre qu'après que je l'aurai mise sous vos yeux, et que vous l'aurez approuvée. Vous serez étonné de cette affaire, qui est, comme je vous l'ai déjà dit, cent fois pire que celle des Calas. Vous y verrez un jeune gentilhomme innocent, condamné au supplice des parricides par trois juges de province, dont l'un était un ennemi déclaré, et l'autre un cabaretier, marchand de cochons, autrefois procureur, et qui n'avait jamais fait le métier d'avocat; j'ignore le troisième. Cette épouvantable et absurde velcherie sera démontrée; et si cet écrit simple, modeste et vrai,349-a est approuvé de V. M., il tiendra lieu de tout ce que nous pourrions demander.

J'attends vos ordres sur cet objet, comme la plus grande faveur qui puisse consoler ma vieillesse et me faire attendre gaîment la mort.

Agréez, Sire, mon respect, mon admiration, mon dévouement, mon regret de finir ma carrière hors de vos États.

507. DU MÊME.

(Ferney) 11 février 1772.

Sire, vous m'accablez des bienfaits les plus flatteurs; Votre Majesté change en beaux jours les dernières misères de ma vie. Elle daigne me promettre son portrait; elle orne une de ses lettres des meilleurs vers qu'elle ait jamais faits depuis le temps où elle disait :

<350>

Et, quoique admirateur d'Alexandre et d'Alcide, J'eusse aimé mieux pourtant les vertus d'Aristide,350-a

Enfin, elle accorde sa protection à l'innocence opprimée de Morival; ajoutez à tout cela que Voiture n'écrivait pas si bien que vous, à beaucoup près; et cependant vous faites faire tous les jours la parade à deux cent mille hommes.

Quel est cet étonnant Protée?
On disait qu'il tenait la lyre d'Apollon,
On accourt pour l'entendre, on s'en flatte; mais non :
Il porte du dieu Mars l'armure ensanglantée.
Voyons donc ce héros. Point du tout : c'est Platon;
C'est Lucien, c'est Cicéron;
Et, s'il avait voulu, ce serait Épicure.
Dites-moi donc votre secret;
On veut faire votre portrait :
Qu'on peigne toute la nature.

Je viens enfin de recevoir des instructions très-sûres sur la singulière catastrophe de votre protégé. Ce serait en vérité une scène d'Arlequin, si ce n'était pas une scène de cannibales; c'est le comble du ridicule et de l'horreur. Rien n'est plus velche.

Non, Sire, je ne sortirai point de mon lit à l'âge de quatre-vingt deux ans pour aller à Versailles. Je jurai de n'y aller jamais, le jour que je reçus à Potsdam la lettre du ministre, M. de Puyzieulx, qui me manda que je ne pouvais garder ni ma place d'historiographe, ni ma pension. Je mourrai au pied des Alpes; j'aurais mieux aimé mourir aux vôtres.

A l'égard de votre protégé, je ne comprends pas la rage qu'il a de s'avilir par une grâce; le mot infâme de grâce n'est fait que pour les criminels. Le bien dont il peut hériter sera peu de chose, et certainement ses talents et sa sagesse suffiront dans votre service. Croyez, Sire, que V. M. n'aura guère un officier plus attaché à ses devoirs,<351> ni d'ingénieur plus intelligent. Il a trouvé parmi mes paperasses quelques indications sur une de vos victoires; il en a fait un plan régulier; vous verrez par là, Sire, si ce jeune homme entend son métier, et s'il mérite votre protection.

Je le garderai, puisque V. M. le permet, jusqu'à ce qu'il soit entièrement perfectionné dans son art. Je ne l'oublierai point à ma mort; mais à l'égard de la grâce, je n'en veux pas plus que de la grâce de Molina et de Jansénius. Je n'avilirai jamais ainsi un de vos officiers, digne de vous servir. Si on veut lui signer une justification honorable, à la bonne heure. Tout le reste me paraît honteux.

Je mourrai avec ces sentiments, et surtout avec le regret de n'avoir pas achevé ma vie auprès du plus grand homme de l'Europe, que j'ose aimer autant qu'admirer.

508. A VOLTAIRE.

Potsdam, 12 février 1775.351-a

Votre muse est dans son printemps,
Elle en a la fraîcheur, les grâces;
Et les hivers, les froides glaces,
N'ont point fané les fleurs qui font ses ornements.

Ma muse sent le poids des ans;
Apollon me dédaigne; une lourde Minerve,
A force d'animer ma verve,
En tire des accords faibles et languissants.

<352>

Pour vous, le dieu du jour, Apollon votre père.
Vous obombra de ses rayons,
De ce feu pur, élémentaire,
Dont l'ardeur vous soutient en toutes les saisons.

Le feu que jadis Prométhée
Ravit au souverain des dieux.
Ce mobile divin dont l'âme est excitée,
M'abandonne, et s'élance aux cieux.

Le génie éleva votre vol au Parnasse;
Au chantre de Henri le Grand,
Au-dessus d'Homère et d'Horace,
Les Muses et les dieux assignèrent le rang.

Mars, auquel je vouai ma jeunesse imprudente,
M'éblouit par l'éclat de ses brillants héros;
Mais, usé par ses durs travaux,
Je vieillis avant mon attente.

Quand nos foudres d'airain répandent la terreur,
Que la mort suit de près le tonnerre qui gronde.
Héros de la Raison, vous écrasez l'Erreur,
Et vos chants consolent le monde.

Un guerrier vieillissant, fût-il même Annibal.
En paix voit sa gloire éclipsée;
Ainsi qu'une lame cassée,352-a
On le laisse rouiller au fond d'un arsenal.

Si le destin jaloux n'eût terminé son rôle,
On aurait vu le Tasse, en dépit des censeurs.
Triompher dans ce Capitole
Où jadis les Romains couronnaient les vainqueurs.

Mais quel spectacle, ô ciel! je vois pâlir l'Envie;
Furieuse, elle entend, chez les Sybaritains,
Que la voix de votre patrie
Vous rappelle à grands cris des monts helvétiens.

<353>

Hâtez vos pas, volez au Louvre;
Je vois d'ici la pompe et le jour solennel
Où la main de Louis vous couvre,
Aux vœux de ses sujets, d'un laurier immortel.

Je compte de recevoir bientôt de vos lettres datées de Paris. Croyez-moi, il vaut mieux faire le voyage de Versailles que celui de la vallée de Josaphat. Mais voici une seconde lettre qui me survient; on me demande de quel officier elle est. C'est, dis-je, du lieutenant-général Voltaire, qui m'envoie quelque plan de son invention. Vous passerez pour l'émule de Vauban; dans la suite on construira des bastions, des ravelins et des contre-gardes à la Voltaire, et l'on attaquera les places selon votre méthode.

Pour le pauvre d'Étallonde, je n'augure pas bien de son affaire, à moins que votre séjour à Paris, et le talent de persuader que vous possédez si supérieurement, n'encouragent quelques âmes vertueuses à vous assister. Mais le parlement ne voudra pas obtempérer; revêche à l'égard de son réinstituteur353-a Maurepas, que ne sera-t-il pas envers vous!

Je viens de lire votre traduction du Tasse,353-b qu'un heureux hasard a fait tomber en mes mains. Si Boileau avait vu cette traduction, il aurait adouci la sentence rigoureuse qu'il prononça contre le Tasse.353-c Vous avez même conservé les paragraphes qui répondent aux stances de l'original. A présent l'Europe ne produit rien; il semble qu'elle se repose, après avoir fourni de si abondantes moissons les siècles passés. Il paraît une tragédie de Dorat;353-d le sujet m'a paru fort embrouillé. L'intérêt partagé entre trois personnes, et les passions n'étant qu'ébauchées, m'ont laissé froid à la lecture. Peut-être l'art des comédiens <354>supplée-t-il à ces défauts, et que l'impression en est différente au spectacle. Pepin, votre maire du palais, en est le héros; il y a des situations susceptibles de pathétique; elles ne sont pas naturellement amenées, et il me semble que le poëte manque de chaleur. Vous nous avez gâtés;354-a quand on est accoutumé à vos ouvrages, on se révolte contre ceux qui n'ont ni les mêmes beautés, ni les mêmes agréments. Après cet aveu que je fais au nom de l'Europe, jugez combien je m'intéresse à votre conservation, et combien le Philosophe de Sans-Souci souhaite de bénédictions à l'Épictète de Ferney. Vale.

P. S. Vous voulez avoir mon vieux portrait? Je l'ai commandé incessamment pour vous satisfaire; c'est cependant ce que je puis vous envoyer de plus mauvais de ce pays.354-b

509. DE VOLTAIRE.

Ferney, 15 février 1775.

Sire, je ne suis point étonné que le grand baron de Pöllnitz se porte bien à l'âge de quatre-vingt-huit ans; il est grand, bien fait, bien constitué. Alexandre, qui était très-bien constitué aussi, et très-bien pris dans sa taille, mourut à trente ans, après avoir seulement remporté trois victoires; mais c'est qu'il n'était pas sobre, et qu'il s'était mis à être ivrogne.

Quand je le loue d'avoir gagné des batailles en jouant de la flûte, comme Achille, ce n'est pas que je n'aie toujours la guerre en hor<355>reur; et certainement j'irais vivre chez les quakers, en Pensylvanie, si la guerre était partout ailleurs.

Je ne sais si V. M. a vu un petit livre qu'on débite publiquement à Paris, intitulé Le Partage de la Pologne, en sept Dialogues entre le roi de Prusse, l'Impératrice-Reine et l'impératrice russe. On le dit traduit de l'anglais; il n'a pourtant point l'air d'une traduction. Le fond de cet ouvrage est sûrement composé par un de ces Polonais qui sont à Paris. Il y a beaucoup d'esprit, quelquefois de la finesse, et souvent des injures atroces. Ce serait bien le cas de faire paraître certain poëme épique que vous eûtes la bonté de m'envoyer il y a deux ans.355-a Si vous savez vaincre et vous arrondir, vous savez aussi vous moquer des gens mieux que personne. Le neveu de Constantin, qui a ri et qui a fait rire aux dépens des Césars, n'entendait pas la raillerie aussi bien que vous.

Je suis très-maltraité dans les sept Dialogues; je n'ai pas cent soixante mille hommes pour répondre; et V. M. me dira que je veux me mettre à l'abri sous votre égide. Mais, en vérité, je me tiens tout glorieux de souffrir pour votre cause.

Je fus attrapé comme un sot quand je crus bonnement, avant la guerre des Turcs, que l'impératrice de Russie s'entendait avec le roi de Pologne pour faire rendre justice aux dissidents, et pour établir seulement la liberté de conscience. Vous autres rois, vous nous en donnez bien à garder; vous êtes comme les dieux d'Homère, qui font servir les hommes à leurs desseins, sans que ces pauvres gens s'en doutent.

Quoi qu'il en soit, il y a des choses horribles dans ces sept Dialogues qui courent le monde.

A l'égard de d'Étallonde Morival, qui ne s'occupe à présent que de contrescarpes et de tranchées, je remercie V. M. de vouloir bien me le laisser encore quelque temps. Il n'en deviendra que meilleur<356> meurtrier, meilleur canonnier, meilleur ingénieur; et il vous servira avec un zèle inaltérable dans toutes les journées de Rossbach qui se présenteront.

J'espère envoyer à V. M., dans quelques mois, un petit précis de son aventure velche; vous en serez bien étonné. Je souhaiterais qu'il ne plaidât que devant votre tribunal. C'est une chose bien extraordinaire que la nation velche. Peut-on réunir tant de superstition et tant de philosophie, tant d'atrocité et tant de gaîté, tant de crimes et tant de vertus, tant d'esprit et tant de bêtise? Et cependant cela joue encore un rôle dans l'Europe! Il ne faudrait qu'un Louvois et qu'un Colbert pour rendre ce rôle passable; mais Colbert, Louvois et Turenne ne valent pas celui dont le nom commence par un F, et qui n'aime pas qu'on lui donne de l'encens par le nez.

En toute humilité, et avec les mêmes sentiments que j'avais il y a environ quarante ans,

Le vieux malade de Ferney.

510. A VOLTAIRE.

Le 23 février 1775.

Aucun monarque de l'Europe n'est en état de me faire un don comme celui que je viens de recevoir de votre part. Que de choses charmantes contenues dans ce volume! Et quel vieillard, quel esprit pour les composer! Vous êtes immortel, j'en conviens; moi qui ne crois pas trop à un être distinct du corps, qu'on appelle âme, vous me forceriez d'y croire; toutefois serez-vous le seul des êtres pensants qui ait conservé à quatre-vingts ans cette force, cette vigueur d'esprit, cet enjouement et ces grâces qui ne respirent plus que dans<357> vos ouvrages. Je vous en félicite, et j'implore la nature universelle qu'elle daigne conserver longtemps ce réservoir de pensées heureuses dans lequel elle s'est complu.

Je trouve d'Étallonde bien heureux de se trouver à la source d'où nous viennent tant de chefs-d'œuvre; il peut prendre hardiment quel titre il trouvera le plus convenable pour l'aider à sauver les débris de sa fortune. D'Alembert me mande que la robe ne marche qu'à pas comptés, et qu'il faut des années pour réparer des injustices d'un moment; si cela est, il faudra se munir de patience, à moins que vous n'alliez à Paris, comme tout le monde le dit, et que, à force d'employer les grands talents que la nature vous a octroyés, vous ne parveniez à sauver l'innocence opprimée. Cela fournira le sujet d'une tragédie larmoyante; la scène sera à Ferney. Un malheureux, qui manque de protecteurs, y sera appelé par un sage; il sera étonné de trouver plus de secours chez un étranger que chez ses parents. Le philosophe de Ferney, par humanité, travaillera si efficacement pour lui, que Louis XVI dira : Puisqu'un sage le protége, il faut qu'il soit innocent; et il lui enverra sa grâce. Une arrière-cousine, dont Étallonde était amoureux, sera chargée de la lui apporter; elle arrivera au dernier acte. Le philosophe humain célébrera les noces, et tous les conviés feront l'éloge de la bienfaisance de cet homme divin, auquel d'Étallonde érigera un autel, comme à son dieu secourable.

Ce sujet, entre des mains habiles, pourrait produire beaucoup d'intérêt, et fournir des scènes touchantes et attendrissantes. Mais ce n'est pas à moi d'envoyer des sujets à celui qui possède un trésor d'imagination, et qui, comme Jupiter, accouche par la tête de déesses armées de toutes pièces. Enfin, quelque part que vous soyez, soit à Ferney, soit à Versailles, n'oubliez pas le solitaire de Sans-Souci, qui vous sera toujours redevable du beau don que vous lui avez fait. Vale.

<358>

511. AU MÊME.

Potsdam, 28 février 1775.

L'esprit républicain, l'esprit d'égalité,
Respire dans les cœurs des grands et du vulgaire;
Le mérite éclatant blesse leur vanité;
Sa splendeur, qui les désespère,
Redouble leur obscurité;
Aussi l'Envie usa des lois du despotisme.
Athènes, le berceau des sciences, des arts,
Bannit, du ban de l'ostracisme,
Les plus chers nourrissons de Mercure et de Mars.
Le besoin qu'on eut d'eux, leurs revers, leur absence.
Les firent bientôt regretter.
Le peuple, plein de bienveillance,
Pour hâter leur rappel eût voulu tout tenter.
Quiconque fièrement sur son siècle s'élève,
Peut s'encenser lui-même et jouir d'un beau rêve.
Mais bientôt les vapeurs des malins envieux,
Les sucs empoisonnés, obscurcissent les cieux,
Et sur lui le nuage crève.

Condé fut à Vincenne, au Havre détenu;
Eugène fut chassé; des Français méconnu,
Bayle chez le Batave enfin trouve un asile;
L'émule généreux d'Homère et de Virgile,
Dont le nom illustra tous ses concitoyens,
Transporte ses foyers chez les Helvétiens.
Ame de demi-dieu, de la gloire enflammée,
Si vous voulez jouir de votre renommée,358-a
Passez, si vous pouvez, du vieux Nestor les ans.
Les mâles efforts du génie
Vous serviront peu, si le temps
Ne vous fait survivre à l'Envie.
Ainsi l'univers enchanté

<359>

De Voltaire à Berlin court acheter le buste;
Et, s'il jouit vivant de l'immortalité,
Disons que le public est juste.

Ce n'est point un conte; on se déchire à la fabrique de porcelaine pour avoir votre buste; on en achève moins qu'on n'en demande. Le bon sens de nos Germains veut des impressions fortes; mais quand ils les ont reçues, elles sont durables.

L'ouvrage dont vous me parlez, du maréchal de Saxe, m'est connu; et j'ai écrit pour en avoir un exemplaire. Les faits sont récents et connus; il n'y a que les cartes qui intéressent, parce que le terrain est l'échiquier de nous autres anthropophages, et que c'est lui qui décide de l'habileté ou de l'ignorance de ceux qui l'ont occupé.

Cette partie de ma lettre est pour le lieutenant-général Voltaire, qui m'entendra bien; le reste est pour le Patriarche de Ferney, pour le philosophe humain, qui protége d'Étallonde, et qui veut à toute force casser l'arrêt de l'infâme. Je ne refuserai aucun titre à d'Étallonde, si, par cette voie, je peux le sauver; ainsi, qu'il s'en donne tel qu'il jugera le plus propre pour son avantage.

Vous me croyez plus vain que je ne le suis. Depuis la guerre, je n'ai pensé ni à plan, ni à batailles, ni à toutes les choses qui se sont passées. Il faut penser à l'avenir, et oublier le passé, car celui-là reste tel qu'il est; mais il y a bien des mesures à prendre pour l'avenir.

Ce discours sent un peu le jeune homme; songez pourtant que les États sont immortels, et que ceux qui sont à leur tête ne doivent pas vieillir, tant qu'ils les gouvernent.

Si vous allez à Versailles, d'Étallonde est sauvé; si votre santé ne vous permet pas d'entreprendre ce voyage, je n'augure aucune issue heureuse de son procès. Vous avez, à la vérité, quelques philosophes en France; mais les superstitieux font le grand nombre, ils étouffent les autres. Nos prêtres allemands, catholiques et huguenots, ne connaissent que l'intérêt; chez les Français, c'est le fanatisme qui les<360> domine. On ne ramène pas ces têtes chaudes; ils mettent de l'honneur à délirer, et l'innocence demeure opprimée. Le vieux parlement, rebelle à celui qui l'a réintégré, sera-t-il souple à la raison pure, agissant d'ailleurs d'une manière si opposée à ses devoirs et à ses véritables intérêts?

Mais qui pensera à d'Étallonde, quand il s'agit de remettre en vogue le pourpoint de Henri IV? Il faut changer sa garde-robe, faire emplette d'étoffes, et employer l'habileté des tailleurs pour être à la mode. Cet objet est bien plus important que celui d'un procès jugé. Hors quelques parents, toute la France ignore qu'un citoyen, nommé d'Étallonde, s'est échappé aux punitions injustes et cruelles qu'on lui avait infligées, et qui n'étaient point proportionnées au délit, qui n'était proprement qu'une polissonnerie.

Je salue le Patriarche de Ferney; je lui souhaite longue vie. J'ai lu sa nouvelle tragédie, qui n'est point mauvaise du tout. Je hasarderais quelques petites remarques d'un ignorant; mais ne pouvant pas dire comme le Corrége : Son pittor anche io! je garde le silence, en vous priant de ne point oublier le Philosophe de Sans-Souci. Vale.

512. AU MÊME.

Potsdam, 2 mars 1775.360-a

Le baron de Pöllnitz n'est pas le seul octogénaire qui vive ici, et qui se porte bien : il y a le vieux Le Cointe,360-b dont peut-être vous vous<361> ressouviendrez, qui a dix ans de plus que Pöllnitz; le bon mylord Marischal approche du même âge, et l'on trouve encore de la gaîté et du sel attique dans sa conversation. Vous avez plus de ce feu élémentaire ou céleste que tous ceux que je viens de nommer; c'est ce feu, cet esprit, que les Grecs appelaient anima, qui fait durer notre frêle machine.

Vos derniers ouvrages, dont je vous remercie encore, ne se ressentent point de la décrépitude; tant que votre esprit conservera cette force et cette gaîté, votre corps ne périclitera point.

Vous me parlez de Dialogues polonais qui me sont inconnus; tout ce qu'il y a d'injures dans ces Dialogues sera des Sarmates; le très-fin, des Velches qui les protégent. Je pense sur ces satires comme Épictète :361-a « Si l'on dit du mal de toi et qu'il soit véritable, corrige-toi; si ce sont des mensonges, ris-en. » J'ai appris, avec l'âge, à devenir bon cheval de poste; je fais ma station, et ne m'embarrasse pas des roquets qui aboient en chemin. Je me garde encore davantage de faire imprimer mes billevesées; je ne fais de vers que pour m'amuser. Il faut être ou Boileau, ou Racine, ou Voltaire, pour transmettre ses ouvrages à la postérité; et je n'ai pas leurs talents. Ce qu'on a imprimé de mes balivernes n'aurait jamais paru de mon consentement. Dans le temps où c'était la mode de s'acharner sur moi, on m'a volé ces manuscrits, et on les a fait imprimer le moment même où ils auraient pu me nuire. Il est permis de se délasser et de s'amuser avec la littérature, mais il ne faut pas accabler le public de ses fadaises.

Ce poëme des Confédérés dont vous me parlez, je l'ai fait pour me désennuyer. J'étais alité de la goutte, et c'était pour moi une agréable distraction. Mais dans cet ouvrage il est question de bien des personnes qui vivent encore, et je ne dois ni ne veux choquer personne.

La diète de Pologne tire vers sa fin; on termine actuellement l'af<362>faire des dissidents. L'impératrice de Russie ne vous a point trompé; ils auront pleine satisfaction, et l'Impératrice en aura tout l'honneur. Cette princesse trouvera plus de facilité à rendre les Polonais tolérants que vous et moi à rendre votre parlement juste et humain.

Vous me faites l'énumération des contradictions que vous trouvez dans le caractère de vos compatriotes; je conviens qu'elles y sont. Cependant, pour être équitable, il faut avouer que les mêmes contradictions se rencontrent chez tous les peuples. Chez nos bons Germains, elles ne sont pas si saillantes, parce que leur tempérament est plus flegmatique; mais chez les Français, plus vifs et plus fougueux, ces contradictions sont plus marquées : d'autant plus respectables sont pour eux ces précepteurs du genre humain qui tâchent de tourner ce feu vers la bienveillance, l'humanité, la tolérance et toutes les vertus. Je connais un de ces sages qui, bien loin d'ici, habite, dit-on, Ferney; je ne cesse de lui souhaiter mille bénédictions, et toutes les prospérités dont notre espèce est susceptible. Vale.

513. AU MÊME.

Potsdam, 26 mars 1775.

Non, vous n'entendrez plus les aigres sifflements
Des monstres que nourrit l'Envie;
J'étouffe leurs cris discordants
Par l'éloge de votre vie.
J'irai vous cueillir de ma main
Des fleurs dans les bosquets de Flore,
Pour en parsemer le chemin
Que l'aveugle arrêt du Destin

<363>

Veut bien vous réserver encore.
Vous avez charmé mon loisir;
J'ai pu vous voir et vous entendre;
Tous vos vers sont à moi, car j'ai su les apprendre.
D'un cœur reconnaissant le plus ardent désir
Est qu'ayant par vos soins reçu tant de plaisir,
Je puisse à mon tour vous en rendre.

Le pauvre Protée dont vous faites l'éloge n'est qu'un dilettante, espèce de gens qu'on appelle ainsi en Italie, amateurs des arts et des sciences, n'en possédant que la superficie, mais qui pourtant sont rangés dans une classe supérieure à ceux qui sont totalement ignorants.

Je me suis enfin procuré les sept Dialogues, et j'en ai approfondi toute l'histoire. L'auteur de cet ouvrage est un Anglais, nommé Lindsey, théologien de profession, et précepteur du jeune prince Poniatowski, neveu du roi de Pologne. C'est à l'instigation des Czartoryski, oncles du Roi, qu'il a composé sa satire en anglais.

L'ouvrage achevé, on s'est aperçu que personne ne l'entendrait en Pologne, s'il n'était traduit en français; ce qui s'est exécuté tout de suite. Mais comme le traducteur n'était pas habile, on envoya les Dialogues à un certain Gérard, à Danzig, qui pour lors y était consul de France, et qui à présent est commis de bureau aux affaires étrangères, auprès de M. de Vergennes. Ce Gérard, qui a de l'esprit, mais qui me fait l'honneur de me haïr cordialement, a retouché ces Dialogues, et les a mis dans l'état où on les a vus paraître. J'en ai beaucoup ri; il y a par-ci par-là des grossièretés et des platitudes insipides, mais il y a des traits de bonne plaisanterie. Je n'irai point ferrailler à coups de plume contre ce sycophante. Il faut s'en tenir à ce que disait le cardinal Mazarin : « Laissons chanter les Français, pourvu qu'ils nous laissent faire. »363-a

Je reviens au pauvre d'Étallonde, dont l'affaire ne m'a pas l'air de tourner avantageusement; comme je lui ai procuré son premier asile, <364>je serai sa dernière ressource. Un ingénieur formé sous les yeux de Voltaire est un phénix à mes yeux. Pour cette bataille dont il a tracé le plan, il y a si longtemps qu'elle s'est donnée, qu'à peine je m'en ressouviens. D'Étallonde pourra vous servir à conduire les travaux au siége de l'infâme, à former les batteries des balistes et des catapultes, pour faire écrouler entièrement la tour de la superstition, dernier asile des vieilles femmes et des tonsurés.364-a

Je vois que vous préférez le séjour de Ferney à celui de Versailles; vous le pouvez faire sans risque. Les distinctions que vous pourriez recevoir de votre ingrate patrie tourneraient plus à son honneur qu'au vôtre. Vous ne recevrez pas l'immortalité comme un don; vous vous l'êtes donnée vous-même.

Les bonnes intentions de la reine de France font cependant son éloge : il est beau qu'une jeune princesse pense à réparer les torts d'une nation dont elle occupe le trône, surtout qu'elle rende justice au mérite éclatant.

Ce portrait que vous avez voulu avoir, et qui est plus propre à déparer qu'à orner un appartement, vous le recevrez par Michelet. Je voulais qu'on lui mît un habit d'anachorète; cela n'a pas été exécuté. Si ce portrait pouvait parler, il vous dirait que personne ne vous souhaite plus de bénédictions ni ne s'intéresse plus à votre conservation que le Philosophe de Sans-Souci. Vale.

<365>

514. DE VOLTAIRE.

Ferney, 28 mars 1775.

Sire, toutes les fois que j'écris à Votre Majesté sur des affaires un peu sérieuses, je tremble comme nos régiments à Rossbach. Mais votre bonté et votre magnanimité me rassurent.

Je vous supplie de daigner lire dans un de vos moments de loisir, si vous en avez, le mémoire de d'Étallonde;365-a il est entièrement fondé sur les pièces originales qu'on nous cachait, et qui nous sont enfin parvenues. Vous verrez dans cette affaire, pire que celle des Calas et des Sirven, à quel point les Velches sont quelquefois frivoles et atroces; vous y verrez à la fois l'imbécillité du Pierrot de la foire, et la barbarie de la Saint-Barthélemy. Ce n'est pas que la bonne compagnie de Paris ne soit infiniment estimable; mais souvent ceux qu'on appelle magistrats sont l'opposé de la bonne compagnie.

J'ose croire que la lecture de ce mémoire vous fera frémir d'horreur. Nous avons résolu d'envoyer ce mémoire non seulement aux avocats de Paris, mais à tous les jurisconsultes de l'Europe. Notre dessein est de nous en tenir à leur décision. D'Étallonde, ayant pris, avec votre permission, le titre de votre aide de camp et de votre ingénieur, ne doit ni demander grâce à un garde des sceaux, ni s'avilir jusqu'à se mettre en prison pour faire casser son arrêt.

Si vous daignez seulement nous faire avoir l'avis de votre chancelier, ou celui d'un de vos premiers juges, cette décision, jointe à celles que nous espérons avoir à Naples, à Milan et à Londres, sera assez authentique pour ne faire retomber l'opprobre de l'horrible jugement contre d'Étallonde et le chevalier de La Barre que sur les assassins qui les ont condamnés. C'est une nouvelle manière de demander justice; mais si V. M. l'approuve, je la crois très-bonne et<366> très-efficace. Elle pourra mettre un frein à nos Velches cannibales, qui se font un jeu de la vie des hommes. Peut-être n'y a-t-il point actuellement d'affaire en Europe plus digne de votre protection. C'est à Marc-Aurèle de donner des leçons à des barbares.

Dès que nous aurons la décision des avocats de Paris, jointe au jugement des premiers jurisconsultes d'Allemagne et d'Italie, et peut-être de Rome même, je rendrai d'Étallonde à V. M. Il est digne de la servir, et il n'attend que ce moment pour se remettre à un devoir qui lui est cher.

Pour moi, j'attendrai la mort sans aucune peine, si je peux réussir dans cette juste entreprise; et je mourrai heureux, si V. M. me conserve ses bontés.

515. DU MÊME.

Ferney, 27 avril 1775.

Sire, j'ai reçu aujourd'hui, par les bontés de Votre Majesté, le portrait d'un très-grand homme; je vais mettre au bas deux vers de lui, en n'y changeant qu'un mot :

Imitateur heureux d'Alexandre et d'Alcide,
Il aimait mieux pourtant les vertus d'Aristide,366-a

J'avoue que le peintre vous a moins donné la figure d'Aristide que celle d'Hercule. Il n'y a point de Velche qui ne tremble en voyant ce portrait-là; c'est précisément ce que je voulais.

Tout Velche qui vous examine
De terreur panique est atteint;

<367>

Et chacun dit, à votre mine,
Que dans Rossbach on vous a peint.

Ce qui me plaît davantage, c'est que vous avez l'air de la santé la plus brillante.

Nous nous jetons, Morival et moi, aux pieds de ce héros. Le dessein de ce jeune homme est de ne point s'avilir jusqu'à demander une grâce dont il n'aura certainement pas besoin aux yeux de l'Europe; il veut et il doit se borner à faire voir la turpitude et l'horreur des jugements velches. Cette affaire est plus abominable encore que celle des Calas; car les juges des Calas n'avaient été que trompés, et ceux du chevalier de La Barre ont été des monstres sanguinaires de gaîté de cœur.

Je m'en rapporte à votre jugement, Sire, et j'attends votre décision, qui réglera notre conduite. Nos lois sont atroces et ridicules; mais Morival ne connaît que les vôtres. Il se soucie fort peu de la petite part qui lui reviendrait dans le partage avec sa famille; il ne veut plus connaître d'autre famille que son régiment, et n'aura jamais d'autre roi et d'autre maître que vous.

J'ai été quelque temps sans écrire à V. M. Il a régné dans nos cantons une maladie épidémique affreuse, dont ma nièce a pensé mourir, et dont je suis encore attaqué.

Vivez longtemps, Sire, non pas pour votre gloire, car vous n'avez plus rien à y faire, mais pour le bonheur de vos États. Conservez-moi des bontés qui me consolent de toutes mes misères.

<368>

516. DU MÊME.

(Ferney) 1er mai 1775.

Sire, votre dernière lettre est un chef-d'œuvre de raison, d'esprit, de goût et de bonté.

C'est un sage qui nous instruit,
C'est un héros qui s'humanise;
Rien de si beau ne fut produit
Sur le Parnasse et dans l'Eglise.
Mon cœur s'émeut quand je vous lis.
Tout près de mon heure suprême,
Grâces à vous je rajeunis;
J'admire votre gloire extrême,
Comme ont fait tous vos ennemis;
Mais je fais bien mieux, je vous aime
Comme je vous aimai jadis.

Je sens une joie mêlée d'attendrissement quand les étrangers qui viennent chez moi s'inclinent devant votre portrait, et disent : Voilà donc ce grand homme!

Chaque peuple à son tour a régné sur la terre,
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre;
Le siècle de la Prusse est à la fin venu,368-a

Il est vrai qu'on peut à présent observer parmi presque tous les souverains de l'Europe une émulation de se signaler par de grands et d'utiles établissements. Il semble même que la superstition diminue dans quelques cours. Mais quel est le prince qui approche de votre philosophie? Par ma foi, il est très-vrai que vous pensez en<369> Marc-Aurèle, et que vous écrivez en Cicéron, et cela, dans une langue qui n'était pas la vôtre. Les lettres familières de Cicéron ne valent pas celles de Frédéric le Grand. Vous êtes plus gai que lui, comme vous êtes meilleur général, quoiqu'il ait combattu une fois au même endroit qu'Alexandre.

Je remercie bien V. M. de ses bonnes intentions pour divus d'Etallundus, martyr de la philosophie. Il y a autant de grandeur et de vertu à protéger de tels martyrs qu'il y a d'infamie et de barbarie à les faire.

On me dit que V. M. fait le voyage de Silésie, suivie de messieurs les princes de Würtemberg. J'ignore si c'est le duc régnant, ou le prince Louis, ou le prince Eugène, ou quelqu'un de ses enfants; si c'était le duc régnant, j'oserais vous demander votre protection auprès de lui. J'aime à ne point mourir sans avoir de nouvelles preuves de votre bonté; je m'endormirai dans la paix du Seigneur. Je finis ma vie par l'établissement d'une colonie à Ferney. V. M. peut se souvenir que mon premier dessein était de l'établir à Clèves. J'aurais espéré alors d'être assez heureux pour me jeter encore une fois à vos pieds. C'est une consolation dont il ne m'est plus permis de me flatter. Daignez me conserver vin souvenir qui est envié par tous les princes qui vous ont approché.

517. DU MÊME.

(Ferney) mai 1775.

Sire, c'est à Aristide que j'écris aujourd'hui, et je laisse là Alexandre et Alcide jusqu'à la première occasion.

<370>Je me jette à vos pieds avec Morival. Voici où il en est. Les gens qui sont aujourd'hui les maîtres du royaume des Velches lui donneront sa grâce; et cette grâce pourra le mettre, dans quinze ou vingt ans, en possession d'une légitime de cadet de Normandie. Mais nos belles lois exigent que, pour être en état de recueillir un jour cette portion d'héritage si mince, on se mette à genoux devant le parlement, qui est le maître d'enregistrer la grâce ou de la rejeter.

Morival est un garçon pétri d'honneur. Il trouve qu'il y aurait de l'infamie à paraître à genoux, avec l'uniforme d'un officier prussien, devant ces robins. Il dit que cet uniforme ne doit servir qu'à faire mettre à genoux les Velches.

C'est à peu près ce qu'il mande à votre ministre à Paris. J'approuve un tel sentiment, tout Velche que je suis; et je me flatte qu'il ne déplaira pas à V. M.

Vous avez eu la bonté de nous écrire que vous seriez notre dernière ressource. Vous avez toujours été la seule; car j'ai toujours mandé à la famille et à nos amis de Paris que nous ne voulions point de grâce. Nous n'attendons rien que de vos bontés. Vous avez permis que d'Étallonde Morival s'intitulât ingénieur et adjudant de V. M. Ces titres, qui, ce me semble, ne donnent aucun grade militaire, peuvent s'accorder dans vos armées sans faire aucun passe-droit à personne.

Pour peu que V. M. daigne lui donner de légers appointements, il subsistera très-honorablement avec les petits secours de sa famille et de ses amis. Il viendra recevoir vos ordres au moment où vous l'ordonnerez. Faites voir à l'Europe, je vous en conjure, combien votre protection est au-dessus de celle de nos parlements. Vous avez daigné secourir les Calas; d'Étallonde est opprimé bien plus injustement; il est la victime d'une superstition et d'un fanatisme que vous haïssez autant que je les abhorre. Il n'appartient qu'à votre grandeur d'âme et à votre génie d'honorer hautement de votre bienveillance<371> un officier très-sage, très-brave et très-utile, indignement persécuté par les plus lâches et les plus barbares de tous les hommes. Vous êtes fait pour donner des exemples non seulement aux Velches, mais à l'Europe entière.

J'attends les ordres de V. M.; j'ose espérer qu'ils consoleront ma décrépitude, et que mes cheveux blancs ne descendront point avec amertume dans le tombeau, comme dit l'autre.371-a

518. A VOLTAIRE.

Le 10 mai 1775.

Vous ne m'accuserez pas de lenteur à vous envoyer la consultation de nos jurisconsultes; c'est eux qui m'ont lanterné jusqu'à ce moment, que je reçois enfin leur docte décision. Si notre justice est si lente, à quoi ne faudra-t-il pas s'attendre du parlement de Paris? Ni vous, ni moi, ni Morival, ne vivrons assez longtemps pour voir la fin de cette affaire.

Le parti le plus sûr sera d'y renoncer, faute de pouvoir amollir les cœurs de roche de ces juges iniques. Je crois que le fanatisme et la superstition ont eu moins de part à cette boucherie d'Abbeville que l'opiniâtreté. Il y a des gens qui veulent toujours avoir raison, et qui se laisseraient plutôt lapider que de reconnaître l'excès où leur précipitation les a fait tomber.

A présent, on ne pense à Paris qu'au sacre de Reims; y eût-il mille d'Étallonde, on ne les écouterait pas. On a les yeux sur les otages de la sainte ampoule; on veut savoir qui portera la couronne, qui le<372> sceptre, qui le globe, et qui, le soir, le bougeoir du Roi; ce sont des choses bien plus attrayantes que de justifier un innocent. Vos conseillers de grand'chambre penseront ainsi; et Voltaire, le protecteur de l'innocence sans pouvoir la sauver, muni des consultations les plus intègres, n'aura de ressource que de flétrir dans ses écrits, lus de l'Europe entière, les bourreaux de La Barre et de ses compagnons.

J'écarte de ma mémoire ces horreurs et ces atrocités qui inspirent une mélancolie sombre, pour vous parler d'une matière plus agréable. Le Kain va venir ici cet été; et je lui verrai représenter vos tragédies. C'est une fête pour moi. Nous avons eu l'année passée Aufresne, dont le jeu noble, simple et vrai m'a fort contenté. Il faudra voir si les efforts de l'art surpassent dans Le Kain ce que la nature a produit dans l'autre. Mais, avant d'en venir là, j'aurai trois cents lieues à faire en parcourant différentes provinces. A mon retour, j'aurai le plaisir de vous écrire pour savoir des nouvelles du Patriarche de Ferney, pour lequel le solitaire de Sans-Souci ne cesse de faire des vœux. Vale.

519. AU MÊME.372-a

Le 17 mai 1775.372-b

Cinq cents milles de France que j'ai parcourus en quatre semaines me serviront d'excuse de vous devoir réponse à trois lettres, dont<373> deux arrivèrent le moment avant mon départ, et la dernière à mon retour. Je vous réponds selon les dates.

Le portrait que vous avez reçu est l'ouvrage de madame Therbusch,373-a qui, pour ne point avilir son pinceau, a rajusté des grâces de la jeunesse ma figure éraillée. Vous savez qu'il suffit d'être quelque chose pour ne pas manquer de flatteurs; les peintres entendent ce métier tout comme les courtisans les plus raffinés.

L'artiste qu'Apollon inspire,
S'il veut par ses talents orner votre château,
Doit, en imitant l'art dont vous savez écrire,
Ennoblir les objets et peindre tout en beau.

Certainement ni le portrait ni l'original ne méritent qu'on se jette à leurs pieds. Si cependant l'affaire de Morival dépendait de moi seul, il y a longtemps qu'elle serait terminée à sa satisfaction. J'ai douté, vous le savez, que l'on parvînt à fléchir des juges qui, pour qu'on les croie infaillibles, ne réforment jamais leurs jugements. Les formalités du parlement, et les bigots, dont le nombre est plus considérable en France qu'en Allemagne, m'ont paru des obstacles invincibles pour réhabiliter Morival dans sa patrie. Je vous ai promis d'être sa dernière ressource, et je vous tiendrai parole; il n'a qu'à venir ici, il aura brevet et pension de capitaine-ingénieur,373-b métier dans lequel il trouvera occasion de se perfectionner ici; et le fanatisme frémira vainement de dépit, en voyant que Voltaire, et moi pauvre individu, nous sauvons de ses griffes un jeune garçon qui n'a pas observé le puntiglio et le cérémonial ecclésiastique.

Vous me faites trembler en m'annonçant vos maladies. Je crains<374> pour votre nièce, que je ne connais point, mais que je regarde comme un secours indispensable pour vous dans votre retraite. Je suis encore accablé d'affaires; dans une couple de jours je serai au courant, et pourrai m'entretenir plus librement avec vous. Votre impératrice se signale à Moscou par ses bienfaits et par la douceur dont elle traite le reste des adhérents de Pugatscheff; c'est un bel exemple pour les souverains; j'espère, plus que je ne le crois, qu'il sera imité. Adieu, mon cher Voltaire; conservez un homme que toute l'Europe trouverait à dire,374-a moi surtout, s'il n'existait plus; et n'oubliez pas le solitaire de Sans-Souci.

520. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 21 juin 1775.

Sire, tandis que Votre Majesté fait probablement manœuvrer trente ou quarante mille guerriers, je crois ne pouvoir mieux prendre mon temps pour lui présenter la bataille de Rossbach, dessinée par d'Étallonde.

Il brûle d'envie de se trouver à une pareille bataille. La bonté extrême que vous avez eue de nous envoyer la consultation de vos premiers magistrats ne lui laisse d'autre idée que de verser son sang pour votre service; la reconnaissance qu'il vous doit, et l'honneur d'être au nombre de vos officiers, l'emportent sur tous les autres projets. Il ne veut plus aucune grâce en France; il en était déjà bien dégoûté; vos dernières bontés ferment son cœur à tout autre objet<375> que celui de mourir Prussien; il voudrait au moins paraître parmi les braves gens dont V. M. fait des revues. On lui a dit que son régiment pourrait bien faire l'exercice en votre présence cette année; à cette nouvelle, je crois voir un amant à qui sa maîtresse a donné un rendez-vous; il ne me parle que de son départ, je ne puis le retenir. J'ai beau lui dire qu'il n'a point reçu d'ordre, et qu'il faut attendre; il dit qu'il n'attendra rien. Je ne suis pas fait pour contredire les grandes passions, et surtout une passion si belle. S'il retourne à Wésel dans quelques jours, il ne me reste, Sire, qu'à me jeter à vos pieds du fond de ma retraite et du bord de mon tombeau, à remercier V. M. de ce qu'elle a daigné faire pour lui, et à me flatter qu'elle voudra bien l'honorer des emplois dont elle le croira capable; il n'y a qu'un héros philosophe qui puisse être servi par un tel officier.

Ma lettre arrivera peut-être mal à propos au milieu de vos immenses occupations; mais les plus petites affaires vous sont présentes comme les grandes. M. de Catinat disait que son héros était celui qui jouerait une partie de quilles au sortir d'une bataille gagnée ou perdue. Vous ne jouez point aux quilles; vous faites des vers un jour de bataille; vous prenez votre flûte, lorsque vos tambours battent aux champs; vous daignez m'écrire des choses charmantes, en faisant une promotion d'officiers généraux. Je vous admire de toutes les façons, et, en vous admirant, j'attends tout de votre grand cœur.

On mande que le sacre du Roi Très-Chrétien375-a n'a pas été aussi brillant que l'espéraient les Français, accoutumés à la magie de Servandoni375-b et à la musique de Gluck. C'est un spectacle bien étrange que ce sacre. On l'ait coucher tout de son long un pauvre roi en chemise devant des prêtres, qui lui font jurer de maintenir tous les droits de l'Église; et on ne lui permet d'être vêtu que lorsqu'il a fait<376> son serment. Il y a des gens qui prétendent que c'est aux rois à se faire prêter serment par les prêtres; il me semble que Frédéric le Grand en use ainsi en Silésie et dans la Prusse occidentale.

Je fais serment, Sire, devant votre portrait, que mon cœur sera votre sujet tant que j'aurai un reste de vie.

521. DU MÊME.

Ferney, 7 juillet 1775.

Sire, Morival s'occupait à mesurer le lac de Genève, et à construire sur ses bords une citadelle imaginaire, lorsque je lui ai appris qu'il pourrait en tracer de réelles dans la Prusse occidentale ou dans vos autres États. Il a senti vos bienfaits avec une respectueuse reconnaissance, égale à sa modestie. Vous êtes son seul roi, son seul bienfaiteur. Puisque vous permettez qu'il vienne se jeter à vos pieds dans Potsdam, voudriez-vous bien avoir la bonté de me dire à qui il faudra qu'il s'adresse pour être présenté à V. M.?

Permettez que je me joigne à lui dans la reconnaissance dont il ne cessera d'être pénétré; je ne peux pas aspirer, comme lui, à l'honneur d'être tué sur un bastion ou sur une courtine; je ne suis qu'un vieux poltron fait pour mourir dans mon lit. Je n'ai que de la sensibilité, et je la mets tout entière à vous admirer et à vous aimer.

Votre alliée l'impératrice Catherine fait, comme vous, de grandes choses. Elle fait surtout du bien à ses sujets; mais le roi de France l'emporte sur tous les rois, puisqu'il fait des miracles. Il a touché à son sacre deux mille quatre cents malades d'écrouelles, et il les a sans doute guéris. Il est vrai qu'il y eut une des maîtresses de Louis XIV<377> qui mourut de cette maladie, quoiqu'elle eût été très-bien touchée; mais un tel cas est très-rare.

V. M. avait eu la bonté de me mander qu'après ses revues elle se délasserait un moment à entendre Le Kain et Aufresne; mais je vois bien que vos héros guerriers qui marchent sous vos drapeaux l'emportent sur vos héros de théâtre. V. M. les passe en revue dans quatre cents lieues de pays pendant un mois. C'était à peu près avec cette rapidité qu'un de vos prédécesseurs, nommé Jules César, parcourait notre petit pays des Velches. Il faisait des vers aussi, ce Jules ou Julius, car les véritablement grands hommes font de tout.

Je suis plus que jamais l'adorateur et l'admirateur des gens de ce caractère, qui sont en si petit nombre.

Agréez, Sire, avec bonté, le profond respect, la reconnaissance et l'attachement inviolable de ce vieux malade du mont Jura.

522. A VOLTAIRE.

Potsdam, 12 juillet 1775.377-a

Vous croyez, mon cher patriarche, que j'ai toujours l'épée au vent? Cependant votre lettre m'a trouvé la plume à la main, occupé à corriger d'anciens mémoires377-b que vous vous ressouviendrez peut-être d'avoir vus autrefois peu corrects et peu soignés. Je lèche mes petits; je tâche de les polir. Trente années de différence rendent plus difficile à se satisfaire; et quoique cet ouvrage soit destiné à demeurer enfoui pour toujours dans quelque archive poudreuse, je ne veux pourtant pas qu'il soit mal fait. En voilà assez pour mes occupations.

<378>Quant à Morival d'Étallonde, je vois bien que vos bonnes intentions n'ont pas été suffisantes pour déraciner les préjugés du fanatisme des têtes de vos présidents à mortier. Il est plus difficile de faire entendre raison à un docteur en droit que de composer la Henriade. Si Morival ne veut pas faire amende honorable, le cierge au poing, il peut venir ici; je le placerai dans le génie, à votre recommandation. Il vaut mieux étudier Vauban et Coehorn que de s'avilir, surtout lorsqu'on est innocent. Il me semble que les progrès de la raison se font sentir plus rapidement en Allemagne qu'en France. La raison en est que beaucoup d'ecclésiastiques et d'évêques catholiques, en Allemagne, commencent à avoir honte de leurs superstitieux usages, au lieu qu'en France le clergé fait corps de l'État; et toute grande compagnie reste attachée aux anciens usages, quand même elle en connaît l'abus.

On n'a parlé ici que du sacre de Reims, des cérémonies bizarres qui s'y observent, et de la sainte ampoule, dont l'histoire est digne des Lapons. Un prince sage et éclairé pourrait abolir et la sainte ampoule, et le sacre même.

J'ai vu ici deux jeunes Français bien aimables; l'un est un M. de Laval-Montmorency, et l'autre un Clermont-Gallerande. Ce dernier surtout a de la vivacité d'esprit, à laquelle est jointe une conduite mesurée et sage. Au lieu d'assister au sacre, ils voyagent. Ils ont été avec moi en Prusse, d'où ils se sont rendus à Varsovie, dans le dessein d'aller à Vienne.

Le Kain est venu ici; il jouera Œdipe, Orosmane378-a et Mahomet. Je sais qu'il a été à Ferney; il sera obligé de me conter tout ce qu'il sait et ne sait pas de celui qui rend ce bourg si célèbre. J'ai vu jouer Aufresne l'année passée. Je vous dirai auquel des deux je donne la préférence, quand j'aurai vu jouer celui-ci.

J'ai toute la maison pleine de nièces, de neveux et de petits-<379>neveux; il faut leur donner des spectacles qui les dédommagent de l'ennui qu'ils peuvent gagner en la compagnie d'un vieillard. Il faut se rendre justice, et se rendre supportable à la jeunesse. Ceci me regarde. Vous aurez le privilége exclusif de ne jamais vieillir; et quand même quelques infirmités attaquent votre corps, votre esprit triomphe de leurs atteintes, et semble acquérir tous les jours des forces nouvelles.

Que Minerve et Apollon, que les Muses et les Grâces veillent sur leur plus bel ouvrage, et qu'ils conservent encore longtemps celui dont les siècles ne pourraient réparer la perte! Voilà les vœux que l'ermite de Sans-Souci fait pour le Patriarche de Ferney. Vale.

523. AU MÊME.

Potsdam, 24 juillet 1775.

Je viens de voir Le Kain. Il a été obligé de me dire comme il vous a trouvé, et j'ai été bien aise d'apprendre de lui que vous vous promenez dans votre jardin, que votre santé est assez bonne, et que vous avez encore plus de gaîté dans votre conversation que dans vos ouvrages. Cette gaîté que vous conservez est la marque la plus sûre que nous vous posséderons encore longtemps. Ce feu élémentaire, ce principe vital, est le premier qui s'affaiblit lorsque les années minent et sapent la mécanique de notre existence. Je ne crains donc plus maintenant que le trône du Parnasse devienne sitôt vacant; je vous nommerai hardiment mon exécuteur testamentaire; ce qui me fait grand plaisir.

Le Kain a joué les rôles d'Œdipe, de Mahomet et d'Orosmane;<380> pour l'Œdipe, nous l'avons entendu deux fois. Ce comédien est très-habile; il a un bel organe, il se présente avec dignité, il a le geste noble, et il est impossible d'avoir plus d'attention pour la pantomime qu'il en a. Mais vous dirai-je naïvement l'impression qu'il a faite sur moi? Je le voudrais un peu moins outré, et alors je le croirais parfait.

L'année passée, j'ai entendu Aufresne; peut-être lui faudrait-il un peu du feu que l'autre a de trop. Je ne consulte en ceci que la nature, et non ce qui peut être en usage en France. Cependant je n'ai pu retenir mes larmes ni dans Œdipe, ni dans Zaïre; c'est qu'il y a des morceaux si touchants dans la dernière, et de si terribles dans la première, qu'on s'attendrit dans l'une, et qu'on frémit dans l'autre. Quel bonheur pour le Patriarche de Ferney d'avoir produit ces chefs-d'œuvre, et d'avoir formé celui dont l'organe les rend si supérieurement sur la scène!

Il y a eu beaucoup de spectateurs à ces représentations : ma sœur Amélie, la princesse Ferdinand, la landgrave de Hesse, et la princesse de Würtemberg, votre voisine, qui est venue ici de Montbelliard pour entendre Le Kain. Ma nièce de Montbelliard m'a dit qu'elle pourrait bien entreprendre un jour le voyage de Ferney pour voir l'auteur dont les ouvrages font les délices de l'Europe. Je l'ai fort encouragée à satisfaire cette digne curiosité. Oh! que les belles-lettres sont utiles à la société! Elles délassent de l'ouvrage de la journée, elles dissipent agréablement les vapeurs politiques qui entêtent, elles adoucissent l'esprit, elles amusent jusqu'aux femmes, elles consolent les affligés, et sont enfin l'unique plaisir qui reste à ceux que l'âge a courbés sous son faix, et qui se trouvent heureux d'avoir contracté ce goût dès leur jeunesse.380-a

Nos Allemands ont l'ambition de jouir à leur tour des avantages<381> des beaux-arts; ils s'efforcent d'égaler Athènes, Rome, Florence et Paris. Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils réussissent jusqu'ici; deux choses leur manquent, la langue et le goût. La langue est trop verbeuse; la bonne compagnie parle français, et quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui donner la politesse et les tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes; chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent sur tout; ils n'ont pas encore pu imiter les auteurs du siècle d'Auguste; ils font un mélange vicieux du goût romain, anglais, français, et tudesque; ils manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime, et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu'il y ait beaucoup d'r dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers sont harmonieux; et, pour l'ordinaire, ce n'est qu'un galimatias de termes ampoulés. Dans l'histoire, ils n'omettraient pas la moindre circonstance, quand même elle serait inutile.

Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la philosophie, depuis le génie de Leibniz et la grosse monade de Wolff, personne ne s'en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre; mais jusqu'ici rien de parfait n'a paru. L'Allemagne est actuellement comme était la France du temps de François Ier. Le goût des lettres commence à se répandre; il faut attendre que la nature fasse naître de vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin. Le sol qui a produit un Leibniz en peut produire d'autres.

Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très-indifférent, et que je fais le prophète tout à mon aise en étendant, le plus que je le peux, le terme de ma prédiction. C'est ma façon de prophétiser,<382> et la plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti.382-a

Pour moi, je me console d'avoir vécu dans le siècle de Voltaire; cela me suffit. Qu'il vive, qu'il digère, qu'il soit de bonne humeur, et surtout qu'il n'oublie pas le solitaire de Sans-Souci. Vale.

524. AU MÊME.

Potsdam, 27 juillet 1775.

Je pars dans quinze jours pour faire la tournée de la Silésie; je ne peux être de retour que le 6 de septembre. Si Morival veut se rendre vers ce, temps-ci, il pourra s'adresser au colonel Cocceji, qui me le présentera. J'ai saisi avec empressement cette occasion de vous faire plaisir, et en même temps de fixer le sort d'un homme qu'une étourderie de jeunesse a perdu pour jamais dans sa patrie. Comme les hommes abusent de tout, les lois qui devaient constater la sûreté et la liberté des peuples, infectées en France du poison du fanatisme, sont devenues cruelles et barbares. Mais la France est un pays civilisé; comment concilier un pareil contraste?

Comment ce sol qui a produit des de Thou, des Gassendi, des Des Cartes, des Fontenelle, des Voltaire, des d'Alembert, a-t-il produit des furieux assez imbéciles pour condamner à mort des jeunes gens qui ont manqué de faire la révérence devant la statue d'un garçon charpentier juif? La postérité trouvera cette énigme plus difficile à deviner que celle du sphinx qu'Œdipe expliqua. Je vous avoue<383> de même que la sainte ampoule et ses otages, et la guérison des écrouelles, ne font guère honneur au dix-huitième siècle.

On parlait ces jours derniers de ces soi-disant miracles opérés par les Rois Très-Chrétiens, et mylord Marischal conta que, pendant sa mission en France, il y avait vu des étrangers qui lui paraissaient Espagnols; que, par attachement pour cette nation, où il avait passé une partie de sa vie, il leur avait demandé ce qu'ils venaient faire à Paris; que l'un d'eux lui répondit : Nous avons su, monsieur, que le roi de France a le don de guérir les écrouelles; nous sommes venus pour nous faire toucher par Sa Majesté; mais, pour notre malheur, nous avons appris qu'il est actuellement en péché mortel, et nous voilà obligés de nous en retourner infructueusement sur nos pas; c'était Louis XV. Pour Louis XVI, on assure qu'il ne commettra de sa vie de péchés mortels; ce qui doit donner bon courage aux patients qui ont été touchés par lui.383-a

Vous aurez déjà reçu une longue lettre au sujet de Le Kain. Il doit partir dans peu pour jouer à Versailles une tragédie383-b de M. Guibert, le tacticien. Je n'ai point vu ce drame. Le Kain prétend que la reine de France protége la pièce; ce qui doit en assurer le succès Ce M. Guibert veut aller à la gloire par tous les chemins; recueillir les applaudissements des armées, des théâtres et des femmes, c'est un moyen sûr d'aller à l'immortalité.

Sans doute que ce qu'il a vu à Ferney l'a encouragé dans cette carrière périlleuse, où, de mille qui l'enfilent, un seul à peine remporte la palme. Il est louable de se proposer de grands exemples et un grand but; et M. Guibert en retirera infailliblement quelque avantage. On ne connaît ses propres talents qu'après en avoir fait l'essai.

Vos preuves sont faites depuis longtemps; il ne vous faut qu'un<384> peu ménager l'huile de la lampe, pour qu'elle brûle longtemps encore. C'est à quoi je m'intéresse plus que madame Denis et votre ménagère suisse, qui vous fait quitter l'ouvrage quand elle craint qu'il ne nuise à votre santé. Elles n'ont qu'une idée confuse de ce que vaut le Patriarche de Ferney, et j'en ai une précise. Pour trouver un Voltaire dans l'antiquité, il faut rassembler le mérite de cinq ou six grands hommes, d'un Cicéron, d'un Virgile, d'un Lucien et d'un Salluste; et dans la renaissance des lettres, c'est la même chose : il faut englober un Guichardin, un Tasse, un Arétin, un Dante, un Arioste, et encore ce n'est pas assez; dans le siècle de Louis XIV, il manquera toujours pour l'épopée quelqu'un qui rende l'assemblage complet.

Voilà comme on pense de vous sur les bords de la mer Baltique, où l'on vous rend plus de justice que dans votre ingrate patrie.

N'oubliez pas ces bons Germains qui se souviennent toujours avec plaisir de vous avoir possédé autrefois, et qui vous célèbrent autant qu'il est en eux. Vale.

Je viens de recevoir la Diatribe à l'auteur des Éphémérides.384-a On que cet ouvrage vient de Ferney; et je crois y reconnaître l'auteur au style, qu'il ne saurait déguiser.

525. DE VOLTAIRE.

Ferney, 19 juillet 1775.

Sire, il n'y a point de vertu, soit tranquille, soit agissante, soit douce, soit fière, soit humaine, soit héroïque, qui ne soit à votre<385> usage. Vous voilà occupé du soin d'amuser votre famille, après avoir donné une cinquantaine de batailles. Vous faites paraître devant vous Le Kain et Aufresne. Paul-Émile disait que le même esprit servait à ordonner une fête, et à battre le roi Persée.385-a Vous êtes supérieur à tout dans la guerre et dans la paix.

Je vous remercie de vouloir bien occuper un petit coin de votre immensité à protéger d'Étallonde Morival, et à réparer le crime de ses assassins; cela était digne de V. M. Le grand Julien, le premier des hommes après Marc-Aurèle, en usait à peu près ainsi; et d'ailleurs il ne vous valait pas.

La bonté que vous avez pour Morival est un grand exemple que vous donnez à notre nation. Elle commence à se débarbouiller; presque tout notre ministère est composé de philosophes. L'abbé Galiani a soutenu que Rome ne pourrait jamais reprendre un peu de splendeur que quand il y aurait un pape athée. Du moins, il est bien certain qu'un athée, successeur de saint Pierre, vaudrait beaucoup mieux qu'un pape superstitieux.

Nous espérons en France que la philosophie, qui est auprès du trône, sera bientôt dedans; mais ce n'est qu'une espérance; elle est souvent trompeuse. Il y a tant de gens intéressés à soutenir l'erreur et la sottise, il y a tant de dignités et de richesses attachées à ce métier, qu'il est à craindre que les hypocrites ne l'emportent toujours sur les sages. Votre Allemagne elle-même n'a-t-elle pas fait des souverains de vos principaux ecclésiastiques? Quel est l'électeur et l'évêque parmi vous qui prendra le parti de la raison contre une secte qui lui donne quatre ou cinq millions de rente? Il faudrait bouleverser la terre entière pour la mettre sous l'empire de la philosophie. La seule ressource qui reste donc au sage, c'est d'empêcher que les fanatiques ne deviennent trop dangereux; c'est ce que vous faites par<386> la force de votre génie, et par la connaissance que vous avez des hommes.

Vivez longtemps, Sire, et donnez de nouveaux exemples à la terre.

Des gazettes ont dit que Pöllnitz était mort; c'est dommage; cela me fait craindre pour mylord Marischal, qui vaut mieux que lui, et qui ne s'éloigne pas de son âge. Pour moi, je suis soutenu par les consolations que vous daignez me donner; et ma plus grande, en mourant, sera de songer que je vous laisse dans le monde, plein de vie et de gloire.

Je supplie V. M. de daigner me mander si je dois renvoyer Morival à Wésel, ou l'adresser à Potsdam.

Qu'elle daigne agréer mes remercîments, mon admiration et mon respect.

526. DU MÊME.

(Ferney) 3 août 1775.

Le Kain, dans vos jours de repos,
Vous donne une volupté pure.
On le prendrait pour un héros;
Vous les aimez même en peinture.
C'est ainsi qu'Achille enchanta
Les beaux jours de votre jeune âge.
Marc-Aurèle enfin l'emporta :
Chacun se plaît dans son image.

Le plus beau des spectacles, Sire, est de voir un grand homme, entouré de sa famille, quitter un moment tous les embarras du trône pour entendre des vers, et en faire, le moment d'après, de meilleurs <387>que les nôtres. Il me paraît que vous jugez très-bien l'Allemagne, et cette foule de mots qui entrent dans une phrase, et cette multitude de syllabes qui entrent dans un mot, et ce goût qui n'est pas plus formé que la langue; les Allemands sont à l'aurore; ils seraient en plein jour, si vous aviez daigné faire des vers tudesques.

C'est une chose assez singulière que Le Kain et mademoiselle Clairon soient tous deux à la fois auprès de la maison de Brandebourg. Mais, tandis que le talent de réciter du français vient obtenir votre indulgence à Sans-Souci, Gluck vient nous enseigner la musique à Paris. Nos Orphées viennent d'Allemagne, si nos Roscius vous viennent de France. Mais la philosophie, d'où vient-elle? De Potsdam, Sire, où vous l'avez logée, et d'où vous l'avez envoyée dans la plus grande partie de l'Europe.

Je ne sais pas encore si notre roi marchera sur vos traces, mais je sais qu'il a pris pour ses ministres des philosophes, à un seul près, qui a le malheur d'être dévot.387-a

Nous perdons le goût, mais nous acquérons la pensée; il y a surtout un M. Turgot, qui serait digne de parler avec V. M. Les prêtres sont au désespoir. Voilà le commencement d'une grande révolution. Cependant on n'ose pas se déclarer ouvertement; on mine en secret le vieux palais de l'imposture, fondé depuis mille sept cent soixante-quinze années; si on l'avait assiégé dans les formes, on aurait cassé hardiment l'infâme arrêt qui ordonna l'assassinat du chevalier de La Barre et de Morival. On en rougit, on en est indigné, mais on s'en tient là; on n'a pas eu le courage de condamner ces exécrables juges à la peine du talion. On s'est contenté d'offrir une grâce dont nous n'avons point voulu. Il n'y a que vous de vraiment grand. Je remercie V. M. avec des larmes d'attendrissement et de joie. J'ai demandé à V. M. ses derniers ordres, et je les attends pour renvoyer à ses pieds ce Morival, dont j'espère qu'elle sera très-contente.<388> Daignez conserver vos bontés pour ce vieillard qui ne se porte pas si bien que Le Kain le dit.

527. A VOLTAIRE.

Potsdam, 13 août 1775.

C'est à vous qu'il faut attribuer tout le bien qu'on aurait voulu faire à Morival. Le protecteur des Calas et des Sirven méritait de réussir de même en faveur du premier. Vous avez eu le rare avantage de réformer, de votre retraite, les sentences cruelles des juges de votre patrie, et de faire rougir ceux qui, placés près du trône, auraient dû vous prévenir. Pour moi, je me borne dans mon pays à empêcher que le puissant n'opprime le faible, et d'adoucir les sentences qui quelquefois me paraissent trop rigoureuses. Cela fait une partie de mes occupations. Lorsque je parcours les provinces, tout le monde vient à moi; j'examine par moi-même et par d'autres toutes les plaintes, et je me rends utile à des personnes dont j'ignorais l'existence avant d'avoir reçu leurs mémoires. Cette révision rend les juges plus attentifs, et prévient les procédés trop durs et trop rigoureux.

Je félicite votre nation du bon choix que Louis XVI a fait de ses ministres. « Les peuples, a dit un ancien, ne seront heureux que lorsque les sages seront rois. »388-a Vos ministres, s'ils ne sont pas rois tout à fait, en possèdent l'équivalent en autorité. Votre roi a les meilleures intentions; il veut le bien; rien n'est plus à craindre pour lui que ces pestes des cours qui tâcheront de le corrompre et de le pervertir avec le temps. Il est bien jeune; il ne connaît pas les ruses et les raffinements dont les courtisans se serviront pour le faire tour<389>ner à leur gré, afin de satisfaire leur intérêt, leur haine et leur ambition. Il a été dans son enfance à l'école du fanatisme et de l'imbécillité; cela doit faire appréhender qu'il ne manque de résolution pour examiner par lui-même ce qu'on lui a appris à adorer stupidement.

Vous avez prêché la tolérance; après Bayle, vous êtes sans contredit un des sages qui ont fait le plus de bien à l'humanité. Mais si vous avez éclairé tout le monde, ceux que leur intérêt attache à la superstition ont rejeté vos lumières; et ceux-là dominent encore sur les peuples.

Pour moi, en fidèle disciple du Patriarche de Ferney, je suis actuellement en négociation avec mille familles mahométanes, auxquelles je procure des établissements et des mosquées dans la Prusse occidentale.389-a Nous aurons des ablutions légales, et nous entendrons chanter hilli, halla, sans nous scandaliser. C'était la seule secte qui manquât dans ce pays.

Le vieux Pöllnitz est mort389-b comme il a vécu, c'est-à-dire, en friponnant encore la veille de son décès. Personne ne le regrette que ses créanciers. Pour notre respectable et bon mylord, il se porte à merveille; son âme honnête est gaie et contente. Je me flatte que nous le conserverons encore longtemps. Sa douce philosophie ne l'occupe que du bien. Tous les Anglais qui passent ici vont chez lui en pèlerinage. Il loge vis-à-vis de Sans-Souci, aimé et estimé de tout le monde. Voilà une heureuse vieillesse.

Tout ce que vous dites de nos évêques teutons n'est que trop vrai. Ce sont des porcs engraissés des dîmes de Sion.389-c Mais vous savez aussi que dans le Saint-Empire romain, l'ancien usage, la bulle d'or, et telles autres antiques sottises, font respecter les abus établis. On les voit, on lève les épaules, et les choses continuent leur train.

<390>Si l'on veut diminuer le fanatisme, il ne faut pas d'abord toucher aux évêques; mais si l'on parvient à diminuer les moines, surtout les ordres mendiants, le peuple se refroidira; celui-là, moins superstitieux, permettra aux puissances de ranger les évêques selon qu'il conviendra au bien de leurs États. C'est la seule marche à suivre. Miner sourdement et sans bruit l'édifice de la déraison, c'est l'obliger à s'écrouler de lui-même. Le pape, vu la situation où il se trouve, est obligé de donner des brefs et des bulles tels que ses chers fils les exigent de lui. Ce pouvoir, fondé sur le crédit idéal de la foi, perd à mesure que celle-ci diminue. S'il se trouve à la tête des nations quelques ministres au-dessus des préjugés vulgaires, le saint-père fera banqueroute. Déjà ses lettres de change et ses billets au porteur sont à demi décrédités. Sans doute que la postérité jouira de l'avantage de pouvoir penser librement, qu'elle ne verra point, comme nous, des horreurs telles qu'en a produit Toulouse, Abbeville, etc. Les Morival de cet heureux siècle n'auront point à craindre les barbaries exercées sur les Morival d'aujourd'hui. Vous n'avez qu'à me l'envoyer directement ici; je le considère comme une victime échappée au glaive du sacrificateur, ou, pour mieux dire, du bourreau.

Je pars pour la Silésie. Je ne pourrai être de retour ici que le 4 ou le 5 du mois prochain; ainsi il aura tout le temps d'arranger son voyage. Dans quelque lieu que je me trouve, mes vœux seront les mêmes pour le Patriarche de Ferney, et, faute de pouvoir l'entendre chemin faisant, je m'entretiendrai avec ses ouvrages. Vale.

P. S. Vous voyagerez avec moi sans vous en apercevoir, et vous me ferez plaisir sans qu'il vous en coûte, et je vous bénirai en chemin comme de coutume.

<391>

528. DE VOLTAIRE.

Ferney, 31 août 1775.

Sire, je renvoie aujourd'hui aux pieds de Votre Majesté votre brave et sage officier d'Étallonde Morival, que vous avez daigné me confier pendant dix-huit mois. Je vous réponds qu'on ne lui trouvera pas à Potsdam l'air évaporé et avantageux de nos prétendus marquis français. Sa conduite, et son application continuelle à l'étude de la tactique et à l'art du génie, sa circonspection dans ses démarches et dans ses paroles, la douceur de ses mœurs, son bon esprit, sont d'assez fortes preuves contre la démence aussi exécrable qu'absurde de la sentence de trois juges de village, qui le condamna, il y a dix ans, avec le chevalier de La Barre, à un supplice que les Busiris n'auraient pas osé imaginer.

Après ces Busiris d'Abbeville, il trouve en vous un Solon. L'Europe sait que le héros de la Prusse a été son législateur; et c'est comme législateur que vous avez protégé la vertu livrée aux bourreaux par le fanatisme. Il est à croire qu'on ne verra plus en France de ces atrocités affreuses, qui ont fait jusqu'ici un contraste si étrange et si fréquent avec notre légèreté; on cessera de dire : Le peuple le plus gai est le plus barbare.

Nous avons un ministère très-sage, choisi par un jeune roi non moins sage, et qui veut le bien. C'est ce que V. M. remarque dans sa dernière lettre, du 13. La plupart de nos fautes et de nos malheurs sont venus jusqu'ici de notre asservissement à d'anciennes coutumes honorées du nom de lois, malgré notre amour pour la nouveauté. Notre jurisprudence criminelle, par exemple, est presque toute fondée sur ce qu'on appelle le droit canon, et sur les anciennes procédures de l'inquisition. Nos lois sont un mélange de l'ancienne barbarie mal corrigée par de nouveaux règlements. Notre gouvernement <392>a toujours été jusqu'à présent ce qu'est la ville de Paris, un assemblage de palais et de masures, de magnificence et de misères, de beautés admirables et de défauts dégoûtants. Il n'y a qu'une ville nouvelle qui puisse être régulière.

V. M. daigne me mander qu'elle daigne voyager avec mes faibles ouvrages. Je voudrais bien être à leur place, malgré mes quatre vingt-deux ans. Je suis obligé de vous dire que plusieurs de ces enfants, qu'on baptise de mon nom, ne sont pas de moi. Je sais que vous avez une édition de Lausanne en quarante-deux volumes, entreprise par deux magistrats et deux prêtres qui ne m'ont jamais consulté. Si par hasard le vingt-troisième volume tombait sous votre main, vous y verriez une trentaine de petites pièces de vers tout à fait dignes du cocher de Vertamont.392-a On n'est pas obligé d'avoir autant de goût à Lausanne qu'à Potsdam.

Ce qui est de moi ne mérite guère plus vos regards. La manie des éditeurs m'a enseveli dans des monceaux de papier. Ces gens-là se ruinent par excès de zèle. Je leur ai écrit cent fois qu'on ne va pas à la postérité avec un si lourd bagage. Ils n'en ont tenu compte; ils ont défiguré vos lettres et les miennes, qui ont couru dans le monde. Me voilà en in-folio, rongé des rats et des vers comme un Père de l'Église.

V. M. verra donc mes éternelles querelles avec les Larcher, et frère Nonotte, et frère Fréron, et frère Paulian, ces illustres ex-jésuites. Ces belles disputes doivent étrangement ennuyer le vainqueur de tant de nations et l'historien de sa patrie. Les jésuites m'ont déclaré la guerre dans le temps même que vos frères les rois de France et d'Espagne les punissaient. C'étaient des soldats dispersés après leur défaite, qui volaient un pauvre passant pour avoir de quoi vivre.

<393>Les jésuites devaient me persécuter en conscience; car, avant qu'on les chassât de France et d'Espagne, je les avais chassés de mon voisinage. Ils s'étaient emparés, sur la frontière de Berne, du bien de sept gentilshommes, nommés MM. de Crassi, tous frères, tous au service du roi de France, tous mineurs, tous très-pauvres. J'eus le bonheur de consigner l'argent nécessaire pour les faire rentrer dans leur terre usurpée par les jésuites. Saint Ignace ne m'a point pardonné cette impiété. Depuis ce temps, Fréron refait la Henriade avec La Beaumelle; Paulian écrit contre l'empereur Julien et contre moi; Nonotte m'accuse, en deux gros volumes, d'avoir trouvé mauvais que le grand Constantin ait autrefois assassiné son beau-père, son beau-frère, son neveu, son fils, et sa femme. J'ai eu la faiblesse de répondre quelquefois à ces animaux-là; les éditeurs ont eu la sottise de réimprimer ces pauvretés, dont personne ne se soucie.

Je prie V. M. de faire de ces fatras ce que je lui ai vu faire de tant de livres; elle prenait des ciseaux, coupait toutes les pages qui l'ennuyaient, conservait celles qui pouvaient l'amuser, et réduisait ainsi trente volumes à un ou deux : méthode excellente pour nous guérir de la rage de trop écrire.

Voilà donc, Sire, le baron de Pöllnitz mort; il écrivait aussi. C'est par là qu'il faut que nous finissions tous, les Fréron, les Nonotte, et moi. Il n'en restera rien du tout. Il n'y a que certains noms qui se sauveront du néant, comme, par exemple, un Gustave-Adolphe, et un autre très-supérieur, à mon avis, dont je baise de loin les mains victorieuses, qui ont écrit des choses si ingénieuses et si utiles, qui protégent l'innocence, et qui répandent les bienfaits.

<394>

529. A VOLTAIRE.

Potsdam, 8 septembre 1775.

Je vous suis très-obligé du plaisir que vous m'avez fait en mon voyage de Silésie. Il faut avouer que vous êtes de bonne compagnie, et qu'on s'instruit en s'amusant avec vous. Voltaire et moi, nous avons fait tout le tour de la Silésie, et nous sommes revenus ensemble.

Quant à Le Kain :

Dans ces beaux vers qu'il nous déclame.
Avec plaisir je reconnais
La force, la noblesse et l'âme
De l'auteur de ces grands portraits.
Il sait, par d'invincibles charmes,
Me communiquer ses alarmes;
Il émeut, il perce le cœur
Par la pitié, par la terreur;
Et mes yeux se fondent en larmes.
Ah! malheur au cœur inhumain
Que rien n'ébranle et rien ne touche!
Le mortel ou vain, ou farouche,
Ne voit nos maux qu'avec dédain.
Est-on fait pour être impassible?
J'existe par le sentiment,
Et j'aime à sentir vivement
Que mon cœur est encor sensible.

Voilà, dans l'exacte vérité, le plaisir que m'ont lait les représentations de vos tragédies. Le Kain a sans doute aidé dans le récit et dans l'action; mais quand même un moins bon acteur les eût représentées, le fond l'aurait emporté sur la déclamation. Je pourrais servir de souffleur à vos pièces; il y en a beaucoup que je sais par cœur. Si je ne fais pas autrement fortune en ce monde, ce métier sera ma dernière ressource. Il est bon d'avoir plus d'une corde à son arc.

<395>Je ne suis pas au fait de la cour de Versailles, et je ne sais qu'en gros ce qui s'y passe. Je ne connais ni les Turgot, ni les Malesherbes; s'ils sont de vrais philosophes, ils sont à leur place. Il ne faut ni préjugé ni passion dans les affaires; la seule qui soit permise est celle du bien public. Voilà comme pensait Marc-Aurèle, et comme doit penser tout souverain qui veut remplir son devoir.

Pour votre jeune roi, il est ballotté par une mer bien orageuse; il lui faut de la force et du génie pour se faire un système raisonné, et pour le soutenir. Maurepas est chargé d'années; il aura bientôt un successeur, et il faudra voir alors sur qui le choix du monarque tombera, et si le vieux proverbe se dément : Dis-moi qui tu hantes, et je dirai qui tu es.

Je viens de voir en Silésie un M. de Laval-Montmorency et un Clermont-Gallerande qui m'ont dit que la France commençait à connaître la tolérance, qu'on pensait à rétablir l'édit de Nantes, si longtemps supprimé. Je leur ai répondu tout uniment que c'était moutarde après dîner. Vous me prendrez pour d'Argenson la Bête,395-a qui s'exprimait en proverbes triviaux en traitant d'affaires; mais une lettre n'est pas une négociation, et il est permis de se dérider quelquefois en société. Vous ne voudriez pas sans doute que j'affectasse l'air empesé de vos robins, ou de nos graves députés de Ratisbonne. Les uns sont les bourreaux des La Barre, les autres font des sottises d'un autre genre avec leurs visitations.

Vous avez raison de dire que nos bons Germains en sont encore à l'aurore des connaissances. L'Allemagne est au point où se trouvaient les beaux-arts du temps de François Ier. On les aime, on les recherche; des étrangers les transplantent chez nous; mais le sol n'est pas encore assez préparé pour les produire de lui-même. La guerre de trente ans a plus nui à l'Allemagne que ne le croient les étrangers. Il a fallu commencer par la culture des terres, ensuite par les manu<396>factures, enfin par un faible commerce. A mesure que ces établissements s'affermissent, naît un bien-être qui est suivi de l'aisance, sans laquelle les arts ne sauraient prospérer. Les Muses veulent que les eaux du Pactole arrosent les pieds du Parnasse. Il faut avoir de quoi vivre pour s'instruire et penser librement. Aussi Athènes l'emporta-t-elle sur Sparte en fait de connaissances et de beaux-arts.

Le goût ne se communiquera en Allemagne que par une étude réfléchie des auteurs classiques, tant grecs que romains et français. Deux ou trois génies rectifieront la langue, la rendront moins barbare, et naturaliseront chez eux les chefs-d'œuvre des étrangers.

Pour moi, dont la carrière tend à sa fin, je ne verrai pas ces heureux temps. J'aurais voulu contribuer à leur naissance; mais qu'a pu faire un être tracassé les deux tiers de sa course par des guerres continuelles, obligé de réparer les maux qu'elles ont causés, et né avec des talents trop médiocres pour d'aussi grandes entreprises? La philosophie nous vient d'Épicure; Gassendi, Newton et Locke l'ont rectifiée; je me fais honneur d'être leur disciple, mais pas davantage.

C'est vous qui, dessillant les yeux de l'univers,
Remplissez dignement cette vaste carrière,
Soit en prose, ou soit en vers.
Vous avez dans la nuit fait briller la lumière,
Délivré les mortels de leur vaine terreur;
La Raison dans vos mains a confié son foudre;
Vous avez réduit en poudre
Et le Fanatisme, et l'Erreur.

C'est à Bayle, votre précurseur, et à vous, sans doute, que la gloire est due de cette révolution qui se fait dans les esprits. Mais disons la vérité : elle n'est pas complète, les dévots ont leur parti, et jamais on ne l'achèvera que par une force majeure; c'est du gouvernement que doit partir la sentence qui écrasera l'infâme. Des ministres éclairés peuvent y contribuer beaucoup; mais il faut que la volonté du<397> souverain s'y joigne. Sans doute cela se fera avec le temps; mais ni vous ni moi ne serons spectateurs de ce moment tant désiré.

J'attends ici d'Étallonde. Vous aurez à présent reçu mes réponses, et je le crois en chemin. Je ferai pour lui, ou pour vous, ce qui dépendra de moi. C'est un martyr de la superstition, qui mérite d'être sanctifié par la philosophie.

Ne me tirez point de l'erreur où je suis. J'en crois Le Kain. Je veux, j'espère, je désire que nous vous conservions le plus longtemps possible. Vous ornez trop votre siècle pour que je puisse être indifférent sur votre sujet. Vivez, et n'oubliez pas le solitaire de Sans-Souci. Vale.

J'ai honte de vous envoyer des vers; c'est jeter une goutte d'eau bourbeuse dans une claire fontaine. Mais j'effacerai mes solécismes en faisant du bien à divus Etallundus, martyr de la philosophie.

530. AU MÊME.

Potsdam, 29 septembre 1775.

La meilleure recommandation de Morival sera s'il m'apprend qu'il a laissé le Patriarche de Ferney en parfaite santé. Morival sera longuement interrogé sur ce sujet, car il y a des êtres privilégiés de la nature, dont les moindres détails deviennent intéressants. J'apprendrai de lui les progrès de la foire qui s'établit là-bas, l'augmentation du commerce des montres, l'édification d'un nouveau théâtre, et tout ce qu'il sait du philosophe chez lequel il a passé dix-huit mois, temps le plus remarquable et le plus précieux de la vie de Morival.

<398>Ensuite je viendrai à sa propre histoire, dont je ne sais que ce qui se trouve dans un mémoire de Loyseau. Il est vrai que ce jugement d'Abbeville révolte l'humanité, que l'inquisition de Rome aurait été moins sévère; mais les hommes se croient tout permis quand ils pensent combattre pour la gloire de Dieu; ils souillent les autels d'un être bienfaisant du sang de victimes innocentes.

Si ces horreurs peuvent s'excuser, c'est dans l'effervescence de quelque nouveau fanatisme; mais ces fureurs deviennent plus atroces encore, quand elles se commettent de sang-froid et dans le silence des passions. La postérité aura peine à croire que le dix-huitième siècle ait vu le fanatisme le plus absurde étouffer les cris de la raison, de la nature et de l'humanité. Morival est heureux d'être échappé des griffes de ces anthropophages sacrés; il vaut mieux habiter avec une horde de Lapons qu'avec ces monstres d'Abbeville. Un roi dont les vues sont droites, un ministère sage comme celui que vous avez présentement en France, empêcheront sans doute l'exécution des jugements iniques. Ils ne voudront pas que les lois de la France et de la Tauride soient les mêmes. Cependant ils auront toujours contre eux le clergé, armé du saint nom de la religion catholique, apostolique et romaine. Il me semble voir sortir un évêque de cette troupe de prêtres, qui, s'adressant au seizième des Louis, lui dit :

« Sire, vous êtes le seul roi dans l'univers qui portiez le titre de Très-Chrétien; le glaive dont Dieu arma votre bras vous est donné pour défendre l'Église. La religion est outragée, elle réclame votre assistance. Il faut que le sang du coupable soit versé en expiation de l'offense, et pour le premier et le plus ancien royaume du monde. »

Je vous assure, quand même tous les encyclopédistes se trouveraient présents à cette harangue, qu'ils n'arracheraient pas des mains des prêtres la victime que ces barbares auraient résolu d'immoler.

Si d'aussi horribles scandales se commettent moins ailleurs qu'en France, il faut l'attribuer à la vivacité de votre nation, qui se porte<399> toujours aux extrêmes. Ce n'est pas seulement en France où l'on trouve un mélange d'objets dont les uns excitent l'admiration, et les autres le blâme; je crois qu'il en est de même partout : l'homme étant imparfait lui-même, comment produirait-il des ouvrages parfaits?

Votre royaume a été subjugué par les Romains, les Saliens, les Francs, les Anglais, et par la superstition; ces conquérants ont tous promulgué des lois, ce qui a fait un chaos de votre jurisprudence. Pour bien faire, il faudrait détruire et réédifier. Ceux qui l'entreprendront trouveront contre eux la coutume, les préjugés, et tout le peuple attaché aux anciens usages sans savoir les apprécier, et qui croit qu'y toucher, et bouleverser le royaume, c'est la même chose.

Vous approuvez, à ce que je crois, le gouvernement de la Pensylvanie, tel qu'il est établi à présent; il n'existe que depuis un siècle; ajoutez-en encore cinq ou six à sa durée, et vous ne le reconnaîtrez plus, tant l'instabilité est une des lois permanentes de cet univers. Que des philosophes fondent le gouvernement le plus sage, il aura le même sort. Ces philosophes mêmes ont-ils toujours été à l'abri de l'erreur? N'en ont-ils pas débité aussi? Témoin les formes substantielles d'Aristote, le galimatias de Platon, les tourbillons de Des Cartes, les monades de Leibniz. Que ne dirais-je pas des paradoxes dont Jean-Jacques a régalé l'Europe, si cependant on peut compter parmi les philosophes celui qui a bouleversé la cervelle de quelques bons pères de famille au point de donner à leurs enfants l'éducation d'Émile!

Il résulte de tous ces exemples que, malgré les bonnes intentions et les peines qu'on se donne, les hommes ne parviendront jamais à la perfection en quelque genre que ce soit.

Mais je me suis abandonné au flux de ma plume; j'ai la logodiarrhée, et je barbouille inutilement du papier pour vous dire des choses que vous savez mieux que moi. Je n'ai qu'une seule excuse : c'est que, si on ne devait vous écrire que des choses que vous ignorez, on n'aurait rien à vous dire. Cependant en voici une :

<400>Vous voulez savoir de quoi nous nous sommes entretenus en voyageant en Silésie; vous saurez donc que vous m'avez récité Mérope et Mahomet, et que, lorsque les cahots de la voiture étaient trop violents, j'ai appris par cœur les morceaux qui m'ont le plus frappé. C'est ainsi que je me suis occupé en route, en m'écriant parfois : Que béni soit cet heureux génie qui, présent ou absent, me cause toujours un égal plaisir!

Il y a longtemps que j'ai lu et relu vos œuvres. Les pièces polémiques qui s'y trouvent peuvent avoir été nécessaires dans les temps qu'elles ont été écrites; mais les Desfontaines, les Fréron, les Paulian, les La Beaumelle, n'empêcheront jamais que la Henriade, Œdipe, Brutus, Zaïre, Alzire, Mérope, Sémiramis, le Duc de Foix, Oreste, Mahomet, n'aillent grandement à la postérité, et qu'on ne les mette au nombre des ouvrages classiques dont Athènes, Rome, Florence et Paris ont embelli la littérature. C'est une vérité dont tous les connaisseurs conviennent, et non pas un compliment que je vous fais.

Le vieux Pöllnitz a voulu payer généreusement son passage à Caron; il a fait quelques friponneries le jour même de son décès, pour qu'on dise qu'il est mort comme il a vécu; il n'est regretté que de ses créanciers. Mais mylord Marischal, plus âgé que l'autre, a l'esprit aussi présent que dans sa jeunesse; il a de la gaîté et de l'enjouement, et jouit d'une estime universelle. Tel, dit Le Kain, est le Patriarche de Ferney : j'ajoute qu'il sera immortel comme ses ouvrages. Qu'il terrasse l'hydre du fanatisme, qu'il protége l'innocence opprimée, qu'il soit encore longtemps l'ornement du siècle et une source de contentement pour ceux qui lisent ses ouvrages! Vale.400-a

<401>

531. AU MÊME.

Potsdam, 22 octobre 1775.

La goutte m'a tenu lié et garrotté pendant quatre semaines; s'entend que je l'ai eue aux deux pieds, aux deux genoux, aux deux mains, et, par surcroît de faveur, au coude. A présent la fièvre et les douleurs ont cessé, et je ne souffre plus que d'un grand épuisement de forces. Pendant cet accès, j'ai reçu de Ferney deux lettres charmantes; mais, eussent-elles été du grand Demiourgos, je n'aurais pu même dicter la réponse. J'ai lié connaissance avec Apollon, dieu de la médecine; mais Apollon, dieu du Parnasse, si jamais il m'inspire, ne me communiquera ses dons qu'après que mon corps aura repris assez de forces pour en communiquer à mon cerveau.

Divus Etallundus vient d'arriver; c'est un enfant arraché aux griffes de l'infâme et aux flammes de l'inquisition. Il a été très-bien reçu, parce qu'il m'a assuré que les médecins donnaient encore dix années de vie à son généreux défenseur, au sage du mont Jura, qui fait rougir les Velches de leurs lois et de leurs procédures barbares. D'Étallonde assure que vous avez plus d'huile dans votre lampe que n'en avaient toutes les vierges de l'Évangile. Puisse-t-elle durer toujours, et puisse au moins votre corps subsister à proportion de ce que durera votre réputation! Vous toucheriez à l'immortalité.

J'attends le retour de mes forces et de mes pensées pour vous écrire d'un style moins laconique, en vous assurant que le malade de Sans-Souci aimera toujours le Patriarche de Ferney. Vale.

<402>

532. AU MÊME.402-a

Le 24 octobre 1775.

Ces jours passés, le hasard m'a fait tomber entre les mains une critique de la Henriade dont La Beaumelle et Fréron sont les auteurs.402-b J'ai eu la patience de parcourir leurs remarques, qui respirent plutôt l'amour de nuire que celui de la justice et de l'impartialité. Je croyais que ces Zoïles avaient épuisé tout leur venin dans ces notes; mais quelle fut ma surprise lorsque je trouvai des moitiés de chants de leur composition, qu'ils prétendaient insérer dans ce poëme! Ces vers, d'un style sec et décharné, ne méritent pas d'être lus par les honnêtes gens. Moi qui suis bien loin de posséder les connaissances des d'Olivet, je me trouve en état d'en faire une bonne critique, tant leur versification est détestable. La bêtise, la basse jalousie et la méchanceté de ces insectes du Parnasse me firent imaginer la fable que voici :

Un beau jour, certain âne, en paissant dans les bois,
Entendit préluder la tendre Philomèle,
Qui célébrait l'amour dans la saison nouvelle.
Admirateur jaloux des charmes de sa voix,
L'âne ose imaginer de l'emporter sur elle;
Sa voix rauque aussitôt se prépare à chanter
(Tout, jusqu'à l'âne même, incline à se flatter);
Mais comment réussit son désir téméraire?
Tout s'envola d'abord, quand il se mit à braire.
Petits auteurs, apprenez tous
A demeurer dans votre sphère,
Ou l'on se moquera de vous.

<403>Peut-être que mes vers ne valent guère mieux que ceux de messieurs vos critiques; ils contiennent cependant quelques vérités qui pourraient leur faire rabattre de leur amour-propre excessif; mais laissons ces avortons de Zoïle.

Je me flatte d'être le premier qui vous félicite de l'intendance du pays de Gex, dont on vient de vous revêtir, et sur l'érection en marquisat de votre terre de Ferney. A force de mérite, vous forcez votre patrie à vous témoigner sa reconnaissance. Je prends part à tout ce qui arrive d'avantageux à notre bon patriarche, et je le prie de se souvenir quelquefois du solitaire de Sans-Souci. Vale.

533. AU MÊME.

Potsdam, 4 décembre 1775.

Aucune de vos lettres ne m'a fait autant de plaisir que celle que je viens de recevoir; elle me tire des inquiétudes que la nouvelle de votre maladie m'avait causées. Il faut que le Patriarche de Ferney vive longues années pour la gloire des lettres, et pour honorer le dix-huitième siècle. J'ai survécu vingt-six ans à une attaque d'apoplexie que j'eus l'année 1749.403-a J'espère que vous en ferez de même. Ce qu'on appelle semi-apoplexie n'est pas si dangereux; et, en observant un bon régime, en renonçant aux soupers, j'espère que nous pourrons vous conserver encore pour la satisfaction de tous ceux qui pensent.

Vous me demandez ce que c'est que l'esprit? Hélas! je vous dirai<404> tout ce qu'il n'est pas : j'en ai si peu moi-même, que je serais bien embarrassé de le définir. Si cependant vous voulez, pour vous amuser, que je fasse mon roman comme un autre, je m'en tiendrai aux notions que l'expérience m'a données.

Je suis très-certain que je ne suis pas double; de là je me considère comme un être unique. Je sais que je suis un animal matériel, animé, organisé, et qui pense; d'où je conclus que la matière animée peut penser, ainsi qu'elle a la propriété d'être électrique.

Je vois que la vie de l'animal dépend de la chaleur et du mouvement; je soupçonne donc qu'une parcelle de feu élémentaire pourrait bien être la cause de l'un et de l'autre de ces phénomènes. J'attribue la pensée aux cinq sens que la nature nous a donnés; les connaissances qu'ils nous communiquent s'impriment dans les nerfs qui en sont les messagers; ces impressions que nous appelons mémoire nous fournissent les idées; la chaleur du feu élémentaire, qui tient le sang dans une agitation perpétuelle, réveille ces idées, occasionne l'imagination. Selon que ce mouvement est vif et facile, les pensées s'y succèdent rapidement; si le mouvement est lent et embarrassé, les pensées ne viennent que de loin à loin. Le sommeil confirme cette opinion; quand il est parfait, le sang circule si doucement, que les idées sont comme engourdies, que les nerfs de l'entendement se détendent, et que l'âme demeure comme anéantie. Si le sang circule avec trop de véhémence dans le cerveau, comme chez les ivrognes, ou dans les fièvres chaudes, il confond, il bouleverse les idées; si quelque légère obstruction se forme dans les nerfs du cerveau, elle occasionne la folie; si une goutte d'eau se dilate dans le crâne, la perte de la mémoire s'ensuit; si enfin une goutte de sang extravasé presse le cerveau et les nerfs de l'entendement, voilà la cause de l'apoplexie.

Vous voyez que j'examine l'âme plutôt en médecin qu'en métaphysicien; je m'en tiens à ces vraisemblances, en attendant mieux. Je me contente de jouir des fruits de votre entendement, de votre<405> imagination renaissante, de votre beau génie, sans m'embarrasser si ces dons admirables vous viennent d'idées innées, ou si Dieu vous inspire toutes vos pensées, ou si vous êtes une horloge dont le cadran montre Henri IV, tandis que votre carillon sonne la Henriade.

Qu'un autre se fasse un labyrinthe pour s'y égarer, je me délecte dans vos ouvrages, et je bénis l'Être des êtres de ce qu'il m'a rendu votre contemporain.

Je n'ai pu vous écrire de longtemps; je sors de mon quatorzième accès de goutte. Jamais elle ne m'a plus maltraité; je suis à demi perclus de tous mes membres. Cela ne m'a pas empêché de voir Morival, et de m'entretenir longuement sur votre sujet; il faut bien que nous fêtions nos martyrs; ils souffrent pour la vérité, et les autres n'ont été que les victimes de l'erreur et de la superstition. Je m'attends de jour à autre que Morival fera des miracles; le plus célèbre serait de confondre et de causer des remords à ces juges iniques qui l'ont condamné à subir une mort affreuse.

J'ai participé à la faveur que le roi de France a faite à M. de Saint-Germain. Ce brave officier m'est connu de longtemps; il ne se rendra pas indigne de la place qu'il a obtenue. Il a tout le mérite qu'il faut pour la remplir, et un zèle bien louable pour le bien public; ce qui doit le rendre recommandable à tous les honnêtes gens.

Je vous félicite en même temps, mon cher Voltaire; on m'assure que vous êtes devenu directeur des impôts dans le pays de Gex, que vous réduisez toutes les taxes sous un seul titre, et que l'exemple que vous donnerez de cette simplification sera introduit dans toute la France. Les bons esprits sont propres à tous les emplois; un raisonnement juste, des idées nettes, et un peu de travail, servent également d'instruments pour les arts, pour la guerre, pour les finances, et pour le commerce.

Il sera donc dit que celui dont l'imagination enfanta la Henriade, l'Œdipe, et tant d'autres admirables tragédies, que le traducteur de<406> Newton, l'auteur de l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, l'oracle de la tolérance, l'émule de l'Arioste, aura encore instruit sa nation dans l'art de soulager les peuples dans la perception des impôts.

Nous ne connaissons pas trop Homère; mais Virgile n'était que poëte, Racine n'écrivait pas bien en prose, Milton n'avait été que l'esclave du tyran de sa patrie; il n'y a donc que vous seul qui ayez réuni tous ces genres si différents. Vivez donc pour éclairer votre patrie dans cette nouvelle carrière; elle vous devra son goût, sa raison, et les laboureurs leur conservation. Quel bien de plus vous reste-t-il à faire, sinon de ne pas oublier le solitaire de Sans-Souci, qui vous admire trop pour que vous ne l'aimiez pas un peu. Vale.

534. AU MÊME.

Potsdam, 5 décembre 1775.

Je vous ai mille obligations de la semence que vous avez bien voulu m'envoyer. Qui aurait dit que notre correspondance roulerait sur l'art de Triptolème, et qu'il s'agirait entre nous deux qui cultiverait le mieux son champ?406-a C'est cependant le premier des arts, et sans lequel il n'y aurait ni marchands, ni rois, ni courtisans, ni poëtes, ni philosophes. Il n'y a de vraies richesses que celles que la terre produit. Améliorer ses terres, défricher des champs incultes, saigner des marais, c'est faire des conquêtes sur la barbarie, et procurer de la subsistance à des colons qui, se trouvant en état de se marier, travaillent gaîment à perpétuer l'espèce, et augmentent le nombre des citoyens laborieux.

<407>Nous avons imité ici les prairies artificielles des Anglais, ce qui réussit très-bien, et a fait augmenter nos bestiaux d'un tiers.407-a Leur charrue et leur semoir n'ont pas eu le même succès : la charrue,407-b parce qu'en partie nos terres sont trop légères; le semoir, parce qu'il est trop cher pour le peuple et pour les paysans.

En revanche, nous sommes parvenus à cultiver la rhubarbe dans nos jardins; elle conserve toutes ses propriétés, et ne diffère point, pour l'usage, de celle qu'on fait venir des pays orientaux.

Nous avons gagné,407-c cette année, dix mille livres de soie, et l'on a augmenté les ruches à miel d'un tiers.

Ce sont là les hochets de ma vieillesse,407-d et les plaisirs qu'un esprit dont l'imagination est éteinte peut goûter encore.407-e Il n'est pas donné à tout le monde d'être immortel comme vous. Notre bon patriarche est toujours le même. Pour moi, j'ai déjà envoyé une partie de ma mémoire, le peu d'imagination que j'avais, et mes jambes, sur les bords du Cocyte. Le gros bagage prend les devants,407-f en attendant que le corps de bataille le suive; c'est une disposition d'arrière-garde à laquelle Feuquières et M. de Saint-Germain donneraient leur approbation.

J'espère que vous continuerez de me donner de bonnes nouvelles de votre santé, qui certainement ne m'est pas indifférente, et que vous vous souviendrez quelquefois du solitaire de Sans-Souci. Vale.

<408>

535. AU MÊME.408-a

(Potsdam) 13 décembre 1775.408-b

Le Courrier du Bas-Rhin écrit de Clèves souvent des sottises et rarement de bonnes choses; on s'est borné jusqu'ici à contenir sa plume, quelquefois trop hardie sur le sujet des souverains. Comme je ne lis point ses feuilles, j'ignore parfaitement leur contenu. S'il s'est avisé de faire l'apologie des juges et du procès de ce malheureux La Barre, il donnera au public une mauvaise opinion de son caractère moral ou de son jugement; il était permis chez les Romains de plaider les causes d'accusés dont le crime était douteux, mais les avocats abandonnaient celles des scélérats. Hortensius se désista de la défense de Verrès, convaincu de méchantes actions, et Cicéron nous apprend qu'il abandonna, par la même raison, un esclave d'Oppianicus pour lequel il avait commencé à plaider. Je ne puis citer de plus illustres exemples au gazetier de Clèves que ceux de deux consuls romains; pour les égaler, il faudra qu'il se résolve à chanter la palinodie, et j'espère que les ministres auront assez de crédit sur lui pour qu'il prenne généreusement le parti de se rétracter. Morival est à Berlin, où il étudie la géométrie et la fortification chez un habile professeur; il pourra fournir le mémoire aux ministres, qui s'en serviront pour condamner les mensonges du gazetier.

Mais vous me demandez des nouvelles de ma santé, et vous ne m'en donnez pas de la vôtre. Cela n'est pas bien. Je n'ai que la goutte, qu'on chasse par le régime et la patience; mais malheureusement vous avez été atteint d'un mal plus dangereux. Vous croyez qu'on ne prend qu'un intérêt tiède à votre santé; cela vous trompe.<409> Il y a quelques bons esprits qui craignent avec moi que le trône du Parnasse ne devienne vacant. J'ai reçu une lettre de Grimm, qui vous a vu; cette lettre ne me rassure pas assez; il faut que le vieux patriarche de Ferney m'écrive qu'il se trouve soulagé, et qu'il me tranquillise lui-même. Croyez que vous me devez cette consolation, comme à celui de tous vos admirateurs qui vous rend le plus de justice. Vale.

536. DE VOLTAIRE.

Ferney, 21 décembre 1775.

Sire, il n'y a jamais eu ni de roi ni de goutteux plus philosophe que vous. Il faut que vous soyez comme celui409-a qui disait : Non, la goutte n'est point un mal. Vos réflexions sur cette machine qui a, je ne sais comment, la faculté d'éternuer par le nez et de penser par la cervelle, valent mieux que tout ce que les docteurs en grec et en hébreu ont jamais dit sur cette matière.

V. M. est actuellement dans le cas de Xénophon, qui s'occupait de l'agriculture dans le loisir de la paix. Mais ce n'est pas après une retraite de dix mille, c'est après des victoires de cinquante mille.

Je crois que vous aurez un peu de peine à faire produire à votre sablonnière du Brandebourg d'aussi riches moissons que celles des plaines de Babylone, quoique, à mon avis, vous valiez beaucoup mieux que tous les rois de ce pays-là. Mais du moins vos soins rendront la Marche, et la Nouvelle-Marche, et la Poméranie, plus fertiles que le pays de Salomon, qu'on appela si mal à propos la terre<410> promise, et qui était encore plus sablonneux que le chemin de Berlin à Sans-Souci.

V. M. est trop bonne de daigner jeter les yeux sur mes petits travaux rustiques. Elle m'encourage en m'approuvant. Je n'ai qu'un petit coin de terre à défricher, et encore est-il un des plus mauvais de l'Europe. Vous daignez encourager de même ma chétive faculté intellectuelle, en me persuadant qu'une demi-apoplexie n'est qu'une bagatelle; je ne savais pas que V. M. eût jamais eu affaire à un pareil ennemi. Vous l'avez vaincu comme tous les autres, et vous triomphez enfin de la goutte, qui est plus formidable. Vous tendez une main protectrice, du haut de votre génie, à ma petite machine pensante; je serai assez hardi, dans quelque temps, pour mettre à vos pieds des lettres assez scientifiques, assez ridicules, que j'ai pris la liberté d'écrire à M. Pauw sur ses Chinois, ses Égyptiens, et ses Indiens.410-a

La barbare aventure du général Lally, le désastre et les friponneries de notre compagnie des Indes, m'ont mis à portée de me faire instruire de bien des choses concernant l'Inde et les anciens brahmanes. Il m'a paru évident que notre sainte religion chrétienne est uniquement fondée sur l'antique religion de Brahma. Notre chute des anges qui a produit le diable, et le diable qui a produit la damnation du genre humain, et la mort de Dieu pour une pomme, ne sont qu'une misérable et froide copie de l'ancienne théologie indienne. J'ose assurer que V. M. trouvera la chose démontrée.

Je ne connais point M. Pauw. Mes lettres sont d'un petit bénédictin tout différent de M. Pernetti. Je trouve ce M. Pauw un très-habile homme, plein d'esprit et d'imagination, un peu systématique, à la vérité, mais avec lequel on peut s'amuser et s'instruire.

J'espère mettre dans un mois ou deux ce petit ouvrage de saint Benoît à vos pieds.

<411>On me mande qu'on a imprimé à Berlin une traduction fort bonne d'Ammien-Marcellin avec des notes instructives;411-a comme cet Ammien-Marcellin était contemporain du grand Julien, que nos misérables prêtres n'osent plus appeler apostat, souffrez, Sire, que je prenne une liberté avec celui auquel il n'a manqué, selon moi, pour être en tout supérieur à ce Julien, que de faire à peu près ce qu'il fit, et que je n'ose pas dire.

Cette liberté est de supplier V. M. d'ordonner qu'on m'envoie par les Michelet et Girard un exemplaire de cet ouvrage. Je vous demande très-humblement pardon de mon impudence; tout ce qui regarde ce Julien m'est précieux, mais vos bontés me le sont bien davantage.

Je me mets à vos pieds plus que jamais; je me flatte qu'ils ne sont plus enflés du tout.

537. A VOLTAIRE.411-b

(Potsdam) 10 janvier 1776.

Votre lettre m'est venue bien à propos. Les gazetiers nous avaient tous alarmés par les nouvelles qu'ils débitaient de votre maladie. Je suis charmé qu'ils aient menti sur ce sujet comme selon leur coutume. Le dernier accident qui vous est arrivé vous oblige à vous ménager dorénavant plus que par le passé. Je pense qu'il faudrait se contenter d'un repas par jour; dîner à midi, pour laisser à l'estomac<412> le temps d'achever sa digestion avant les heures du sommeil. J'ai reçu du Grand Seigneur un présent de baume de la Mecque; il est de la première main. Si votre médecin juge que l'usage de ce baume vous puisse être utile, je vous en enverrai très-volontiers une fiole.412-a Voici le livre que vous me demandez; le traducteur se plaint de l'obscurité de son original; il a eu toutes les peines du monde à deviner le sens de quelques passages. Messieurs nos académiciens se mettent à traduire; en quoi ils me font plaisir, parce qu'ils me mettent en état de lire des ouvrages des anciens qui jusqu'ici ont été ou mal traduits, ou traduits en vieux français, ou point du tout. Les livres sont les hochets de ma vieillesse, et leur lecture, le seul plaisir dont je jouisse. J'avoue que, excepté la Libye, peu d'États peuvent se vanter de nous égaler en fait de sable; cependant nous défrichons, cette année, soixante et seize mille arpents de prairies; ces prairies nourriront sept mille vaches, ce fumier engraissera et corrigera notre sable, et les moissons en vaudront mieux. Je sais qu'il n'est pas donné aux hommes de changer la nature des choses; mais je pense que, à force d'industrie et de travail, on parvient à corriger un terrain stérile, et qu'on peut en faire une terre médiocre; et voilà de quoi nous contenter.

J'ai lu à l'abbé Pauw votre lettre; il a été pénétré des choses obligeantes que vous écrivez sur son sujet; il vous estime et vous admire, mais je crois qu'il ne changera pas d'opinion au sujet des Chinois; il dit qu'il en croit plus l'ex-jésuite Parennin, qui a été dans ce pays-là, que le Patriarche de Ferney, qui n'y a jamais mis les pieds. Vous voudrez bien que je garde la neutralité, et que j'abandonne les Chinois et leur cause aux avocats qui plaident pour et contre eux. L'empereur de la Chine ne se doute certainement pas que sa nation va être jugée en dernier ressort en Europe, et que des personnes qui n'ont jamais mis le pied à Pékin décideront de la réputation de son<413> empire. Il faut l'avouer, les Européens sont plus curieux que les habitants des autres parties de notre globe; ils vont partout, ils veulent tout savoir, ils veulent convertir tous les peuples chez lesquels ils pénètrent, et ils apprécient le mérite de chaque province.

J'attends avec impatience les ouvrages que vous voulez bien m'envoyer. Vous savez le cas que je fais de tout ce qui part de votre plume; mais j'avoue en même temps mon extrême ignorance sur les mœurs des peuples du Mogol, du Japon et de la Chine; j'ai borné mon attention à l'Europe; cette connaissance est d'un usage journalier et nécessaire. Ce que je pourrais ramasser d'érudition sur le Mogol, l'Arabie, et le Japon, serait l'objet d'une vaine curiosité. Je ne connais de l'empereur de la Chine que les mauvais vers qu'on lui attribue; s'il n'a pas de meilleurs poëtes à Pékin, personne n'apprendra cette langue pour pouvoir lire de pareilles poésies; et tant que la fatalité ne fera pas naître le génie d'un Voltaire dans ce pays-là, je m'embarrasserai peu du reste. Vivez donc, mon cher marquis, mon cher intendant, pour soulager le pays de Gex, pour donner un exemple à votre patrie d'un gouvernement philosophique, et pour la satisfaction de tous ceux qui s'intéressent vivement comme moi à la conservation du Protée de Ferney. Vale.

538. DE VOLTAIRE.

Ferney, 17 janvier 1776.

Sire, il y avait autrefois, vers le cinquante-troisième degré de latitude, un bel aigle, dont le vol était admiré dans toutes les latitudes du monde. Un petit rat était sorti de sa souricière pour aller contempler<414> l'aigle, et il fut épris d'une violente passion pour ce roi des oiseaux; le rat vieillit depuis dans sa retraite, et fut réduit à ronger des livres; encore les rongeait-il fort mal, parce qu'il n'avait plus de dents. L'aigle conserva toujours son beau bec, mais il eut mal à ses royales pattes.

Ce qu'on ne croira jamais, c'est que cet aigle, pendant sa maladie, s'amusait quelquefois à faire de fort jolis vers, qu'il daignait envoyer au rat. Puisque les chênes de Dodone parlaient, pourquoi un aigle ne ferait-il pas des vers? Le rat, devenu décrépit, ne pouvait plus faire que de la prose; il prit la liberté d'envoyer à son ancien patron l'aigle quelques feuillets d'un ancien livre qu'il avait trouvé dans une bibliothèque; ces fragments commençaient à la page 86.414-a

Les choses dont il est parlé dans ces fragments sont très-vraies et très-singulières. Le rat s'imagina qu'elles pourraient amuser l'aigle. S'il se trompa, on peut lui pardonner, car, dans le fond, il n'avait que de bonnes intentions; il ne voyait pas la vérité avec un coup d'œil d'aigle; mais il l'aimait tant qu'il pouvait. C'était même pour cultiver cette vérité, et pour la contempler de plus près, qu'il avait fait autrefois un voyage dans la moyenne région de l'air pour se mettre sous la protection de son aigle, auquel il resta attaché bien respectueusement et bien tendrement jusqu'à ce qu'il fût mangé des chats.

P. S. Si par hasard Sa Majesté l'aigle pouvait s'amuser de ces chiffons, son vieux vassal le rat lui enverrait tout l'ouvrage par les chariots de poste, dès qu'il sera imprimé.

<415>

539. DU MÊME.

(Ferney) 29 janvier 1776.

Sire, je reçois dans ce moment la lettre charmante dont Votre Majesté m'honore, du 2 décembre; elle me rend la force, elle me fait oublier tous les maux auxquels je suis souvent près de succomber.

Je ne fais assurément nulle comparaison entre vous et l'empereur Kien-Long, quoiqu'il soit arrière-petit-fils d'une vierge céleste, sœur de Dieu. J'ai pris la liberté de m'égayer un peu415-a sur cette généalogie, qui est beaucoup plus commune qu'on ne croyait; je n'ai fait tout ce badinage que pour dissiper mes souffrances; s'il peut amuser V. M. un moment, ma peine n'est pas perdue.

L'ancienne religion des brahmanes est évidemment l'origine du christianisme; vous en serez convaincu, si vous daignez lire la Lettre sur l'Inde, et cela pourra peut-être amuser davantage votre esprit philosophique; tout ce que je dis des brahmanes est puisé mot à mot dans des écrits authentiques, que M. Pauw connaît mieux que moi.

Je pense absolument comme lui sur ceux qui croient connaître mieux la Chine que ce père Parennin, homme très-savant et très-sensé, qui avait demeuré trente ans à Pékin.

Au reste, ces Lettres sont sous le nom d'un jeune bénédictin qui voudrait être un peu philosophe, et qui s'adresse à M. Pauw comme à son maître, en dépit de saint Benoît et de saint Idulphe.

Il est vrai, Sire, que je fais plus de cas de vos soixante-seize mille journaux de prairies, et des sept mille vaches qui vous devront leur existence, que des romans théologiques des Chinois et des Indiens; mais l'empereur Kien-Long défriche aussi, et on prétend même que<416> sa charrue vaut mieux que sa lyre. Vous êtes assurément le seul roi sur ce globe qui soyez supérieur dans tous les genres.

Vous ressembleriez à Apollon comme deux gouttes d'eau, si vous n'aviez pas pris si longtemps pour votre patron un autre saint, nommé Mars; car Apollon bâtissait comme vous des palais, cultivait des prairies, était le dieu de la musique et de la poésie; de plus, vous êtes médecin comme lui, car V. M. pousse la bonté jusqu'à vouloir m'envoyer une fiole du baume de la Mecque. C'est un remède souverain pour la maladie de poitrine dont ma nièce est attaquée, et pour la faiblesse extrême où je suis. Non seulement V. M. fait le charme de ma vie, mais elle la prolonge; le reste de mes jours doit lui être consacré.

Je la remercie de l'Ammien-Marcellin, dont on m'a dit que les notes étaient très-instructives. Cet Ammien était un superstitieux personnage, qui croyait aux démons de l'air et aux sorciers, comme tout le monde y croyait de son temps, comme les Velches y ont cru du temps de Louis XIV, comme les Polonais y croient plus que jamais; car on dit qu'ils viennent de brûler sept pauvres vieilles femmes accusées d'avoir fait manquer la récolte par des paroles magiques.

Je ne sais, Sire, si je ne me suis pas démis à vos pieds de mon marquisat; je n'ai voulu accepter aucune récompense du peu de peine que j'ai pris pour le petit pays dont j'ai fait ma patrie.

J'ai quatre-vingt-deux ans, je n'ai point d'enfants; l'érection d'une terre en marquisat demande des soins au-dessus de mes forces; je ne désire à présent d'autres honneurs que celui d'être toujours protégé par le roi Frédéric le Grand, à qui je suis attaché avec le plus profond respect jusqu'au dernier moment de ma vie.

<417>

540. A VOLTAIRE.

Potsdam, 13 février 1776.

La fable du rat et de l'aigle vaut bien celle de l'âne et du rossignol. L'aigle troquerait volontiers avec le rat, si par ce troc il pouvait s'approprier les rares talents du dernier. Mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe,417-a de même que n'est pas Protée qui veut.

Dans la Fable, jadis dans la Grèce inventée,
Nous admirons surtout le grand art de Protée,
Qui, toujours à propos sachant se transformer,
A tous les cas divers pouvait se conformer;
Mais, bien plus merveilleux encor que cette fable,
Voltaire la rendit de nos jours véritable.

En effet, il n'y a point de mutation dont vous ne soyez susceptible; et pour vous rendre entièrement universel, il ne nous manque de vous qu'un ouvrage sur la tactique. Je l'attends incessamment, comme devant éclore de votre universalité.

J'ai lu la brochure que vous m'avez envoyée, et j'espère bien que vous voudrez y joindre la continuation, qui contiendra sans doute des découvertes et des combinaisons curieuses.

Je viens d'essuyer encore un violent accès de goutte qui me met bien bas. Il faut que la belle saison vienne à mon secours pour me rendre mes forces. En attendant, le marquis de Ferney, intendant du pays de Gex,417-b soulagera les peuples du fardeau des impôts; il réglera les corvées, et donnera l'échantillon de ce qui pourra servir à<418> établir le bonheur des Velches. Je finirai ma lettre comme Boileau, Épître à Louis XIV :

...... J'admire et je me tais.

Vale.

541. DE VOLTAIRE.

Ferney, 11 mars 1776.

Sire, l'infatigable Achille sera-t-il toujours pris par le pied? L'ingénieux et sage Horace souffrira-t-il toujours de cette main qui a écrit de si belles choses? Vos fréquents accès de goutte alarment ce pauvre vieillard qui vous dit autrefois qu'il voudrait mourir à vos pieds, et qui vous le dit encore. La saison où nous sommes est bien malsaine; notre printemps n'est pas celui que les Grecs ont tant chanté; nous avons cru, nous autres pauvres habitants du Septentrion, que nous avions aussi un printemps, parce que les Grecs en avaient un; mais nous n'avons en effet que des vents, du froid, et des orages. V. M. brave tout cela dès qu'elle est quitte de sa goutte; il n'en est pas de même des octogénaires, qui ne peuvent remuer, et à qui la nature n'a laissé qu'une main pour avoir l'honneur de vous écrire, et un cœur pour regretter le temps où il était auprès de vous.

Puisque V. M. m'ordonne de lui envoyer la correspondance d'un bénédictin avec M. Pauw, je la mets à vos pieds; j'en retranche un fatras de pièces étrangères qui grossissaient cet inutile volume; j'y laisse seulement un petit ouvrage de Maxime de Madaure,418-a célèbre païen, ami de saint Augustin, célèbre chrétien. Il me semble que ce Maxime pensait à peu près comme le héros de nos jours, et qu'il<419> avait l'esprit plus conséquent et plus solide que M. l'évêque d'Hippone. Le paquet est un peu gros pour partir par la poste; mais V. M. l'ordonne.

Je lui souhaite la santé et la longue vie du maréchal Keith;419-a je lui souhaite un doux repos, qu'il a bien mérité par son activité en tout genre. Je suis au désespoir de mourir loin de lui; j'ose lui demander avec autant de respect que de tendresse la continuation de ses bontés.

542. A VOLTAIRE.

Potsdam, 19 mars 1776.419-b

Il est vrai, comme vous le dites, que les chrétiens ont été les plagiaires grossiers des fables qu'on avait inventées avant eux. Je leur pardonne encore les vierges en faveur de quelques beaux tableaux que les peintres en ont faits; mais vous m'avouerez cependant que jamais l'antiquité, ni quelque autre nation que ce soit, n'a imaginé une absurdité plus atroce et plus blasphématoire que celle de manger son Dieu. C'est le dogme le plus révoltant, le plus injurieux à l'Être suprême, le comble de la folie et de la démence. Les gentils, il est vrai, faisaient jouer à leurs dieux des rôles assez ridicules, en leur prêtant toutes les passions et les faiblesses humaines. Les Indiens font incarner trente fois leur Sommona-Codom;419-c à la bonne heure. Mais tous ces peuples ne mangeaient point les objets de leur<420> adoration. Il n'aurait été permis qu'aux Égyptiens de dévorer leur dieu Apis. Et c'est ainsi que les chrétiens traitent l'autocrateur de l'univers.

Je vous abandonne, ainsi qu'à l'abbé Pauw, les Chinois, les Indiens et les Tartares. Les nations européennes me donnent tant d'occupation, que je ne sors guère, avec mes méditations, de cette partie la plus intéressante de notre globe. Cela n'empêche pas que je n'aie lu avec plaisir les dissertations que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Comment recevrait-on autrement ce qui sort de votre plume? L'abbé Pauw prétend savoir que l'empereur Kien-Long est mort,420-a que son fils gouverne à présent, et que le défunt empereur a exercé d'énormes cruautés envers les jésuites. Peut-être veut-il que je prenne fait et cause contre Kien-Long, d'autant plus qu'il sait combien je protége les débris du troupeau de saint Ignace. Mais je demeure neutre, plus occupé d'apprendre si la colonie de Penn continuera de pratiquer ses vertus pacifiques, ou si, tout quakers qu'ils sont, ils voudront défendre leur liberté, et combattre pour leurs foyers. Si cela arrive, comme il est apparent, vous serez obligé de convenir qu'il est des cas où la guerre devient nécessaire, puisque les plus humains de tous les peuples la font.

Ammien-Marcellin doit être bien près de Ferney, à compter le temps qu'on vous l'a expédié. Nos académiciens conviennent tous que c'est un des auteurs de l'antiquité les plus difficiles à traduire, à cause de son obscurité. Il est sûr que, si d'ailleurs nous ne surpassons pas les anciens en autre chose, du moins écrit-on mieux dans ce siècle qu'à Rome après les douze Césars. La méthode, la clarté, la netteté, règnent dans tous les ouvrages, et l'on ne s'égare pas dans des épisodes, comme les Grecs en avaient l'habitude.

Je n'aime point les auteurs qu'on admire en bâillant, fussent-ils<421> même empereurs de la Chine. Mais j'aime ceux qu'on lit et qu'on relit toujours volontiers, comme les ouvrages d'un certain patriarche de Ferney, dont l'antiquité nous fournit quelques-uns de la même trempe.

Il faut, par toutes ces raisons, que vous ne mouriez point, et que, tandis que le parlement, qui radote, vous brûle à Paris, vous preniez de nouvelles forces pour confondre les tuteurs des rois, et ceux qui empoisonnent les âmes du venin de la superstition. Ce sont les vœux d'un pauvre goutteux qui se réjouit de sa convalescence, jouissant par là du plaisir de vous admirer encore. Vale.

543. DE VOLTAIRE.

Ferney, 30 mars 1776.

Sire, si votre camarade l'empereur Kien-Long est mort, comme on vous l'a dit, j'en suis très-fâché. V. M. sait assez combien j'aime et révère les rois qui font des vers; j'en connais un qui en fait assurément de bien meilleurs que Kien-Long, et à qui je serai bien attaché jusqu'à ce que j'aille faire ma cour là-bas à feu l'empereur chinois.

Nous avons actuellement en France un jeune roi qui, à la vérité, ne fait point de vers, mais qui fait d'excellente prose. Il a donné en dernier lieu sept beaux ouvrages, qui sont tous en faveur du peuple. Les préambules de ces édits sont des chefs-d'œuvre d'éloquence, car ce sont des chefs-d'œuvre de raison et de bonté. Le parlement de Paris lui a fait des remontrances séduisantes; c'était un combat d'esprit; s'il avait fallu donner un prix au meilleur discours, les connaisseurs l'auraient donné au Roi sans difficulté.

<422>Ce droit d'enregistrer et de remontrer, que vous ne connaissez pas dans votre royaume, est fondé sur l'ancien exemple d'un prévôt de Paris du temps de saint Louis et de votre Conrad Hohenzollern II, lequel prévôt s'avisa de tenir un registre de toutes les ordonnances royales, en quoi il fut imité par un greffier du parlement, nommé Jean Montluc, en 1313. Les rois trouvèrent cette invention fort utile. Philippe de Valois fit enregistrer au parlement ses droits de régale. Charles V prit la même précaution pour le fameux édit de la majorité des rois à quatorze ans. Des traités de paix furent souvent enregistrés; on ne savait pas, dans ce temps-là, ce que c'était que des remontrances. Les premières remontrances sur les finances furent faites sous François Ier, pour une grille d'argent massif qui entourait le tombeau de saint Martin. Ce saint n'ayant nullement besoin de sa grille, et François Ier ayant grand besoin d'argent comptant, il prit la grille, qui lui fut cédée par les chanoines de Tours, et dont le prix devait être remboursé sur les domaines de la couronne. Le parlement représenta au Roi l'irrégularité de ce marché. Voilà l'origine de toutes les remontrances qui ont depuis tant embarrassé nos rois, et qui ont enfin produit la guerre de la Fronde, dans la minorité de Louis XIV. Nous n'avons pas de Fronde à craindre sous Louis XVI; nous avons encore moins à craindre les horreurs ridicules des jésuites, des jansénistes et des convulsionnaires. Il est vrai que nos dettes sont aussi immenses que celles des Anglais; mais nous goûtons tous les biens de la paix, d'un bon gouvernement, et de l'espérance. V. M. a bien raison de me dire que les Anglais ne sont pas aussi heureux que nous; ils se sont lassés de leur félicité. Je ne crois pas que mes chers quakers se battent; mais ils donneront de l'argent, et on se battra pour eux. Je ne suis pas grand politique, V. M. le sait bien; mais je doute beaucoup que le ministère de Londres vaille le nôtre. Nous étions ruinés, les Anglais se ruinent aujourd'hui : chacun son tour.

Pour vous, Sire, vous bâtissez des villes et des villages, vous en<423>couragez tous les arts, et vous n'avez plus pour ennemi que la goutte; j'espère qu'elle fera sa paix avec V. M., comme ont fait tant d'autres puissances.

Quant aux jésuites, que vous aimez tant, la protection que vous leur donnez est bien noble dans un excommunié tel que vous avez l'honneur de l'être; j'ai quelque droit, en cette qualité, de me flatter aussi de la même protection. Je ne crois point, comme M. Pauw, que l'empereur Kien-Long ait traité cruellement les jésuites qui étaient dans son empire. Le père Amiot avait traduit son poëme;423-a on aime toujours son traducteur, et je maintiens qu'un monarque qui fait des vers ne peut être cruel.

J'oserais demander une grâce à V. M. : c'est de daigner me dire lequel est le plus vieux de mylord Marischal ou de moi; je suis dans ma quatre-vingt-troisième année, et je pense qu'il n'en a que quatre-vingt-deux. Je souhaite que vous soyez un jour dans votre cent douzième.

544. A VOLTAIRE.

Potsdam, 8 avril 1776.

J'ai lu avec plaisir les Lettres curieuses que vous avez bien voulu m'envoyer. J'ai beaucoup ri de l'anecdote sur Alexandre, rapportée par Oléarius.423-b L'abbé Pauw est tout vain de ce que ces Lettres lui<424> sont adressées; il croit n'avoir aucune dispute avec vous pour le fond des choses; il croit qu'il ne diffère de vos opinions sur les Chinois que de quelques nuances; il croit que l'empire de la Chine remonte à la plus haute antiquité, qu'on y connaît les principes de la morale, que les lois y sont équitables : mais il est aussi très-persuadé que, avec ces lois et cette morale, les hommes sont les mêmes à Pékin qu'à Paris, à Londres, et à Naples.

Ce qui le révolte le plus contre cette nation, c'est l'usage barbare d'exposer les enfants, c'est la friponnerie invétérée dans ce peuple, ce sont les supplices plus atroces que ceux dont on ne se sert encore que trop en Europe.

Je lui dis : Mais ne voyez-vous pas que le Patriarche de Ferney suit l'exemple de Tacite? Ce Romain, pour animer ses compatriotes à la vertu, leur proposait pour modèle de candeur et de frugalité nos anciens Germains, qui certainement ne méritaient alors d'être imités de personne. De même M. de Voltaire se tue de dire à ses Velches : Apprenez des Chinois à récompenser les actions vertueuses, encouragez comme eux l'agriculture, et vous verrez vos landes de Bordeaux et votre Champagne pouilleuse, fécondées par vos travaux, produire d'abondantes moissons; faites de vos encyclopédistes des mandarins, et vous serez bien gouvernés. Si les lois sont uniformes et les mêmes dans tout le vaste empire de la Chine, ô Velches! n'êtes-vous pas honteux de ce que, dans votre petit royaume, vos lois changent à chaque poste, et qu'on ne sait jamais par quelle coutume on est jugé?

L'abbé me répond que vous faites fort bien; mais il prétend que la Chine n'est ni si heureuse ni si sage que vous le soutenez, et qu'elle est rongée par des abus plus intolérables que ceux dont on se plaint dans notre Occident.

Il me semble donc que votre dispute se réduit à ceci : est-il permis d'employer des mensonges officieux pour parvenir à de bonnes<425> fins? On pourra soutenir le pour et le contre, et sur cette question les avis ne se réuniront jamais.425-a

Pour moi, pauvre Achille, si tant y a, je ne suis invulnérable ni aux talons, ni aux genoux, ni aux mains. La goutte s'est promenée successivement dans tout mon corps, et m'a donné une bonne leçon de patience. Il n'y a que ma tête qui est demeurée hors d'atteinte. A présent j'ai fait divorce avec cette harpie, et j'espère au moins d'en être délivré pour un temps. Il faut bien que notre frêle machine soit détruite par le temps, qui absorbe tout. Mes fondements sont déjà sapés; je défends encore la citadelle, et j'abandonne les ouvrages extérieurs à la force majeure, qui bientôt m'achèvera par quelque assaut bien préparé.

Mais tout cela ne m'embarrasse guère, pourvu que j'apprenne que le Protée de Ferney a eu quelques succès contre l'infâme, qu'il éclaire encore la littérature, la raison, les finances, etc., etc. Cela me suffit, et j'espère qu'il n'oubliera pas l'ex-jésuite de Sans-Souci. Vale.

Je reçois une lettre de ma nièce de Hollande, qui me marque que, un mandarin chinois étant arrivé à la Haye, elle avait eu la curiosité de le voir et de lui parler par le moyen d'un interprète; qu'il passait pour être fort ignorant et pour avoir peu d'esprit. L'abbé Pauw triomphe de cette nouvelle. Je lui ai répondu qu'une hirondelle ne fait pas l'été, et qu'il faut nécessairement, selon les lois éternelles de la nature, que sur une population de cent soixante millions d'âmes, dont vous gratifiez la Chine, il y ait au moins quatre-vingt-dix millions de bêtes et d'imbéciles, et que la mauvaise étoile de la Chine a voulu que précisément un être de cette espèce eût lait le voyage de Hollande. Si je ne l'ai pas assez réfuté, je vous abandonne le reste.

<426>

545. AU MÊME.

Potsdam, 20 avril 1776.

L'abbé Pauw marque une foi sincère pour toutes les relations des jésuites de la Chine de la mort de l'empereur Kien-Long, parce qu'ils l'ont annoncée. Pour moi, en qualité de rigide pyrrhonien, je crois qu'il n'est ni mort, ni vivant. La curiosité s'affaiblit avec l'âge; l'on se resserre dans une sphère plus bornée. Walpole disait : J'abandonne l'Europe à mon frère, et ne me réserve que l'Angleterre. Moi, je me contente de ce qui s'est fait, de ce qui se fait, et de ce qui pourra arriver dans notre Europe.

Louis XVI attire bien autrement ma curiosité que l'empereur Kien-Long. J'ai lu un placet, ou plutôt un remercîment du pays de Gex,426-a adressé à ce monarque; et, dans l'intérieur de mon âme, j'ai béni le bien que ce souverain a fait, ainsi que ceux qui lui ont donné d'aussi bons conseils. Le parlement aurait dû applaudir aux édits de son souverain, au lieu de lui faire des remontrances ridicules. Mais le parlement est composé d'hommes, et la fragilité des vertus humaines se cache moins dans les délibérations des grands corps que dans les résolutions prises entre peu de personnes.

Si notre espèce n'abusait pas de tout généralement, il n'y aurait point de meilleure institution que celle d'une compagnie qui eût droit de faire des représentations aux souverains sur les injustices qu'ils seraient au moment de commettre. Nous voyons en France combien peu cette compagnie pense au bien du royaume. M. Turgot a même trouvé dans les papiers de ses prédécesseurs les sommes qu'il en a coûté à Louis XV pour corrompre les conseillers de son parle<427>ment, afin de leur faire enregistrer sans opposition je ne sais quels édits.

Comme vos Français sont possédés de la manie anglicane, ils ont imité, en se laissant corrompre, ce qu'il y a de plus blâmable en Angleterre. Les républicains prétendent avoir le droit de vendre leur voix; mais des juges! mais des gens de justice! mais ceux qui se disent les tuteurs des rois!

Pour nous autres Obotrites, nous sommes, en comparaison de l'Europe, ce qu'est une fourmilière pour le parc de Versailles. Nous accommodons nos petites demeures, nous nous pourvoyons de vivres pour l'hiver, nous travaillons et végétons dans le silence. Ma voisine la fourmi (le bon mylord Marischal, dont vous me demandez des nouvelles) a présentement quatre-vingt-six ans passés;427-a il lit l'ouvrage du père Sanchez, De Matrimonio,427-b pour s'amuser; et il se plaint que ce livre réveille en lui des idées qui le tracassent quelquefois. Comme il a quatre années de plus que le protecteur des capucins de Ferney, je me flatte que ce dernier pourrait bien encore nous donner de sa progéniture, pour peu qu'il le voulût, et ce serait une bonne œuvre.427-c

L'ex-jésuite de Sans-Souci est toujours occupé à recouvrer ses forces, qui ne reviennent que lentement. Il a reçu des remarques sur la Bible, un ouvrage de morale, et un autre sur les lois; il soupçonne d'où ce présent peut lui venir. Ce ne sera qu'après la lecture de ces livres qu'il pourra juger s'il a bien rencontré, ou s'il a mal deviné; et les remercîments s'ensuivront comme de raison.

J'implore tous mes saints, Ignace, Xavier, Lainez, etc., etc., pour qu'ils protégent le protecteur des capucins à Ferney, que leurs saintes prières prolongent ses jours, afin qu'il consomme le bel ouvrage<428> qu'il a entrepris dans le pays de Gex, qu'il éclaire longtemps encore la France et l'univers, et qu'il n'oublie point l'ex-jésuite de Sans-Souci. Vale.

546. DE VOLTAIRE.

Ferney, 21 mai 1776.

Sire, vous allez être étonné en jetant les yeux sur la petite brochure que j'envoie à V. M.;428-a devineriez-vous qu'elle est de monsieur le landgrave de Hesse? Son génie s'est déployé depuis qu'il est devenu votre neveu,428-b et qu'il a lu vos ouvrages. Je ne sais pas positivement s'il avoue ce petit livre; mais je sais certainement qu'il est de lui; c'est un tableau qu'on reconnaîtra aisément pour être d'un peintre de votre école. Vous avez fait naître un nouveau siècle, vous avez formé des hommes et des princes. Dans combien de genres votre nom n'étonnera-t-il pas la postérité!

Nous avons grand besoin que Votre Majesté philosophique règne longtemps; nous avions chez les Velches deux ministres philosophes; les voilà tous deux à la fois exclus du ministère; et qui sait si les scènes des La Barre et des d'Étallonde ne se renouvelleront pas dans notre malheureux pays? La Raison commence à se faire un parti si nombreux, que ses ennemis se mettent sous les armes, et on sait combien ces armes sont dangereuses. Il faudra que cette malheureuse Raison vienne se réfugier dans vos États avec ses disciples, comme les<429> protestants vinrent chercher un asile chez le Roi votre grand-père. Depuis que je suis au monde, je n'ai vu cette Raison que persécutée; je la laisserai sans doute dans le même état; mais je me consolerai en me flattant qu'elle a un appui inébranlable dans le héros qui a dit :429-a

Mais, quoique admirateur d'Alexandre et d'Alcide,
J'eusse aimé mieux pourtant les vertus d'Aristide.

Je me mets aux pieds de l'Alcide et de l'Aristide de nos jours.

547. A VOLTAIRE.

Potsdam, 18 juin 1776.

Je reviens,429-b après avoir visité mes demi-sauvages de la Prusse; et, pour me corroborer, j'ai trouvé ici la lettre que vous avez bien voulu m'écrire.

Je vous remercie du catéchisme des souverains, production que je n'attendais pas de la plume de monsieur le landgrave de Hesse. Vous me faites trop d'honneur de m'attribuer son éducation. S'il était sorti de mon école, il ne se serait point fait catholique, et il n'aurait pas vendu ses sujets aux Anglais,429-c comme on vend du bétail pour le faire égorger. Ce dernier trait ne s'assimile point avec le caractère d'un prince qui s'érige en précepteur des souverains. La passion d'un intérêt sordide est l'unique cause de cette indigne démarche. Je plains ces pauvres Hessois qui termineront aussi malheureusement qu'inutilement leur carrière en Amérique.

<430>Nous avons appris également ici le déplacement de quelques ministres français. Je ne m'en étonne point. Je me représente Louis XVI comme une jeune brebis entourée de vieux loups; il sera bien heureux s'il leur échappe. Un homme qui a toute la routine du gouvernement trouverait de la besogne en France; épié, séduit par des détours fallacieux, on lui ferait faire des faux pas; il est donc tout simple qu'un jeune monarque sans expérience se soit laissé entraîner par le torrent des intrigues et des cabales. Mais je ne croirai jamais que la patrie de Voltaire redevienne, de nos jours, l'asile ou le dernier retranchement de la superstition. Il y a trop de connaissances et trop d'esprit en France pour que la barbarie superstitieuse du clergé puisse commettre désormais des atrocités dont les temps passés fourmillent d'exemples. Si Hercule a dompté le lion de Némée, un fort athlète, nommé Voltaire, a écrasé sous ses pieds l'hydre du fanatisme.

La raison se développe journellement dans notre Europe; les pays les plus stupides en ressentent les secousses. Je n'en excepte que la Pologne. Les autres États rougissent des bêtises où l'erreur a entraîné leurs pères; l'Autriche, la Westphalie, tous, jusqu'à la Bavière, tâchent d'attirer sur eux quelques rayons de lumière. C'est vous, ce sont vos ouvrages qui ont produit cette révolution dans les esprits. L'hélépole430-a de la bonne plaisanterie a ruiné les remparts de la superstition, que la bonne dialectique de Bayle n'a pu abattre.

Jouissez de votre triomphe; que votre raison domine longues années sur les esprits que vous avez éclairés, et que le Patriarche de Ferney, le coryphée de la vérité, n'oublie pas le vieux solitaire de Sans-Souci. Vale.

<431>

548. AU MÊME.

Potsdam, 7 septembre 1776.

On me fait bien de l'honneur de parler de moi en Suisse, et les gazetiers doivent prodigieusement manquer de matière, puisqu'ils emploient mon nom pour remplir leurs feuilles.

J'ai été malade, il est vrai, l'hiver passé; mais depuis ma convalescence je me porte à peu près comme auparavant. Il y a peut-être des gens au monde au gré desquels je vis trop longtemps, et qui calomnient ma santé dans l'espérance que, à force d'en parler, je pourrais peut-être faire le saut périlleux aussi vite qu'ils le désirent. Louis XIV et Louis XV lassèrent la patience des Français; il y a trente six ans que je suis en place; peut-être qu'à leur exemple j'abuse du privilége de vivre, et que je ne suis pas assez complaisant pour décamper quand on se lasse de moi.

Quant à ma méthode de ne me point ménager, elle est toujours la même. Plus on se soigne, et plus le corps devient délicat et faible. Mon métier veut du travail et de l'action; il faut que mon corps et mon esprit se plient à leur devoir. Il n'est pas nécessaire que je vive, mais bien que j'agisse. Je m'en suis toujours bien trouvé. Cependant je ne prescris cette méthode à personne, et me contente de la suivre.

Enfin j'ai pu assister à toutes les fêtes qu'on a données au grand-duc. Ce jeune prince est le digne fils de son auguste mère. On a fait ce qu'on a pu pour adoucir la fatigue et l'ennui d'un long voyage, et pour lui rendre ce séjour agréable. Il a paru content; nous le savons de retour à Pétersbourg, en parfaite santé. Sa promise431-a y sera le 12 de ce mois; et, après quelques simagrées en l'honneur de saint Nicolas, les noces se célébreront.

Grimm a passé ici pendant le séjour du grand-duc; il vous a vu<432> malade, cela m'a inquiété. Ensuite, après avoir supputé le temps, j'ai conclu que vous étiez entièrement remis. Nous avons de mauvaises gazettes à Berlin, comme vous en avez à Ferney; elles assurent que notre vieux patriarche s'était fait moine de Cluny.432-a En tout cas, vous ne garderez pas longtemps votre abbé. Mais je m'intéresse peu à ce dernier, et beaucoup au sort du prétendu moine.

Me voici de retour de la Silésie, où j'ai fait l'économe, comme vous à Ferney. J'ai bâti des villages, défriché des marais, établi des manufactures, et rebâti quelques villes brûlées. Il s'est présenté à Breslau un M. de Ferrière, ingénieur du Cabinet; il prétend vous connaître; il sait sans doute que cela vaut une recommandation auprès de moi. Il a été employé en Alsace, il a servi en Corse; actuellement il est à la suite de M. de Breteuil,432-b à Vienne. Vous l'aurez vu, et peut-être oublié, car, parmi ce peuple innombrable qui se présente à votre cour, des passe-volants doivent vous échapper. Des imbéciles faisaient autrefois des pèlerinages à Jérusalem ou à Lorette; à présent, quiconque se croit de l'esprit va à Ferney, pour dire, en revenant chez soi : Je l'ai vu.

Jouissez longtemps de votre gloire, marquis de Ferney, moine de Cluny, ou intendant du pays de Gex, sous quel titre il vous plaira; mais n'oubliez pas qu'au fond de l'Allemagne il est un vieillard qui vous a possédé autrefois, et qui vous regrettera toujours. Vale.

<433>

549. AU MÊME.

(Sans-Souci) 22 octobre 1776.

Voici près de deux mois qu'aucune goutte de rosée du ciel de Ferney n'est tombée sur le rivage de la Baltique; les soi-disant Muses et les habitants de notre Parnasse sablonneux dessèchent à vue d'œil, et ils seraient déjà diaphanes, si certain commentaire sur je ne sais quelle Bible433-a ne leur était tombé entre les mains. C'est à cet ouvrage qu'ils doivent l'existence et la vie. Tout le monde a ri, parce que par Nazareth il fallait entendre l'Égypte, et par l'Égypte, Nazareth. Cet éclat de rire s'est porté par l'écho depuis le Mansfeld jusqu'à Memel; il a dissipé les humeurs noires, et rapporté la joie dans nos contrées.

Que le ciel bénisse le plaisant commentateur de ce profond ouvrage! Je le crois aussi habile à expliquer les traités entre les nations que les visions hébraïques; et peut-être que si les Français et les Anglais se fussent servis de lui pour régler leurs anciens démêlés sur le Canada, il les aurait accordés. On se serait épargné la dernière guerre; ce qui n'eût pas été une bagatelle.

Voici des vers433-b qu'un rêve-creux avait fabriqués ici avant l'arrivée du divin commentaire; ceux qu'il fera à présent seront plus gais. Il se propose de démontrer que quatre-vingts ans et vingt sont la même chose, et cela, par l'exemple de personnes qui ne vieillissent point, et dont l'hiver des ans ressemble au printemps de leur jeunesse.

Vos Velches se préparent à faire la guerre sur mer à je ne sais qui; ils ont acheté beaucoup de bois dans mes chantiers, dont Dieu les bénisse! Voilà comme la chaîne des événements lie ensemble différents objets. Il fallait que les Portugais fissent les impertinents dans<434> le Paraguay, pour que don Carlos se mît en colère; il fallait qu'un pacte de famille obligeât par conséquent Louis XVI à se fâcher et à faire raccommoder sa flotte, et que, pour avoir du bois et des mâtures, il en fît chercher dans nos chantiers. Voilà du Wolff tout pur. Vous l'avez aussi commenté du temps de madame du Châtelet, sans adopter cependant tous les brillants écarts de Leibniz.

Oh çà, commentez ou ne commentez pas, selon votre bon plaisir; mais faites-moi au moins savoir quelques nouvelles de la santé du vieux patriarche. Je n'entends pas raillerie sur son compte; je me flatte que le quart d'heure de Rabelais434-a sonnera pour nous deux la même minute, et que nous pourrons aller métaphysiquer ensemble là-bas; ou du moins je n'aurai pas le chagrin de lui survivre et d'apprendre sa perte, qui en sera une pour toute l'Europe. Ceci est sérieux; ainsi je vous recommande à la sainte garde d'Apollon, des Grâces, qui ne vous quittent jamais, et des Muses, qui veillent autour de vous.

550. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 8 novembre 1776.

Sire, vous m'avez envoyé un ouvrage bien rare, car tout y est vrai. C'est au philosophe d'Alembert à remercier en vers V. M. philosophique. Hélas! ce ne sont pas mes quatre-vingt-deux ans qui m'empêchent de vous dire en vers que vous avez raison; c'est que j'éprouve depuis plus de deux mois ce que vous dites dans votre belle Épître :

<435>

Et la pourpre et la bure éprouvent le malheur;
L'un pleure sur le trône, et l'autre en sa chaumière.435-a

Si je ne pleure pas dans ma chaumière, attendu que je suis trop sec, j'ai du moins de quoi pleurer; messieurs de Nazareth ne rient point comme messieurs du rivage de la mer Baltique; ils persécutent les gens sourdement et cruellement; ils déterrent un pauvre homme dans sa tanière, et le punissent d'avoir ri autrefois à leurs dépens. Tous les malheurs qui peuvent accabler un pauvre homme ont fondu sur moi à la fois, procès, pertes de biens, tourments du corps, tourments de ce qu'on appelle âme; je suis absolument l'autre dans sa chaumière; mais pardieu, Sire, vous n'êtes pas l'un qui pleurez sur le trône; vous tâtâtes un moment de l'adversité, il y a bien des années; mais avec quel courage, avec quelle grandeur d'âme vous avalâtes le calice! Comme ces épreuves servirent à votre gloire! comme, dans tous les temps, vous avez été par vous-même au-dessus du reste des hommes! Je n'ose lever les yeux vers vous du sein de ma décrépitude et du fond de ma misère. Je ne sais plus où j'irai mourir. M. le duc de Würtemberg régnant, oncle de la princesse que vous venez de marier si bien, me doit quelque argent435-b qui aurait servi à me procurer une sépulture honnête; il ne me paye point, ce qui m'embarrassera beaucoup quand je serai mort. Si j'osais, je vous demanderais votre protection auprès de lui; mais je n'ose pas; j'aimerais mieux avoir V. M. pour caution.

Sérieusement parlant, je ne sais pas où j'irai mourir. Je suis un petit Job ratatiné sur mon fumier de Suisse; et la différence de Job à moi, c'est que Job guérit, et finit par être heureux. Autant en ar<436>riva au bonhomme Tobie, égaré comme moi dans un canton suisse du pays des Mèdes; et le plaisant de l'affaire est qu'il est dit dans la sainte Écriture que ses petits-enfants l'enterrèrent avec allégresse;436-a apparemment qu'ils trouvèrent une bonne succession.

Pardonnez-moi, Sire, si, étant devenu presque aveugle comme Tobie, et misérable comme Job, je n'ai pas eu l'esprit assez libre pour oser vous écrire une lettre inutile.

Il est venu dans ma cabane un jeune baron ou comte saxon, qui s'appelle, je crois, Gersdorff. Il est très-aimable, plein d'esprit et de grâces, poli, circonspect. On dit que V. M. a pris la peine de l'élever elle-même pour s'amuser. Il y paraît; c'est Achille qui élève Phénix, au lieu qu'autrefois Phénix fut le précepteur d'Achille.

Je me mets aux pieds de V. M. De profundis.436-b

551. A VOLTAIRE.

(Potsdam) 25 novembre 1776.436-c

J'ai été affligé de votre lettre, et je ne saurais deviner les sujets de chagrin que vous avez.436-d Les gazettes sont muettes; les lettres de Genève et de la Suisse n'ont fait aucune mention de votre personne; de sorte que je devine en gros que l'infâme, plus infâme que jamais, s'acharne<437> à persécuter vos vieux jours. Mais vous avez Genève, Lausanne, Neufchâtel dans le voisinage, qui sont autant de ports contre l'orage.

Je ne devine pas les procès perdus. Vous avez la plupart de vos fonds placés à Cadix; il est sûr que la juridiction de l'évêque d'Annecy ne s'étend pas jusque-là.

Vous aurait-on chagriné pour les changements que vous avez introduits dans le pays de Gex? La valetaille de Plutus se serait-elle liguée avec les charlatans de la messe pour vous susciter des affaires? Je n'en sais rien; mais voilà tout ce que l'art conjectural me permet d'entrevoir.

En attendant, j'ai écrit dans le Würtemberg pour vous donner assistance pour une dette qui m'est connue. Je crois cependant vous devoir avertir que je ne suis pas trop bien en cour chez Son Altesse Sérénissime, et plus encore que ladite Altesse a une forte fluxion sur les oreilles chaque fois que ses créanciers la haranguent.437-a On fera néanmoins ce qu'on pourra. Il est singulier que ma destinée ait voulu me rendre le consolateur des philosophes. J'ai donné tous les lénitifs de ma boutique pour soulager la douleur de d'Alembert.437-b Je vous en donnerais volontiers de même, si je connaissais votre mal à fond. Mais j'ai appris d'Hippocrate qu'il ne faut pas se mêler de guérir un mal avant de l'avoir bien examiné et étudié. Ma pharmacie est à votre service; il vaudrait mieux que vous n'en eussiez pas besoin. En attendant, je fais des vœux sincères pour votre contentement et votre longue conservation. Vale.

P. S. Bon Dieu! quelle cruauté de persécuter la vieillesse d'un homme qui illustre sa patrie, et sert de plus grand ornement à notre siècle! Quels barbares!

<438>

552. DE VOLTAIRE.

Ferney, 9 décembre 1776.

Sire, il n'est pas étonnant qu'un homme qui a passé sa vie à barbouiller du papier contre ceux qui trompent les hommes, qui les volent, et qui les persécutent, soit un peu poursuivi par ces gens-là sur la fin de ses jours. Il est encore moins étonnant que le Marc-Aurèle de notre siècle prenne pitié de ce vieil Épictète. V. M. daigne me consoler, d'un trait de plume, des cris de la canaille superstitieuse et implacable.

J'ai pris la liberté de déposer à vos pieds les raisons qui m'avaient privé longtemps de l'honneur de vous écrire; et parmi ces raisons, la première a été la nécessité où je suis réduit d'être un petit Libanius438-a qui répond aux Grégoire de Nazianze438-b et aux Cyrille.438-c

La fourmilière que je fais bâtir dans ma retraite, et qui est rongée par les rats de la finance française, était le second motif de ma douleur et de mon silence; et l'oubli de votre ancien pupille M. le duc de Würtemberg était le troisième.

Dans le chaos des petites affaires qui dérangent les petites têtes, je n'osais pas, à mon âge, écrire à V. M.; je tremblais de radoter devant le maître de l'Europe.

La même main qui instruit les rois, et qui console d'Alembert, daigne aussi s'étendre pour moi. V. M. est trop bonne d'avoir bien voulu écrire un mot en ma faveur dans le Würtemberg; c'est malheureusement dans le comté de Montbelliard qu'est ma dette, et cette principauté de Montbelliard ressortit au parlement de Besançon; ce sont des affaires qui ne finissent point, et moi, je vais bientôt finir.<439> M. le duc de Würtemberg me donne aujourd'hui sa parole de me satisfaire dans le courant de l'année prochaine; sa régence me doit cent mille francs; cela ruine un homme qui se ruinait déjà à faire bâtir une petite ville. Mais il faut que je prenne patience, et que j'attende le payement de M. le duc de Würtemberg, ou la mort, qui paye tout.

Je mets mes misères aux pieds de V. M., puisqu'elle daigne me l'ordonner. La postérité rira, si elle sait jamais qu'un chétif Parisien a conté ses affaires à Frédéric le Grand, et que Frédéric le Grand a daigné les entendre.

On vient d'imprimer à Paris un livre assez curieux sur la littérature de la Chine, sa religion et ses usages.439-a La plus grande partie de ce livre est composée par un Chinois que les jésuites dérobèrent à ses parents dans son enfance, et qui a été élevé par eux à leur collége de Paris. Il parle français parfaitement; mais malheureusement c'est un jésuite lui-même, et c'est le plus insolent énergumène qui soit parmi eux; il a la rage du Contrains-les d'entrer.439-b Le scélérat est capable de bouleverser l'empire. Je me flatte que si votre écolier en poésie, et votre très-plat écolier, Kien-Long, est instruit enfin de ce fanatisme qui couve dans sa ville capitale, il enverra bientôt tous ces convertisseurs en Occident.

Daignez conserver, Sire, vos bontés pour ma vieille âme, qui va bientôt quitter son vieux corps.

<440>

553. A VOLTAIRE.

Potsdam, 26 décembre 1776.

Pour écrire à Voltaire, il faut se servir de sa langue, celle des dieux. Faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégayerai mes pensées.

Serez-vous donc toujours en butte
Au dévot qui vous persécute,
A l'envieux obscur, ébloui de l'éclat
Dont vos rares talents offusquent son état?
Quelque odieux que soit cet indigne manége,
Les exemples en sont nombreux;
On a poussé le sacrilége
Jusqu'au point d'insulter les dieux.
Ces dieux, dont les bienfaits enrichissent la terre.
Ont été déchirés par des blasphémateurs :
Est-il donc étonnant que l'immortel Voltaire
Ait à gémir des traits des calomniateurs?

Je ne m'en tiens pas à ces mauvais vers; j'ai fait écrire dans le Würtemberg pour solliciter vos arrérages. Voici la réponse que je reçois. Je crois que, sans faire remarquer au Duc le peu de confiance que vous avez au présidial de Besançon, il serait peut-être utile de lui faire insinuer que, faute d'obtenir de lui les sommes que vous répétez, vous seriez obligé de recourir à l'assistance de la justice; la peur prendra le Duc, et il vous satisfera; il sera plus touché de cette menace que des meilleures raisons que vous pourriez lui alléguer. Voilà tout ce que j'imagine de mieux à l'égard du Duc.440-a

Au reste, je crois que, pour vous soustraire à l'âcreté du zèle des bigots, vous pourriez vous réfugier en Suisse, où vous seriez à l'abri de toute persécution. Pour les désagréments dont vous vous plaignez<441> à l'égard de vos nouveaux établissements de Ferney, je les attribue à l'esprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïssent à cause du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex en le dérobant un temps à la voracité de ces gens-là.

Quant à ce point, je vous avoue que je suis embarrassé d'y trouver un remède, parce qu'on ne saurait inspirer des sentiments raisonnables à des drôles qui n'ont ni raison ni humanité. Toutefois soyez persuadé que si la terre de Ferney appartenait à Apollon même, cette race maudite ne l'eût pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de persécuter un homme unique qu'un destin favorable a fait naître dans son sein, un homme dont dix royaumes se disputeraient à qui pourrait le compter parmi ses citoyens, comme jadis tant de villes de la Grèce soutenaient qu'Homère était né chez elles! Mais quelle lâcheté plus révoltante de répandre l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me mettent en colère, et je suis fâché de ne pouvoir vous donner des secours plus efficaces que le souverain mépris que j'ai pour vos persécuteurs. Mais Maurepas n'est pas dévot; la Reine n'est rien moins que cela;441-a M. de Vergennes se contente d'entendre la messe quand il ne peut pas se dispenser d'y aller; Necker est hérétique : de quelle main peut donc partir le coup qui vous accable? L'archevêque de Paris est connu pour ce qu'il est, et j'ignore si son mentor ex-jésuite est encore auprès de lui; personne ne connaît le nom du confesseur du Roi : le diable incarné dans la personne de l'évêque du Puy441-b aurait-il excité cette tempête? Enfin, plus j'y pense, et moins je devine l'auteur de cette tracasserie.

Je n'ai point vu cet ouvrage sur la Chine dont vous me parlez. J'ajoute d'autant moins de foi à ce qui nous vient de contrées aussi<442> éloignées, qu'on est souvent bien embarrassé de ce qu'on doit croire des nouvelles de notre Europe.

Cependant soyez sûr que le plus grand crève-cœur que vous puissiez faire à vos ennemis, c'est de vivre en dépit d'eux. Je vous prie de leur bien donner ce chagrin-là, et d'être persuadé que personne ne s'intéresse plus à la conservation du vieux patriarche de Ferney que le solitaire de Sans-Souci. Vale.

554. AU MÊME.

Potsdam, 10 février 1777.

Il vaut mieux que vous ayez terminé vous-même votre affaire avec le duc de Würtemberg que s'il avait fallu recourir à mon assistance. Je jouis de peu de crédit à cette cour, et Son Altesse Sérénissime, surchargée de dettes, a une fluxion d'oreilles qui l'assourdit toutes les fois qu'elle entend le mot payez; et, prononcé par ma bouche, ce mot lui répugnerait encore plus que par celle d'un autre. Il était réservé à votre éloquence victorieuse d'amollir le cœur de bronze du-dit duc, et de le persuader à délier en votre faveur les cordons de sa bourse.442-a Je vous félicite d'avoir cet embarras de moins, et je me réjouirai si j'apprends que tous vos sujets de chagrin sont dissipés.

L'âge où vous êtes devrait rendre votre personne sacrée et inviolable. Je m'indigne, je me mets en colère contre les malheureux qui empoisonnent la fin de vos jours. Je me suis dit souvent : Comment<443> se peut-il que ce Voltaire, qui fait l'honneur de la France et de son siècle, soit né dans une patrie assez ingrate pour souffrir qu'on le persécute? Quel découragement pour la race future! Où sera le Français qui voudra désormais vouer ses talents à la gloire d'une nation qui méconnaît les grands hommes qu'elle produit, et qui les punit au lieu de les récompenser?

Le mérite persécuté me touche, et je vole à son secours, fût-ce jusqu'au bout du monde. S'il faut renoncer à revoir l'immortel Voltaire, du moins pourrai-je m'entretenir cet été avec le sage Anaxagore.443-a Nous philosopherons ensemble; votre nom sera mêlé dans tous nos entretiens, et nous gémirons du triste destin des hommes qui, par faiblesse ou par stupidité, retombent dans le fanatisme.

Deux dominicains qui ont le roi d'Espagne à leurs pieds disposent de tout le royaume; leur faux zèle sanguinaire a rétabli dans toute sa splendeur cette inquisition que M. d'Aranda avait si sagement abolie. Selon que le monde va, les superstitieux l'emportent sur les philosophes, parce que le gros des hommes n'a l'esprit ni cultivé, ni juste, ni géométrique. Le peuple sait qu'avec des présents on apaise ceux qu'on a offensés; il croit qu'il en est de même à l'égard de la Divinité, et que, en lui donnant à flairer la fumée qui s'élève d'un bûcher où l'on brûle un hérétique, c'est un moyen infaillible de lui plaire. Ajoutez à cela des cérémonies, des déclamations de moines, les applaudissements des amis, et la dévotion stupide de la multitude, vous trouverez qu'il n'est pas surprenant que les Espagnols aveuglés aient encore de l'attachement pour ce culte digne des anthropophages.

Les philosophes pouvaient prospérer chez les Grecs et chez les Romains, parce que la religion des gentils n'avait point de dogmes; mais les dogmes de notre infâme gâtent tout. Les auteurs sont obli<444>gés d'écrire avec une circonspection gênante pour la vérité. La prê-traille venge la moindre égratignure que souffre l'orthodoxie; l'on n'ose montrer la vérité à découvert; et les tyrans des âmes veulent que les idées des citoyens soient toutes moulées dans le même moule.

Vous aurez toutefois eu l'avantage de surpasser tous vos prédécesseurs dans le noble héroïsme avec lequel vous avez combattu l'erreur. Et de même qu'on ne reproche pas au fameux Boerhaave de n'avoir pas détruit la fièvre chaude, ni l'étisie, ni le haut mal, mais qu'il s'est borné à guérir, de son temps, quelques-uns de ses contemporains, aussi peu pourra-t-on reprocher au savant médecin des âmes de Ferney de n'avoir pu détruire la superstition ni le fanatisme, et de n'avoir appliqué son remède qu'à ceux qui étaient guérissables.

Mon individu, qui s'est mis à son régime, le bénit mille fois, en lui souhaitant longue vie et prospérité; c'est dans ces sentiments que le solitaire de Sans-Souci salue le patriarche des incrédules. Vale.

555. AU MÊME.

Potsdam, 26 mars 1777.

Des trois raisons qui vous ont empêché de me répondre, la première et la seconde sont une suite des lois de la nature, mais la troisième est un effet de la méchanceté des hommes, qui me les ferait haïr, si, par bonheur pour l'humanité, il n'y avait encore des âmes vertueuses en faveur desquelles on fait grâce à l'espèce. Mais quelle cruelle méchanceté de persécuter un vieillard, et de prendre plaisir à empoi<445>sonner les derniers jours de sa vie! Cela fait horreur, et me révolte de telle sorte contre les bourreaux tonsurés qui vous persécutent, que je les exterminerais de la face de la terre, si j'en avais le pouvoir. Le pauvre Morival, qui, jeune encore, a essuyé leurs persécutions, en a eu le cœur si navré, et principalement de l'inhumanité de ses parents, qu'il a été, ces jours passés, attaqué d'apoplexie. On espère cependant qu'il s'en remettra. C'est un bon et honnête garçon qui mérite qu'on lui veuille du bien par son application et le désir qu'il a de bien faire. Je suis persuadé que vous compatirez à sa situation.

Ceux qui vous ont parlé du gouvernement français ont, ce me semble, un peu exagéré les choses. J'ai eu occasion de me mettre au fait des revenus et des dettes de ce royaume : ses dettes sont énormes, les ressources épuisées, et les impôts multipliés d'une manière excessive. Le seul moyen de diminuer, avec le temps, le fardeau de ces dettes, serait de resserrer les dépenses, et de retrancher tout le superflu. C'est à quoi on ne parviendra jamais; car, au lieu de dire : J'ai tant de revenu, et je puis dépenser tant, on dit : Il me faut tant, trouvez des ressources.

Une forte saignée faite à ces faquins tonsurés pourrait procurer quelques ressources; cependant cela ne suffirait pas pour éteindre en peu les dettes, et procurer au peuple les soulagements dont il a le plus grand besoin. Cette situation fâcheuse a sa source dans les règnes précédents, qui ont contracté des dettes, et ne les ont jamais acquittées. A présent la masse en est si énorme, qu'il ne reste plus qu'une banqueroute à faire pour s'en libérer. Si la guerre s'allume avec l'Angleterre, ce qui paraît inévitable, il faudra des fonds pour la soutenir; l'impossibilité d'en trouver fera suspendre le payement des rentes; et voilà quarante mille familles au moins d'écrasées dans le royaume. Comptez qu'il ne reste d'autre moyen au gouvernement d'éviter une catastrophe aussi cruelle que de faire une banqueroute réfléchie; s'entend de réduire les rentes et le capital à la moitié de sa<446> valeur. Vous me demandez si j'approuve ce parti. Non, certainement, si j'en voyais un meilleur. Toutefois, en examinant bien les conjonctures présentes, c'est le meilleur; et, comme dit le proverbe, de deux maux il faut choisir le moindre.446-a

C'est ce dérangement des finances qui influe maintenant sur toutes les branches du gouvernement; il a arrêté les sages projets de M. de Saint-Germain, qui ne sont pas même exécutés à demi; il empêche le ministère de reprendre cet ascendant, dans les affaires de l'Europe, dont la France était en possession depuis Henri IV. Enfin, pour ce qui est de votre parlement, en qualité de penseur, j'ai condamné son rappel, parce qu'il était contraire aux principes de la dialectique et du bon sens.

Tenez, voilà comme on découvre et comme on voit les fautes des autres, tandis que l'on est aveugle sur ses propres défauts. Je ferais bien mieux de régler mes actions, et de m'empêcher de faire des folies, que de disséquer les ressorts qui meuvent les grandes monarchies.

Vous me parlez d'un auteur allemand qui se mêle aussi de diriger la politique européenne; je puis vous assurer que c'est un rêve-creux qui règle des partages à l'instar de ceux qui se firent en Pologne. Ce grand homme ignore que ces sortes de partages sont rares, et ne se répètent jamais durant la vie des mêmes hommes. Le peu de vérités qu'il y a dans les assertions de ce grand politique se réduit à la possibilité de nouveaux troubles qui s'élèvent en Crimée entre la Russie et la Porte, et à l'envie démesurée de l'Empereur de s'agrandir vers Andrinople. Ce prince est jeune et ambitieux; mes soixante-cinq ans passés doivent mettre mes intentions hors de soupçon. Ai-je le temps encore de faire des projets?

<447>Je vous envoie ci-joint, au lieu de mauvais vers que j'aurais pu faire, un Choix des meilleures pièces de Chaulieu et de madame Deshoulières, que j'ai fait imprimer447-a à mon usage et à celui de mes amis.

Pour en revenir au divin patriarche des incrédules, je crois qu'il fera bien de tromper ses ennemis; leur intention est de le chagriner; il ne doit leur opposer que de l'indifférence et du mépris. Et s'il se voit obligé de se retirer en Suisse, il pourra les régaler, dans ce pays libre, d'une pièce qui démasquera leur turpitude et leur scélératesse. Que la nature conserve divus Voltarius, et que j'aie encore longtemps la satisfaction de recevoir de ses nouvelles! Vale.

Vous me prendrez pour un vieux fou politique, en lisant ma lettre; je ne sais comment je me suis avisé de me constituer ministre du très-chrétien roi des Velches.

556. DE VOLTAIRE.

(Ferney) avril 1777.

Qoui! c'est donc cet heureux vainqueur
Et de l'Autriche, et de la France;
C'est ce grave législateur
De qui la sublime éloquence
Parut égale à sa valeur;
C'est ce généreux défenseur
De la raison, qu'à toute outrance
La fanatique extravagance
Persécute avec tant d'ardeur;
C'est ce héros, mon protecteur,

<448>

Qui s'est fait, dit-on, l'imprimeur
Des idylles de Deshoulière!
Seigneur, je ne m'attendais guère
De voir César ou Cicéron
Sortir de sa brillante sphère
Pour devenir un Céladon.

Mais il faut que tous les goûts entrent dans votre âme universelle; elle sent mieux que personne qu'il y a dans les ouvrages de madame Deshoulières, quoique un peu faibles, des morceaux naturels et même philosophiques qui méritent d'être conservés; pour Chaulieu, il a fait quatre ou cinq pièces dignes de Frédéric le Grand.

Puisque vous protégez les philosophes après leur mort, V. M. les protégera aussi pendant leur vie; la rage des pédants fanatiques en robe longue vient de condamner au bannissement perpétuel un jeune homme nommé Delisle,448-a pour avoir fait un livre intitulé La Philosophie de la nature. C'est, dit-on, un savant plein d'imagination, beaucoup plus vertueux que hardi. M. d'Alembert est, je crois, instruit de son mérite et de son malheur.

Pour moi, si ces ennemis des sages me persécutent à quatre-vingt-trois ans, j'ai ma bière toute prête en Suisse, à une lieue de la France; j'ai quelque ressemblance avec Morival; je fus attaqué, il y a un mois, d'une espèce d'apoplexie dont les suites me tourmentent plus que les fanatiques ne me tourmenteront. J'emploierai, si je puis, mes derniers moments à rendre exécrables les assassins juridiques de Morival d'Étallonde, du chevalier de La Barre, du général Lally, de la maréchale d'Ancre, et de tant d'autres.

Tout ce que V. M. daigne me dire sur notre gouvernement et sur nos finances est bien vrai; c'est à Newton à parler de mathématiques, c'est à Frédéric le Grand à parler de gouverner les hommes. Je serais étonné si la France attaquait aujourd'hui les Anglais sur mer, <449>comme je serais très-surpris si notre puissance ou impuissance osait attaquer V. M. sans avoir discipliné ses troupes pendant vingt années.

Daignez, Sire, me conserver vos bontés jusqu'à mon dernier moment.

557. A VOLTAIRE.

Potsdam, 17 juin 1777.449-a

Le talent est un don des dieux
Qu'en nos jours leur main trop avare
Rend plus estimable et plus rare
Qu'au temps des Quinaults, des Chaulieux.
Né sur les bords de la Baltique,
Sous un ciel chargé de frimas,
Admirateur du chant lyrique,
Mon âme épaisse et flegmatique,
En s'efforçant, n'en produit pas.
Que me restait-il donc à faire?
Ne pouvant être un bon auteur,
Je me rendis l'humble éditeur
D'Épicure et de Deshoulière.

Si j'étais Voltaire ou Apollon, j'aurais peut-être resserré le volume en le réduisant à moins de pages; mais m'aurait-il convenu d'être aussi sévère censeur, ne pouvant surpasser ceux que j'aurais ainsi mutilés? Il me serait arrivé comme à La Beaumelle et à Fréron. Ils jugèrent la Henriade, ils voulurent y substituer des vers; et il n'y eut à y critiquer que ce qu'ils avaient ajouté à ce poëme.

J'en viens à vos chagrins et à vos peines. Souvenez-vous bien que l'intention de ceux qui vous persécutent est d'abréger vos jours; <450>jouez-leur le tour de vivre à leur dam, et de vous porter mieux qu'eux.

Nous sommes ici tranquilles et aussi pacifiques que les quakers. Nous entendons parler du général Howe,450-a dont chaque chien en aboyant prononce le nom. Nous lisons dans les gazettes ce qu'on raconte des hauts faits des insurgeais d'Amérique. Les uns vantent la force de la flotte anglaise; d'autres disent que la France et l'Espagne ont plus de vaisseaux que ces insulaires.

Actuellement la politique des gazetiers se repose; il n'est plus question que du séjour du comte de Falkenstein450-b à Paris. Ce jeune prince y jouit des suffrages du public; on applaudit à son affabilité, et l'on est surpris de trouver tant de connaissances dans un des premiers souverains de l'Europe. Je vois avec quelque satisfaction que le jugement que j'avais porté de ce prince est ratifié par une nation aussi éclairée que la française. Ce soi-disant comte retournera chez lui par la route de Lyon et de la Suisse. Je m'attends qu'il passera par Ferney, et qu'il voudra voir et entendre l'homme du siècle, le Virgile et le Cicéron de nos jours. Si cela arrive, vous l'emporterez en tout sur Jésus. Il n'y eut que des rois, ou je ne sais quels mages, qui vinrent à son étable de Bethléem; et Ferney recevra les hommages d'un empereur.

Pour rendre le parallèle parfait, je substitue à l'étoile qui guidait les mages les lumières de la raison qui conduit notre jeune monarque. Si cette visite a lieu, je me flatte que les nouvelles connaissances ne vous feront pas oublier les anciennes, et que vous vous souviendrez que parmi la foule de vos admirateurs il existe un solitaire, à Sans-Souci, qu'il faut séparer de la multitude. Vale.

J'ai lu cet ouvrage de Delisle; il y a sans doute de bonnes choses,<451> mais peu de méthode, et, sur la fin, beaucoup de ce que les Italiens appellent concetti.

558. AU MÊME.

(Sans-Souci) 9 juillet 1777.

Oui, vous verrez cet empereur,
Qui voyage afin de s'instruire,
Porter son hommage à l'auteur
De Henri quatre et de Zaïre.
Votre génie est un aimant
Qui, tel que le soleil attire
A soi les corps du firmament,
Par sa force victorieuse
Amène les esprits à soi;
Et Thérèse la scrupuleuse
Ne peut renverser cette loi.
Joseph a bien passé par Rome,
Sans qu'il fût jamais introduit
Chez le prêtre que Jurieu nomme
Très-civilement l'Antechrist.
Mais à Genève, qu'on renomme,
Joseph, plus fortement séduit,
Révérera le plus grand homme
Que tous les siècles aient produit.

Cependant les Autrichiens ont jusqu'à présent encore mal profité des leçons de tolérance que vous avez données à l'Europe. Voilà en Moravie, dans le cercle de Prérau, quarante villages qui se déclarent tous à la fois protestants. La cour, pour les ramener au giron de l'Église, a fait marcher des convertisseurs avec des arguments à poudre <452>et à balle, qui ont fusillé une douzaine de ces malheureux, en attendant qu'on brûle les autres. Ces faits, que nous vous communiquons, sont par malheur peu consolants pour l'humanité.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'il y a un levain de férocité dans le cœur de l'homme, qui reparaît souvent quand on croit l'avoir détruit. Ceux que les sciences et les arts ont décrassés sont comme ces ours que les conducteurs ont appris à danser sur les pattes de derrière; les ignorants sont comme les ours qui ne dansent point. Les Autrichiens (j'en excepte l'Empereur) pourraient bien être de cette dernière classe.

Il est bien fâcheux que les Français, d'ailleurs si aimables, si polis, ne puissent pas dompter cette fougue barbare qui les porte si souvent à persécuter les innocents. En vérité, plus on examine les fables absurdes sur lesquelles toutes les religions sont fondées, plus on prend en pitié ceux qui se passionnent pour ces balivernes.

Voici un Rêve452-a que je vous envoie, qui peut-être vous amusera un moment. Vous donner de tels ouvrages d'une imagination tudesque, c'est jeter une goutte d'eau dans la mer.

Je vous remercie du beau projet de politique dont vous me faites l'ouverture; ce serait une chose à exécuter, si j'avais vingt ans. Le pape et les moines finiront sans doute; leur chute ne sera pas l'ouvrage de la raison, mais ils périront à mesure que les finances des grands potentats se dérangeront. En France, quand on aura épuisé tous les expédients pour avoir des espèces, on sera forcé de séculariser des abbayes et des couvents. Cet exemple sera imité, et le nombre des cuculatis réduit à peu de chose. En Autriche, le même besoin d'argent donnera l'idée d'avoir recours à la conquête facile des États du saint-siége pour avoir de quoi fournir aux dépenses extraordinaires; et l'on fera une grosse pension au saint-père.

Mais qu'arrivera-t-il? La France, l'Espagne, la Pologne, en un<453> mot, toutes les puissances catholiques, ne voudront pas reconnaître un vicaire de Jésus subordonné à la main impériale.453-a Chacun alors créera un patriarche chez soi. On assemblera des conciles nationaux. Petit à petit, chacun s'écartera de l'unité de l'Église, et l'on finira par avoir dans son royaume sa religion, comme sa langue, à part.

Comme je ne fixe aucune époque à cette prophétie, personne ne pourra me reprendre. Cependant il est très-probable que, avec le temps, les choses prendront le tour que je viens d'indiquer.

Je suis fort sensible aux marques de votre souvenir et des vieux temps dont vous rappelez la mémoire. Hélas! que retrouveriez-vous à Sans-Souci, s'il était possible que je pusse espérer de vous y revoir?

Un vieillard glacé par les ans,
Froid, taciturne et flegmatique,
Dont le propos soporifique
Fait bâiller tous les assistants.
Au lieu de mots assez plaisants,
Assaisonnés d'un sel attique,
Qu'il débitait dans son bon temps,
Un radotage politique,
Et d'obscure métaphysique,
Plus ennuyeux, plus révoltants
Que ne sont les nouveaux romans.
Au lieu d'entrechats des béquilles,
Au lieu de vigueur des guenilles;
Dieu, quels funestes changements!453-b
Ainsi, quand le moelleux Zéphire
Des airs cède l'immense empire
Au fougueux souffle d'Aquilon,
La nature aux abois expire.
Le champ qui portait la moisson
A perdu sa belle parure;

<454>

L'arbre est dépouillé de verdure,
Les jardins sont privés de fleurs.
L'homme ainsi ressent les rigueurs
Du temps qui vient miner son être.
Si, jeune, il se nourrit d'erreurs,
Dès qu'il juge et qu'il sait connaître.
L'âge, les maux et les langueurs
Le font pour toujours disparaître.

Toutes ces variations sont pour le commun de l'espèce, mais non pour le divin Voltaire. Il est comme madame Sara, qui faisait tourner la tète aux roitelets arabes à l'âge de cent soixante ans. Son esprit rajeunit au lieu de vieillir; pour lui le Temps n'a point d'ailes; mais il est à craindre que la nature n'ait perdu le moule où elle l'a jeté. On nous conte que Jupiter prolongea la nuit qu'il coucha avec Alcmène, pour se donner le temps de fabriquer Hercule; je suis persuadé que si l'on examinait les phénomènes de l'année 1694,454-a pareille merveille s'y trouverait. Enfin jouissez longtemps des prodigalités de la nature; personne ne s'intéresse plus à votre conservation que le solitaire de Sans-Souci. Vale.

Il fallait les charmes de l'enchanteur de Ferney pour tirer des vers de ma vieille et stérile cervelle.

559. DE VOLTAIRE.

(Ferney) août 1777.

Monsieur le grand rêveur, personne n'a jamais fait un plus beau songe que vous. Si Nabuchodonosor avait rêvé ainsi, il n'aurait<455> jamais oublié un pareil songe, et n'aurait point proposé à ses mages de les faire pendre, s'ils ne devinaient pas ce qu'il avait oublié.455-a L'empereur Julien, tout grand philosophe, tout homme d'esprit, et tout apostat qu'il était, n'eut pas le bonheur de raisonner aussi bien étant éveillé, que vous étant endormi. On reproche à ce grand homme d'avoir fait enchérir les bœufs et les vaches par ses fréquents sacrifices, dans le temps qu'il se moquait du saint sacrifice de la messe, et des autres facéties des christicoles. Pour vous, monsieur, vous vous moquez de toute la terre, et vous avez grande raison. Il y a même quelque apparence que vous la corrigerez de ses ridicules avant qu'il soit trois ou quatre mille ans, et, en vérité, vous méritez de vivre jusqu'à cette heureuse révolution. Je ne désespère pas que vous ne montriez ce nouveau prodige au monde. En effet, s'il y a quelque secret pour l'opérer, c'est le beau précepte que vous rapportez à la fin de votre Rêve : « Réjouis-toi, car tu n'es pas sûr d'en faire autant demain. »

Si vos productions de la nuit m'ont fait un si grand plaisir, celles du jour ne m'en font pas moins. Vos petits vers sont délicieux; mais vous n'avez pas prophétisé aussi juste sur moi que sur le reste de l'univers. Je n'ai point vu M. le comte de Falkenstein,455-b et vous verrez pourquoi dans la lettre455-c que j'eus l'honneur de vous écrire avant celle-ci, et que je mets à la suite. Je vous y demande une grâce singulière, mais qui me paraît nécessaire, et dont il peut résulter un très-grand bien.

Je me jette à vos pieds, etc.

<456>

560. A VOLTAIRE.456-a

Le 13 août 1777.

Je reçois vos deux jolies lettres la veille de mon départ pour la Silésie, de sorte que je me hâte de vous répondre. J'avais cru que, les oracles étant dans leur origine rendus en vers, Apollon inspirait tous les poëtes; mais il n'inspire que les Voltaire et les Virgile, et les poëtes obotrites prédisent de travers, comme il m'est quelquefois arrivé. Je dis : Tant pis pour l'Empereur s'il ne vous a pas vu; des ports de mer, des vaisseaux, des arsenaux se trouvent partout; mais il n'y a qu'un Voltaire que notre siècle ait produit, et quiconque a pu l'entendre, et ne l'a pas fait, en aura des regrets éternels. Mais j'ai appris de bonne part, de Vienne, que l'Impératrice a défendu à son fils de voir le vieux patriarche de la tolérance.

Les Suisses font sagement de réformer leurs lois, si elles sont trop sévères; cela est déjà fait chez nous. J'ai aussi médité sur cette matière pour ma propre direction; j'ai même barbouillé quelque bagatelle sur le gouvernement,456-b que je vous enverrai à mon retour, sous le sceau du secret. S'il s'agit de contribuer au bien public, aux progrès de la raison, je m'y prêterai avec plaisir. La banque vous fera passer par Neufchâtel l'argent nécessaire pour le prix proposé par messieurs les Suisses.456-c Tout homme doit s'intéresser au bien de l'humanité.

<457>Vous savez que je ne me suis jamais rendu garant du duc de Würtemberg; je le connais pour ce qu'il est; si vous croyez que mon intercession puisse vous être utile, j'écrirai volontiers à ce prince, quoique vous sachiez tout comme moi que, à l'exemple des grandes puissances, il a embrouillé le système de ses finances de telle sorte, que peut-être ses arrière-héritiers seront occupés à payer ses dettes. J'attends votre réponse sur cet article.

Je pars pour la Silésie, où je m'occuperai de la justice, qui veut être veillée et surveillée; j'aurai des arrangements de finance à prendre, des défrichements à examiner, des affaires de commerce à décider, des troupes à voir, et des malheureux à soulager; je ne pourrai finir ma tournée que vers le 4 ou 5 du mois prochain, vers lequel temps je me flatte d'avoir votre réponse. Si ma lettre est courte, ne l'attribuez qu'au voyage que je dois faire. Il faudrait avoir le cerveau bien desséché et bien stérile pour manquer de matière quand on écrit à Voltaire, surtout quand on chérit ses ouvrages, et l'estime autant que le fait le Philosophe de Sans-Souci. Vale.

561. AU MÊME.

Potsdam, 5 septembre 1777.457-a

Vous aurez sûrement reçu à présent le prix destiné en Suisse à celui qui aura le mieux apprécié la justesse des punitions; mais il me semble que M. Beccaria457-b n'a guère laissé à glaner après lui. Il n'y a qu'à s'en<458> tenir à ce qu'il a si judicieusement proposé. Dès que les peines sont proportionnées au délit, tout est en règle.

Je ne m'étonne point de ce qu'on fait en Espagne; on y rétablit l'inquisition, on se gendarme contre le bon sens, en un mot, on y fait des sottises. Au lieu du philosophe d'Aranda, c'est un confesseur, ou capucin, ou cordelier, qui gouverne le Roi :458-a ex ungue leonem.

Je reviens de la Silésie, dont j'ai été très-content : l'agriculture y fait des progrès très-sensibles; les manufactures prospèrent; nous avons débité à l'étranger pour cinq millions de toile, et pour un million deux cent mille écus de draps. On a trouvé une mine de cobalt458-b dans les montagnes, qui fournit à toute la Silésie. Nous faisons du vitriol458-c aussi bon que l'étranger. Un homme fort industrieux458-d y fait de l'indigo tel que celui des Indes; on change le fer en acier458-e avec avantage, et bien plus simplement que de la façon que Réaumur le propose. Notre population est augmentée, depuis 1756 (qui était l'année de la guerre), de cent quatre-vingt mille âmes. Enfin tous les fléaux qui avaient abîmé ce pauvre pays sont comme s'ils n'avaient jamais été; et je vous avoue que je ressens une douce satisfaction à voir une province revenir de si loin.

Ces occupations ne m'ont point empêché de barbouiller mes idées sur le papier; et, pour épargner la peine de les transcrire, j'ai fait imprimer six exemplaires de mes rêveries;458-f je vous en envoie un. Je n'ai eu que le temps de faire une esquisse; cela devrait être plus étendu; mais c'est à de vrais savants à y mettre la dernière main. Messieurs les encyclopédistes ne seront peut-être pas toujours de<459> mon avis; chacun peut avoir le sien. Toutefois, si l'expérience est le plus sûr des guides, j'ose dire que mes assertions sont uniquement fondées sur ce que j'ai vu, et sur ce que j'ai réfléchi.

Vivez, patriarche des êtres pensants, et continuez, comme l'astre de la lumière, à éclairer l'univers. Vale.

562. AU MÊME.

Potsdam, 24 septembre 1777.

Si j'exécute votre commission, j'aurai opéré un miracle plus grand que celui de Jean-Jacques à Venise :459-a j'aurai, comme Bacchus ou Moïse, fait jaillir une fontaine d'un rocher. Mais ce rocher sur lequel je dois faire mes opérations est plus dur que le diamant. Et vous voulez que j'en fasse sortir les eaux du Pactole! Je crains que mon soi-disant pupille ne me perde de réputation, et qu'il ne m'arrive comme à ces prophètes des Cévennes qui voulurent, à Londres, ressusciter un mort, et qui n'en purent venir à bout. Cependant j'ai repassé tout mon Cicéron et tout mon Démosthène pour composer une lettre bien pathétique à Son Altesse Sérénissime, où, par une belle péroraison, je m'efforce d'amollir ses entrailles d'airain, lui représentant que le grand homme auquel il doit a mérité la reconnaissance de toute l'Europe, et qu'ainsi c'est une double dette dont il doit s'acquitter envers lui. Je lui parle d'une vieillesse respectable qu'il faut honorer et soulager, et de la réputation qui rejaillira sur lui d'avoir aidé à tranquilliser sur la fin de sa carrière ce patriarche des<460> êtres pensants, et un homme dont le nom durera plus longtemps que celui de la Forêt-Noire et du Würtemberg. Enfin, si des phrases peuvent trouver quelque chose dans des bourses vides, peut-être en ferai-je sortir les derniers écus. Mais je n'en réponds pas, car de nihilo nihil,460-a etc., comme vous savez.

Grimm est arrivé ici de Pétersbourg. Nous avons beaucoup parlé de votre pantocratrice, de ses lois, des grandes mesures qu'elle prend pour civiliser sa nation. Grimm est devenu colonel; je vous en avertis pour ne pas omettre ce titre, qui de philosophe l'a rendu militaire. Apparemment que nous entendrons parler de ses hauts faits d'armes en Crimée, si le délire porte les Turcs à déclarer la guerre à l'Impératrice.

Mais l'incertitude où je suis de ce que deviendra mon miracle m'occupe plus que tout ceci. Je crains quelque mauvais tour de mon pupille, qui, jaloux de ma réputation, me fera manquer mon miracle. Vivez, vivez cependant, et conservez-vous pour la consolation des êtres pensants, et pour le grand contentement du solitaire de Sans-Souci. Vale.

563. AU MÊME.460-b

Le 11 octobre 1777.

Je suis très-persuadé que si Marc-Aurèle s'était avisé d'écrire sur le gouvernement, son ouvrage aurait été bien supérieur à ma brochure;<461> l'expérience qu'il avait acquise en gouvernant cet immense empire romain devait être bien au-dessus des notions que peut avoir résumées un chef des Obotrites et des Vandales; et Marc-Aurèle personnellement était si supérieur par sa morale pratique aux souverains, et, j'ose dire, aux philosophes mêmes, que toute comparaison qu'on fait avec lui est téméraire. Laissons donc Marc-Aurèle, en l'admirant tous deux, sans pouvoir atteindre à sa perfection; et, en nous mettant au niveau de notre médiocrité, rabaissons-nous à la stérilité de notre siècle, qui, s'épuisant pour donner Voltaire au monde, n'a pas eu la force de lui fournir des émules.

Je vois donc que les Suisses pensent sérieusement à réformer leurs lois. Ce code carolin m'est connu; j'ai fourré le nez dans ces anciennes législations, lorsque j'ai cru nécessaire de réformer les lois des habitants des bords de la Baltique.461-a Ces lois étaient des lois de sang, ainsi qu'on nommait celles de Dracon; et à mesure que les peuples se civilisent, il faut adoucir leurs lois. Nous l'avons fait, et nous nous en sommes bien trouvés. J'ai cru, en suivant les sentiments des plus sages législateurs, qu'il valait mieux empêcher et prévenir les crimes que de les punir; cela m'a réussi, et, pour vous en donner une idée nette, il faut vous mettre au fait de notre population, qui ne va qu'à cinq millions deux cent mille âmes. Si la France a vingt millions d'habitants, cela fait à peu près le quart; depuis donc que nos lois ont été modérées, nous n'avons, année commune, que quatorze, tout au plus quinze arrêts de mort;461-b je puis vous en ré<462>pondre d'autant plus affirmativement, que personne ne peut être arrêté sans ma signature, ni personne justifié, à moins que je n'aie ratifié la sentence. Parmi ces délinquants, la plupart sont des filles qui ont tué leurs enfants; peu de meurtres, encore moins de vols de grands chemins. Mais parmi ces créatures qui en usent si cruellement envers leur postérité, ce ne sont que celles dont on a pu avérer leur meurtre qui sont exécutées. J'ai fait ce que j'ai pu pour empêcher ces malheureuses de se défaire de leur fruit. Les maîtres sont obligés de dénoncer leurs servantes dès qu'elles sont enceintes; autrefois on avait assujetti ces pauvres filles à faire dans les églises des pénitences publiques, je les en ai dispensées;462-a il y a des maisons, dans chaque province, où elles peuvent accoucher, et où l'on se charge d'élever leurs enfants. Nonobstant toutes ces facilités, je n'ai pas encore pu parvenir à déraciner de leur esprit le préjugé dénaturé qui les porte à se défaire de leurs enfants. Je suis même maintenant occupé de l'idée d'abolir la honte jadis attachée à ceux qui épousaient des créatures qui étaient mères sans être mariées; je ne sais si peut-être cela ne me réussira pas. Pour la question, nous l'avons entièrement abolie,462-b et il y a plus de trente ans qu'on n'en fait plus usage; mais dans des États républicains, il y aura peut-être quelque exception à faire pour les cas qui sont des crimes de haute trahison, comme, par exemple, s'il se trouvait à Genève des citoyens assez pervers pour former un complot avec le roi de Sardaigne, pour lui livrer leur patrie. Supposé qu'on découvrît un des coupables, et qu'il fallût s'éclaircir nécessairement de ses complices pour trancher la racine de la conjuration, dans ce cas je crois que le bien public voudrait qu'on donnât la question au délinquant. Dans les matières civiles, il faut suiv re la maxime qui veut qu'on sauve un coupable plutôt que de punir un innocent. Après tout, dans l'incertitude sur l'innocence<463> d'un homme, ne vaut-il pas mieux le tenir arrêté que de l'exécuter? La vérité est au fond d'un puits; il faut du temps pour l'en tirer, et elle est souvent tardive à paraître; mais, en suspendant son jugement jusqu'à ce qu'on soit entièrement éclairci du fait, on ne perd rien, et l'on assure la tranquillité de sa conscience, ce à quoi chaque honnête homme doit penser. Pardon de mon bavardage de légiste. C'est vous qui m'avez mis sur cette matière; je ne l'aurais pas hasardé de moi-même. Ces sortes de matières sont mes occupations journalières; je me suis fait des principes d'après lesquels j'agis, et je vous les expose.

J'oublie dans ce moment que j'écris à l'auteur de la Henriade; je crois adresser ma lettre à feu le président de Lamoignon; mais vous réunissez toutes ces connaissances; ainsi nulle matière ne vous est étrangère. Si vous voulez encore du Cujas et du Bartole des Obotrites, vous n'avez qu'à parler; je vous donnerai toutes les notions que vous désirez. C'est en faisant des vœux pour la conservation du patriarche de la tolérance que le solitaire de Sans-Souci espère qu'il ne l'oubliera pas. Vale.

564. AU MÊME.

Potsdam, 9 novembre 1777.

M. Bitaubé463-a doit se trouver fort heureux d'avoir vu le Patriarche de Ferney. Vous êtes l'aimant qui attirez à vous tous les êtres qui pensent. Chacun veut voir cet homme unique qui fait la gloire de notre siècle. Le comte de Falkenstein a senti la même attraction;<464> mais, dans sa course, l'astre de Thérèse lui imprima un mouvement centrifuge qui, de tangente en tangente, l'attira à Genève. Un traducteur d'Homère se croit gentilhomme de la chambre de Melpomène, ou marmiton dans les offices d'Apollon;464-a et, muni de ce caractère, il se présente hardiment à la cour de l'auteur de la Henriade, et celui-là sait abaisser son génie pour se mettre au niveau de ceux qui lui rendent leurs hommages.

Bitaubé vous a dit vrai; j'ai fait construire à Berlin une bibliothèque publique. Les Œuvres de Voltaire étaient trop maussadement logées auparavant. Un laboratoire chimique qui se trouvait au rez-de-chaussée menaçait d'incendier toute notre collection. Alexandre le Grand plaça bien les Œuvres d'Homère dans la cassette la plus précieuse qu'il avait trouvée parmi les dépouilles de Darius;464-b pour moi, qui ne suis ni Alexandre, ni grand, ni qui n'ai dépouillé personne, j'ai fait, selon mes petites facultés, construire le plus bel étui possible pour y placer les Œuvres de l'Homère de nos jours. Si, pour compléter cette bibliothèque, vous vouliez bien y ajouter ce que vous avez composé sur les lois,464-c vous me feriez plaisir, d'autant plus que je ne crains pas les ports.

Je crois vous avoir donné, dans ma dernière lettre, des notions générales à l'égard de nos lois et du nombre des punitions qui se font annuellement; je dois cependant y ajouter nécessairement que la bonne police empêche autant de crimes que la douceur des lois. La police est ce que les moralistes appellent le principe réprimant. Si l'on ne vole point, si l'on n'assassine point, c'est qu'on est sûr d'être incontinent découvert et saisi. Cela retient les scélérats timides. Ceux qui sont plus aguerris vont chercher fortune dans l'Empire, où la<465> proximité des frontières de tant de petits États leur offre des asiles en assez grand nombre.

Vous voyez que dans l'Empire on ne restitue pas même l'argent qu'on a emprunté des philosophes. Je vous envoie ci-joint la copie de la réponse que j'ai reçue de M. le duc de Würtemberg. Ce prince, qui tend au sublime, veut imiter en tout les grandes puissances; et comme la France, l'Angleterre, la Hollande et l'Autriche sont surchargées de dettes, il veut ranger le duché de Würtemberg dans la même catégorie; et. s'il arrive que quelqu'une de ces puissances fasse banqueroute, je ne garantirais pas que, piqué d'honneur, il n'en fît autant. Cependant je ne crois pas que maintenant vous ayez à craindre pour votre capital, vu que les états de Würtemberg ont garanti les dettes de Son Altesse Sérénissime, et qu'au demeurant il vous reste libre de vous adresser aux parlements de Lorraine et d'Alsace. J'avais bien prévu que S. A. S. serait récalcitrante sur le fait des remboursements, et je vous assure de plus que ce soi-disant pupille n'a jamais écouté mes avis, ni suivi des conseils.

Que ces misères ne troublent point la sérénité de vos jours; tranquille, du palais des sages,465-a vous pouvez contempler de cette élévation les défauts et les faiblesses du genre humain, les égarements des uns et les folies des autres; heureux dans la possession de vous-même, vous vous conserverez pour ceux qui savent vous admirer, au nombre desquels, et en première ligne, vous compterez, comme je l'espère, le solitaire de Sans-Souci. Vale.

<466>

565. AU MÊME.

Potsdam, 18 novembre 1777.

J'attends votre ouvrage instructif sur les abus de la législation, et avec impatience, persuadé que j'y trouverai l'utile et l'agréable. Il paraît que l'Europe est à présent en train de s'éclairer sur tous les objets qui influent le plus au bien de l'humanité; et il faut vous rendre le témoignage que vous avez plus contribué qu'aucun de vos contemporains à l'éclairer au flambeau de la philosophie. Pour vos Velches, sur lesquels vous glosez, je croirais que, en les prenant en masse, ils sont à peu près semblables aux autres habitants de ce globe; ils ont peut-être quelque chose de trop impétueux dans leur vivacité, qui dégénère même en férocité. D'ailleurs, l'homme est une espèce assez méchante, à laquelle il faut partout des principes réprimants, ou sa méchanceté foncière renverserait toutes les bornes de l'honnêteté, et même de la bienséance. Souvenez-vous que si vos Français vont de l'échafaud au spectacle, Cicéron, Atticus, Varron, Catulle, assistaient au spectacle barbare des combats de gladiateurs, et qu'ensuite ils allaient entendre les tragédies d'Ennius et les comédies de Térence. L'habitude gouverne les hommes; la curiosité les attire à l'exécution d'un coupable, et l'ennui les promène à l'Opéra, faute de pouvoir autrement tuer le temps.

Il y a des fainéants dans toutes les grandes villes, et peu de gens qui aient acquis assez de connaissances pour se former le goût. Quelques personnes, qui passent pour habiles, décident du sort des pièces; et des ignorants, incapables de juger par eux-mêmes, répètent ce que les autres ont dit. Ces jugements ne se bornent pas aux pièces de théâtre; ils se font remarquer universellement, et constituent ce qu'on appelle la réputation des hommes. Et voilà les solides appuis sur lesquels est fondée la renommée! Vanité des vanités!

<467>Vous voulez savoir ce que sont devenus les jésuites chez nous? J'ignorais l'anecdote du régiment levé de cet ordre, et qui probablement aura eu sa part à l'aventure des chèvres;467-a mais, comme ces animaux sont très-rares en Silésie, je ne crois pas que nos bons pères se soient avilis en fréquentant cette espèce. J'ai conservé cet ordre tant bien que mal,467-b tout hérétique que je suis, et puis encore incrédule.467-c En voici les raisons.

On ne trouve dans nos contrées aucun catholique lettré, si ce n'est parmi les jésuites; nous n'avions personne capable de tenir les classes; nous n'avions ni pères de l'Oratoire, ni piaristes; le reste des moines est d'une ignorance crasse : il fallait donc conserver les jésuites, ou laisser périr toutes les écoles. Il fallait donc que l'ordre subsistât pour fournir des professeurs à mesure qu'il venait à en manquer; et la fondation pouvait fournir la dépense à ses frais. Elle n'aurait pas été suffisante pour payer des professeurs laïques. De plus, c'était à l'université des jésuites que se formaient les théologiens destinés à remplir les cures. Si l'ordre avait été supprimé, l'université ne subsisterait plus, et l'on aurait été nécessité d'envoyer les Silésiens étudier la théologie en Bohême; ce qui aurait été contraire aux principes fondamentaux du gouvernement.

Toutes ces raisons valables m'ont fait le paladin de cet ordre; et j'ai si bien combattu pour lui, que je l'ai soutenu, à quelques modifications près, tel qu'il se trouve à présent, sans général, sans troisième vœu, et décoré d'un nouvel uniforme que le pape lui a conféré. Le malheur de cet ordre a influé sur un général qui en avait<468> été dans sa jeunesse : ce M. de Saint-Germain avait de grands et de beaux desseins, très-avantageux à vos Velches; mais tout le monde l'a traversé, parce que les réformes qu'il se proposait de faire auraient obligé des freluquets à une exactitude qui leur répugnait. Il lui fallait de l'argent pour supprimer la maison du Roi; on le lui a refusé. Voilà donc quarante mille hommes, dont la France pouvait augmenter ses forces sans payer un sou de plus, perdus pour vos Velches, afin de conserver dix mille fainéants bien chamarrés et bien galonnés. Et vous voulez que je n'estime pas un homme qui pense si juste? Le mépris ne peut tomber que sur les mauvais citoyens qui l'ont contrecarré.

Souvenez-vous, je vous prie, du père Tournemine votre nourrice (vous avez sucé chez lui le doux lait des Muses), et réconciliez-vous avec un ordre qui a porté, et qui, le siècle passé, a fourni à la France des hommes du plus grand mérite. Je sais très-bien qu'ils ont cabale et se sont mêlés d'affaires; mais c'est la faute du gouvernement. Pourquoi l'a-t-il souffert? Je ne m'en prends pas au père Le Tellier, mais à Louis XIV.

Mais tout cela m'embarrasse moins que le Patriarche de Ferney; il faut qu'il vive, qu'il soit heureux, et qu'il n'oublie pas les absents. Ce sont les vœux du solitaire de Sans-Souci. Vale.

566. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 25 novembre 1777.

Grand homme en tout, et sans rival
Depuis Paris jusqu'à la Mecque,
Vous fondez donc un hôpital

<469>

Pour la langue latine et grecque!
Vous placez leur bibliothèque
Vis-à-vis de votre arsenal.
Vous avez passé votre vie
Entre le dieu des grenadiers
Et le dieu de la poésie.
Tous deux, épris de jalousie,
Vous ont accablé de lauriers.
Vous les avez aimés en sage;
Vous les caressez tour à tour;
Et l'on pourra douter un jour
Qui des deux vous plut davantage.

J'apprends, Sire, que M. d'Alembert vous a proposé un des martyrs de la philosophie pour un de vos bibliothécaires. C'est ce Delisle, dont V. M. a entendu parler, qui a été tout près d'être condamné comme Morival par un sanhédrin de barbares imbéciles. Ce Delisle est assez savant pour un bel esprit; il est très-laborieux; il a autant de véritable vertu que les bigots en affectent de fausse. Je le crois très-digne de servir V. M. dans toutes les parties de la littérature; votre vocation est de réparer nos sottises et nos injustices.

J'ai mis aux chariots de poste des exemplaires du Prix de la justice et de l'humanité, pour lequel vous avez contribué si généreusement; ils arriveront quand il plaira à Dieu.

J'ai aujourd'hui quatre-vingt-quatre ans.469-a J'ai plus d'aversion que jamais pour l'extrême-onction et pour ceux qui la donnent. En attendant, je suis à vos pieds, et je vous invoque comme mon consolateur dans cette vie et dans l'autre.

Le vieux malade.

<470>

567. A VOLTAIRE.

Potsdam, 17 décembre 1777.

Il est agréable d'avoir le monument de toutes les pensées des hommes qu'on a pu recueillir; pour les ouvrages d'imagination, je prévois qu'il faudra s'en tenir à Homère, Virgile, le Tasse, Voltaire, et l'Arioste. Il semble qu'en tout pays les cervelles se dessèchent, et ne produisent plus ni fleurs, ni fruits. Pour les ouvrages historiques, il faudrait, pour les rendre utiles, les purger, si l'on pouvait, de l'esprit de parti, des fausses anecdoctes et des mensonges. Quant aux métaphysiciens, on n'apprend chez eux que l'incompréhensibilité de nombre d'objets que la nature a mis hors de la portée de notre esprit; et quant à tout le fatras théologique d'auteurs hypocondriaques et fanatiques, il ne mérite pas qu'on perde son temps à lire les chimères ineptes qui leur ont passé par le cerveau. Je ne dis rien de messieurs les géomètres, qui carrent éternellement des courbes inutiles; je les laisse avec leurs points sans étendue et leurs lignes sans profondeur, ainsi que messieurs les médecins, qui s'érigent en arbitres de notre vie, et qui ne sont que les témoins de nos maux. Que vous dirai-je des chimistes, qui, au lieu de créer de l'or, le dissipent en fumée par leurs opérations?

Il ne reste donc, pour notre utilité et pour notre consolation, que les belles-lettres, qu'on a nommées à juste titre les lettres humaines; et c'est à elles que je m'en tiens.470-a Le reste peut être utile dans une capitale où des amateurs mal partagés des dons de la fortune ne peuvent pas vérifier des citations qu'ils ont trouvées en d'autres livres, et dont ils trouvent là les originaux; et voilà à quoi cette bibliothèque est destinée. Mais les Œuvres de Voltaire y occupent la<471> place la plus brillante; la belle édition in-quarto471-a y est étalée dans toute sa pompe.

Vous me proposez un M. Delisle pour bibliothécaire; mais je dois vous apprendre que nous en avons déjà trois, et que, selon l'axiome des nominaux, il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Je crois qu'il faudra nous en tenir au nombre que nous en avons. Je vous avouerai que j'ai eu la bêtise de lire cet ouvrage de ce Delisle, pour lequel il a été banni de France; c'est une rapsodie informe, ce sont des raisonnements sans dialectique, et des idées chimériques qu'on ne saurait pardonner qu'à un homme qui écrit dans l'ivresse, et non à un homme qui se donne pour un penseur. S'il se fait folliculaire à Amsterdam ou bien à Leyde, il pourra y gagner de quoi subsister, sans sacrifier sa liberté aux caprices d'un despote en venant s'établir ici. Il y a eu des ex-jésuites à Paris, qui, après la suppression de l'ordre, se sont faits fiacres. Je n'ose proposer un tel métier à M. Delisle; mais il se pourrait qu'il fût habile cocher, et, à tout prendre, il vaut mieux être le premier cocher de l'Europe que le dernier des auteurs. Je vous parle avec une entière franchise; et, si vous connaissez l'original en question, vous conviendrez peut-être qu'il ne perdrait rien au troc.471-b

Pour mon très-indigne pupille, le duc de Würtemberg, je suis bien loin de vouloir excuser ses mauvais procédés. Il ne faut pas se rebuter; on gagne plus avec lui en l'importunant qu'en le convainquant de son droit; et j'espère encore de pouvoir ériger un trophée à Voltaire vainqueur du Duc.

Je suis sur le point d'aller à Berlin donner le carnaval aux autres sans y participer moi-même. Il s'y trouve un comte de Montmorency-Laval, très-aimable garçon que j'ai vu en Silésie. Je me dis<472>pute avec lui; il veut apprendre l'allemand; je lui dis que cela n'en vaut pas la peine, parce que nous n'avons pas de bons auteurs, et qu'il ne veut apprendre cette langue que pour nous faire la guerre. Il entend raillerie, et n'est certainement pas ennemi des Prussiens.

Puisse la nature fortifier les fibres du vieux patriarche! Je ne m'intéresse qu'à son corps, car son esprit est immortel. Vale.

568. DE VOLTAIRE.

Ferney, 6 janvier 1778.

Sire, grand homme, que vous m'instruisez, que vous me consolez, que vous me fortifiez dans toutes mes idées au bout de ma carrière! Votre Majesté, ou plutôt Votre Humanité,472-a a bien raison : le fatras métaphysique, théologique, fanatique, est sans doute ce que nous avons de plus méprisable; et cependant on écrira sur ces chimères absurdes tant qu'il y aura des universités, des esprits faux, et de l'argent a gagner.

Parmi les géomètres, il n'y a guère eu qu'Archimède et Newton qui aient acquis une véritable gloire, parce qu'ils ont inventé des choses très-difficiles, très-inconnues, et très-utiles; il n'y a point de gloire pour ceux qui ne savent que diviser a - b plus c par x moins z, et qui passent leur vie à écrire ce que les autres ont imaginé.

Pour l'histoire, ce n'est, après tout, qu'une gazette; la plus vraie est remplie de faussetés, et elle ne peut avoir de mérite que celui du style. Ce style est le fruit de la littérature; c'est donc à la littérature<473> qu'il faut s'en tenir. C'est ainsi que pensa le grand Condé dans sa retraite de Chantilly; c'est ainsi que pense le grand Frédéric à Sans-Souci.

Quand j'ai proposé à V. M. le sieur Delisle pour arranger votre nouvelle bibliothèque, je ne savais pas que vous aviez déjà plusieurs gens de lettres occupés de ce service. Je le proposais comme un homme laborieux et exact, très-capable de faire des extraits et de tenir tout en ordre. J'avais éprouvé ses talents dans ce travail, et j'osais vous le présenter comme un subalterne qui aurait bien servi dans cette partie.

Je vous ai plus d'obligation que vous ne pensez; votre pupille vient enfin de se laisser un peu attendrir; il m'a payé vingt mille francs sur les quatre-vingt mille que je lui avais prêtés, et peut-être avant ma mort me payera-t-il le reste; c'est vous que j'en dois remercier.

M. le comte de Montmorency-Laval saura bientôt assez d'allemand pour faire tourner à droite et à gauche, et pour commander l'exercice; mais, en vous entendant parler français, il donnera la préférence à la langue des Montmorency; sans doute les hommes de sa maison doivent aimer les Prussiens. Il n'y a jamais eu que le cardinal de Bernis qui ait imaginé d'unir la France avec la maison d'Autriche contre la maison de Brandebourg;473-a il en a été bien puni. Sa politique a été aussi malheureuse que les chimères théologiques de trente autres cardinaux ont été ridicules.

Je ne sais si les chariots de poste ont apporté à V. M. le petit paquet contenant deux exemplaires du petit livre contre la torture et contre la Caroline de Charles-Quint; nous allons tâcher d'être humains chez nos Suisses; ce sera à votre exemple; vous en donnez à la terre entière dans tous les genres. Je me jette à vos pieds du fond de<474> mon trou, avec tout le respect, toute la reconnaissance, toute l'admiration que vous ne pouvez pas m'empêcher de ressentir, quoique cela doive vous être fort indifférent dans le comble de votre grandeur et de votre gloire.

569. A VOLTAIRE.474-a

Le 25 janvier 1778.

J'ai reçu la brochure d'un sage, d'un philosophe, d'un citoyen zélé, qui éclaire modestement le gouvernement sur les défauts des lois de sa patrie, et qui démontre la nécessité de les réformer. Cet ouvrage mérite d'être approuvé par tout le monde. En fait d'équité naturelle et de droite raison, il n'y a qu'un sentiment, qui est celui de la vérité, lequel vous avez lumineusement démontré. Pourquoi ne le suivra-t-on pas? A cause qu'on craint plus le travail qu'on n'aime le bien public, à cause de l'ancienneté des abus, et peut-être encore pour ne point ajouter un fleuron à la couronne qu'un vieux philosophe a su se faire en usant du grand nombre de talents dont la nature, prodigue envers lui, l'avait doué. Cet ouvrage entrera dans ma bibliothèque comme un monument de l'amour que vous avez pour l'humanité. Copernic,474-b ne vous en déplaise, y tiendra aussi son petit coin, en qualité de Prussien; il pourra trouver place entre Archimède et Newton. Quant à votre Newton, je vous confesse que je<475> n'entends rien à son vide, ni à son attraction; il a démontré avec plus d'exactitude que ses devanciers le mouvement des corps célestes, j'en conviens; mais vous m'avouerez pourtant que c'est une absurdité en forme que de soutenir l'existence du rien. Ne sortons pas des bornes que nous donne le peu de connaissance que nous avons de la matière. A mon sens, la doctrine du vide, et des esprits qui existent sans organes, sont le comble de l'égarement de l'esprit humain. Si un pauvre ignorant de ma classe s'avisait de dire : Entre ce globe et celui de Saturne, ce qui n'a point d'existence existe, on lui rirait au nez; mais le sieur Isaac, qui dit la même chose, a hérissé le tout d'un fatras de calculs que peu de géomètres ont suivi; ils aiment mieux l'en croire sur sa parole, et admettre des contre-vérités, que de se perdre avec lui dans le labyrinthe du calcul intégral et du calcul infinitésimal. Les Anglais ont construit des vaisseaux sur la coupe la plus avantageuse que Newton avait indiquée; et leurs amiraux m'ont assuré que ces vaisseaux étaient beaucoup moins bons voiliers que ceux qui sont fabriqués selon les règles de l'expérience. Je voulus faire un jet d'eau dans mon jardin; Euler calcula l'effort des roues pour faire monter l'eau dans un bassin, d'où elle devait retomber par des canaux, afin de jaillir à Sans-Souci.475-a Mon moulin a été exécuté géométriquement, et il n'a pu élever une goutte d'eau à cinquante pas du bassin. Vanité des vanités! vanité de la géométrie!

Je crois que la Suède conviendra mieux à votre peu systématique Delisle que notre pays; s'il s'y rend, il sera regardé dans peu comme le plus bel esprit de Stockholm; il pourra rendre les Lapons d'Umeå, de Torneå, de Kemi, grands métaphysiciens, et adoucir les mœurs sauvages des habitants des rivages polaires. Des Cartes a longtemps habité ce royaume; pourquoi Delisle ne s'y fixerait-il pas? Je crois,<476> de plus, que les glaces septentrionales pourront calmer l'ardeur d'un sang provençal qui l'expose souvent à des attaques de fièvre chaude. Ce conseil physico-politique et la religion universelle pourront très-bien s'amalgamer avec le système des tourbillons.

Voici la première fois que mon soi-disant élève se conduit bien; c'est une belle chose de payer quand on doit; une plus belle encore est de ne point usurper ce qui ne nous appartient pas. La mort de l'électeur de Bavière pourrait donner lieu à de tels procédés, qui pourront causer de violentes convulsions à la tranquillité publique. Jamais le traité de paix de Westphalie n'a été autant relu, étudié et commenté qu'il l'est à présent. Un brouillard plus épais que celui de nos frimas nous cache l'avenir, et l'incertitude des événements redouble la curiosité du public. Ces grandes distractions ne m'ont pas empêché de trembler pour les jours du Patriarche de Ferney; d'impitoyables gazetiers avaient annoncé votre mort; tout ce qui tient à la république des lettres, et moi indigne, nous avons été frappés de terreur; mais vous avez surpassé le héros du christianisme; il ressuscita le troisième jour, vous n'êtes point mort. Vivez, vivez, pour continuer votre brillante carrière, pour ma satisfaction, et pour celle de tous les êtres qui pensent. Ce sont les vœux du solitaire de Sans-Souci. Vale.

<477>

570. DE VOLTAIRE.

Paris, 1er avril 1778.477-a

Sire, le gentilhomme français qui rendra cette lettre à Votre Majesté, et qui passe pour être digne de paraître devant elle, pourra vous dire que si je n'ai pas eu l'honneur de vous écrire depuis longtemps, c'est que j'ai été occupé à éviter deux choses qui me poursuivaient dans Paris, les sifflets et la mort.

Il est plaisant qu'à quatre-vingt-quatre ans j'aie échappé à deux maladies mortelles. Voilà ce que c'est que de vous être consacré; je me suis renommé de vous, et j'ai été sauvé.

J'ai vu avec surprise et avec une satisfaction bien douce, à la représentation d'une tragédie nouvelle,477-b que le public, qui regardait, il y a trente ans, Constantin et Théodose comme les modèles des princes et même des saints, a applaudi avec des transports inouïs à des vers qui disent que Constantin et Théodose n'ont été que des tyrans superstitieux. J'ai vu vingt preuves pareilles du progrès que la philosophie a fait enfin dans toutes les conditions. Je ne désespérerais pas de faire prononcer dans un mois le panégyrique de l'empereur Julien; et assurément, si les Parisiens se souviennent qu'il a rendu chez eux la justice comme Caton, et qu'il a combattu pour eux comme César, ils lui doivent une éternelle reconnaissance.

Il est donc vrai, Sire, qu'à la fin les hommes s'éclairent, et que ceux qui se croient payés pour les aveugler ne sont pas toujours les maîtres de leur crever les yeux! Grâces en soient rendues à V. M.! Vous avez vaincu les préjugés comme vos autres ennemis; vous<478> jouissez de vos établissements en tout genre. Vous êtes le vainqueur de la superstition, ainsi que le soutien de la liberté germanique.

Vivez plus longtemps que moi, pour affermir tous les empires que vous avez fondés. Puisse Frédéric le Grand être Frédéric immortel!

Daignez agréer le profond respect et l'inviolable attachement de

Voltaire.478-a


10-a Voltaire au duc de Richelieu, le 4 février 1757 : « Le roi de Prusse vient de m'écrire une lettre tendre. » L'édition Beuchot, t. LVII, p. 214, ajoute en note : « Datée du 19 janvier, à Dresde. Cette lettre de Frédéric nous est inconnue. » Voltaire écrit aussi au comte d'Argental, le 12 septembre 1757 : « Je ne sais si je vous ai fait part de la lettre qu'il (Frédéric) m'a écrite il y a environ trois semaines : J'ai appris, dit-il, que vous vous étiez intéressé à mes succès et à mes malheurs; il ne me reste qu'à vendre cher ma vie, etc, etc. » Nous ne connaissons de cette lettre du Roi que la phrase citée.

100-a C'était la lettre du 27 août 1760. Voyez t. XIX, p. V, et p. 214-216.

100-b Voyez t. XIV, p. 136 et 137.

101-a Le monde comme il va, vision de Babouc. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII. p. 26 : « Si tout n'est pas bien, tout est passable. »

102-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 344 et 345.

102-b Voyez t. XII, p. 219-223.

102-c Le Roi arriva à Breslau le 9 décembre.

103-a Réponse à la lettre de Voltaire, du 9 décembre 1764, qui s'est perdue. Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Berlin, 1789, t. I, p. XXXI (b). Voyez aussi la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 24 mars 1765.

104-a Cette lettre répond à la lettre de Voltaire, du 16 octobre 1765, qui s'est perdue. Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke, t. I, p. XXXI (b). Dans le VIIe volume de notre édition, p. VI, l. 12, nous avons cité cette lettre, d'après l'édition de Kehl, comme étant de l'année 1766.

105-a Voyez t. XIII, p. 75.

105-b Allusion aux Lettres de M. de Maupertuis, ridiculisées par Voltaire dans son Akakia. Voyez ci-dessus, p. 9.

105-c Défense de mylord Bolingbroke. Voyez Souvenirs d'un citoyen (par Formey), t. I, p. 265 et suivantes, et Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 454-464.

106-a Nous avons pris le texte de cette lettre dans l'édition de Kehl, en y ajoutant le passage qui commence par « Malgré tout, » et qui finit par « capable de pardonner, » passage que nous avons tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 21.

106-b Voyez ci-dessus, p. 77.

106-c Poésies diverses. A Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, 1760, in-4. Voyez t. X, p. I-III; t. XIX, p. 157, 177, 189 et 196; et t. XX, p. IV.

107-a Voyez, saint Luc, chap. XXIII, v. 43.

107-b Frédéric est plusieurs fois cité et loué dans les Questions sur les miracles, 1765. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLII, p. 178, 201, 226, 227, 244 et 247. Il est parlé de la maison d'Autriche et des cochons aux pages 181 et 156.

107-c Allusion à une lettre de Voltaire, du 21 décembre 1765, qui est perdue, et où se trouvaient les mots suivants, que nous tirons de la traduction allemande, et que nous retraduisons ainsi : « Vous parlez de mes faiblesses; oubliez-vous que je suis homme? » Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Aus dem Französichen übersetzt. Berlin, 1789, t. I, p. XXXI (b).

108-a Tout le passage commençant par « Sans doute, » est en partie omis, en partie altéré dans l'édition de Kehl; nous le tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 24.

108-b Avec le ridicule que vous répandez sur elle, et qui porte coup plus que tous les arguments. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 24 et 25.)

108-c Sub utraque et sub una. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 25.)

109-a « Mais il faut cultiver notre jardin. »Candide, Œuvres de Voltaire, édition Beuchot. t. XXXIII, p. 344.

110-a Psaume CXIII, v. 4, selon la Vulgate. (Psaume CXIV, selon la traduction de Luther.)

110-b Psaume CXXXVI, v. 9, selon la Vulgate. (Psaume CXXXVII, selon la traduction de Luther.)

110-c Épître à Henri IV, 1766; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 244

111-a L'affaire de Sirven.

112-a Fils de Louis XV et père de Louis XVI. Il mourut le 20 décembre 1765. C'est à l'occasion de cette mort que Voltaire fit son Épître à Henri IV.

112-b Cette phrase, omise dans l'édition de Kehl, est tirée des Œuvres posthumes, t. X, p. 30.

112-c Voyez t. XX, p. 315, 321 et suivantes.

113-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 372-374

113-b Voyez t. VII, p. 149-164.

113-c Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLII, p. 385-416.

114-a Le prince héréditaire de Brunswic. Voyez t. XII, p. 25.

115-a Le chevalier de La Barre.

115-b Gresset dit, dans son Épître VI, A ma sœur, sur ma convalescence, v. 92 :
     

La douleur est un siècle, et la mort un moment.

118-a

Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.

Boileau,

Art poétique

, chant III, v. 138.

118-b Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. X, p. 7-12.

118-c Fils du célèbre médecin de Genève. Voyez ci-dessus, p. 22, 32, 46, 52, 59, 66 et 103.

118-d On avait brûlé à Berne l'Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury, avec la Préface du Roi. Voyez t. VII, p. VI et VII.

119-a Voyez ci-dessus, p. 78.

119-b Voyez t. IV, p. 37.

119-c C'était à Rouen.

12-a L'Épître au marquis d'Argens, (Kerpsleben, près) Erfurt, 23 septembre 1737, t. XII, p. 56-63. Plusieurs passages de cette Épître se trouvent dans La vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. Amsterdam, 1784, in-12, p. 102-106. Voltaire dit à la page 106 : « Il (Frédéric) m'envoya cette Épître écrite de sa main. »

120-a Histoire de France depuis rétablissement de la monarchie jusqu'au règne de Louis XIV, par M. l'abbé Velly. Paris, 1755 et années suivantes.

121-a Voyez t. XIX, p. 458, no 303.

124-a Il semble que cette lettre, rangée par les éditeurs de Kehl parmi celles de l'année 1765, n'ait été écrite que l'année suivante, parce que, selon M. Beuchot, ce ne fut qu'après l'exécution de La Barre, qui eut lieu en juillet 1766, que l'idée vint à Voltaire d'établir à Clèves une petite colonie de philosophes français. Voyez ci-dessus, p. 113, 114, 117, 118, 121 et suivantes.

125-a Voyez t. XVI, p. 221, t. XVII, p. 48, et t. XXII, p. 31.

126-a Cela ne va certainement pas à mille maisons. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 371.)

128-a Dictionnaire philosophique. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXX, p. 493, et t. XLV, p. 197.

128-b Voyez t. VII, p. 120; t. X, p. 10 et 159; et t. XXI, p. 128.

129-a Œuvres posthumes, t. X, p. 17-20.

129-b Le Triumvirat. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. VIII, p. 75-163.

129-c Jean-Auguste Ernesti avait critiqué sévèrement l'Abrégé de Fleury, ainsi que l'Avant-propos du Roi, dans sa Neue theologische Bibliothek, Leipzig, 1766, t. VII, p. 333-345.

130-a Le Stoïcien. Voyez t. XII, p. 208-218.

131-a Voyez t. IX, p. X, 198, 224 et 225; t. XVIII, p. 249; t. XX, p. 321 et suivantes, et p. 333 et 334.

132-a Au donjon du château, avec privilége d'Apollon, MDCCL, tome III, p. 223, Épître XI, A Voltaire (du 20 février 1700) :
     

La nuit, compagne du repos,
De son crèp couvrant la lumière, etc.

Voyez t. XI, p. 172; t. XIII, p. 135; et t. XXII, p. 268 de notre édition.

133-a Frédéric profita de la critique, et voici comment ce vers a été imprimé dans les Œuvres posthumes, t. VII, p. 353 :
     

L'absinthe à votre goût est âpre et trop amère.

Voyez notre t. XII, p. 210.

134-a Il s'agit de douze exemplaires de l'Avant-propos mis par le Roi à la tête de l'Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury.

135-a Quelques ouvrages philosophiques de Voltaire furent publiés d'abord sous les pseudonymes de Boulanger, Fréret, Bolingbroke, Bazin, Chérisac, etc.

135-b Ces trois derniers mots sont tirés des Œuvres posthumes, t. X, p. 46.

137-a Le Conte du Violon, et Les Deux Chiens et l'Homme, fable. Voyez t. XII, p. 233 et 234, 235 et 236; et t. XIX, p. 294, 300, 310, et 330.

138-a L'Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury; avec l'Avant-propos du Roi, fut brûlé à Berne peu de temps après sa publication; mais il ne fut mis à l'index que le 1er mars 1770. Voyez t. VII, p. VI et VII; voyez aussi t. XIX, p. 166.

139-a Voyez t. VII, p. 149-164.

139-b Simple en elle-même. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 378.)

139-c Le Roi veut dire porter des chouettes à Athènes, comme dans sa lettre à l'électrice Antonie de Saxe, du 2 mai 1765.

14-a Le 2 décembre 1757, Voltaire écrit au comte d'Argental : « Serait-il possible qu'on eût imaginé que je m'intéresse au roi de Prusse? J'en suis pardieu bien loin. Il n'y a mortel au monde qui fasse plus de vœux pour le succès des mesures présentes. J'ai goûté la vengeance de consoler un roi qui m'avait maltraité; il n'a tenu qu'à M. de Soubise que je le consolasse davantage. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVII, p. 387 et 388.

140-a Voyez la lettre de Voltaire à l'abbé d'Olivet, du 5 janvier 1767, et celle de Frédéric à d'Alembert, du 10 avril suivant.

140-b Le saint-père a envoyé un bref dans ce pays-là, qui ne parle que de la gloire du martyre, de l'assistance miraculeuse de Dieu, de fer, de feu, de défense de la foi, de zèle, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 380.)

140-c Voyez t. XX, p. III, IV, et 17-23.

142-a Élie de Beaumont, avocat à Paris, mort le 10 janvier 1786. Il est célèbre par son Mémoire pour les Calas, 1762, in-4.

142-b Voyez t. XII, p. 256, et t. XIX, p. 385.

142-c Dominique de Morival, cadet au régiment d'infanterie du général d'Eichmann, no 48, à Wésel; il fut nommé officier le 27 avril 1767.

143-a Voyez t. IV, p. 206, et t. XIX, p. 341.

143-b Au premier ciel. (Variante des Œuvres posthumes, t. X. p. 42.)

144-a Manifeste sur les dissensions de Pologne.

146-a Cet alinéa, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 43.

147-a Tragédie de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. VIII, p. 183-279.

148-a Voyez t. XII, p. 235.

15-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 257 et 258.

150-a L'Anecdote sur Bélisaire, par Voltaire lui-même. Voyez ses Œuvres, t. XLII, p. 624 à 631.

151-a Ce fragment, tiré de l'édition Beuchot, t. LXIV, p. 204, est bien de l'année 1767, comme on peut le voir par son contenu. La lettre de d'Alembert à Frédéric, du 10 avril de la même année, nous apprend que ce fut en effet vers ce temps que le Roi envoya à Marmontel ses observations sur la Poétique de cet écrivain. Cependant M. Beuchot a inséré ce fragment dans une lettre de Voltaire à Frédéric qui est réellement du 31 juillet 1772, date sous laquelle elle est placée avec raison dans l'édition de Kehl; mais l'habile éditeur français a commis la même erreur que les éditeurs de Bâle, en assignant à cette lettre la date du 2 mai 1767, à laquelle n'appartient que le fragment qui nous occupe.

151-b Nous n'avons pas pu trouver les observations de Frédéric sur la Poétique française de Marmontel, qui parut au mois de mars 1763, en deux volumes in-8. La réponse aux remarques de Frédéric se trouve dans les Œuvres complètes de Marmontel, A Paris, 1820, t. VII, IIe partie, p. 828-831. Voyez, l. c., p. 826-828, la réponse de Marmontel à M. de Catt, Paris, 27 septembre 1767, où il éclaircit quelques endroits de son ouvrage sur lesquels le lecteur du Roi avait attiré son attention. La lettre de M. de Catt nous est inconnue.

152-a Amener le fléau de la guerre. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 35.)

152-b Robert-Scipion baron de Lentulus, général prussien. Voyez t. IV, p. 176, et t. XI, p. 110.

153-a Au dix-huitième. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 38.)

153-b Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, Paris, 10 février 1767. Celle que Marmontel écrivit au Roi, Paris, janvier 1767, en lui envoyant son Bélisaire, se trouve dans les Œuvres complètes de cet auteur, Paris, 1819, t. III, 1re partie, p. 301. Quant à la réponse de Frédéric à cette lettre, voici ce que Marmontel dit, dans le huitième livre de ses Mémoires : « Je redoutais les allusions, les applications malignes, et l'accusation d'avoir pensé à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi faible et trompé. Il n'y avait, malheureusement, que trop d'analogie d'un règne à l'autre; le roi de Prusse le sentit si bien, que, lorsqu'il eut reçu mon livre, il m'écrivit, de sa main, au bas d'une lettre de son secrétaire de Catt : Je viens de lire le début de votre Bélisaire; vous êtes bien hardi! »

154-a La Guerre civile de Genève. Œuvres de Voltaire, t. XII, p. 241-303.

156-a Bossuet, Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé.

156-b Celles de la princesse Louise-Henriette-Wilhelmine, fille cadette de Henri, margrave de Schwedt, avec Léopold-Frédéric-François, prince régnant d'Anhalt-Dessau. Elles furent célébrées le 25 juillet.

156-c Le 27 eurent lieu les fiançailles de la princesse Wilhelmine, fille du Prince de Prusse défunt, avec Guillaume, prince d'Orange.

157-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 366-368. Les éditeurs de Berlin disent dans une note, p. 366, qu'elle ne fut pas envoyée au destinataire.

157-b Voyez l'article Abraham, dans le Dictionnaire philosophique. Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XXVI, p. 48.

157-c Le Roi veut dire le Journal de Trévoux.

157-d Voyez la Relation de la maladie et de la mort du jésuite Berthier (1759); Œuvres de Voltaire, t. XL, p. 12.

158-a Allusion à l'entrevue du Roi avec l'empereur Joseph II, à Neisse, au mois d'août 1769. Voyez t. VI, p. 27 et 28. Voltaire appelle le baron de Grimm Bohémien à cause de son opuscule satirique intitulé le Petit prophète de Böhmischbroda, etc. Voyez t. XVIII, p. 100 et 259.

16-a On trouve une autre leçon de ces vers t. XIV, p. 133 et 134. Quant à la pensée exprimée dans les trois derniers, voyez t. VII, p. 98; t. XII, p. 47, 56-63, 115, 116, 195, 206 et 245; t. XIX, p. 88, 92, 145 et 146, 211, 225, 227, 228, 229 et 273; et t. XX, p. 305 et 313.

160-a C'est Armande, et non Philaminte qui dit, dans Les Femmes savantes de Molière, acte III, scène II :
     

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.

160-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIII, p. 513.

160-c Voyez t. XV, p. 181.

162-a Essai sur les mœurs, chap. 53-58. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XVI, p. 150 à 212.

163-a Voyez t. XIII, p. 24-27.

163-b Voyez t. X, p. 109, et t. XXI, p. 233.

163-c Voltaire avait écrit sous ce pseudonyme une Défense de son Essai sur les mœurs.

164-a Voyez Racine, Les Plaideurs, comédie, acte III, scène III.

164-b Anagramme de Rossbach.

166-a Essai sur l'amour-propre envisagé comme principe de morale. Voyez t. IX, p. 99-114.

166-b Voyez t. XXI, p. 312.

166-c Nous échangerons. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 54.)

167-a Cette lettre est la réponse à l'envoi du manuscrit de l'ouvrage du Roi ci-dessus mentionné. Voltaire l'adresse à son ancien copiste Villaume. qui était au service de Frédéric depuis 1755. Voyez t. XIX, p. 301, et t. XX, p. 67.

168-a Voyez t. IX, p. 104.

169-a Épître à madame de Morrien. Voyez t. XIII, p. 10-12.

169-b Ce n'est pas la saison des roses; et les lauriers ont tous été transplantés en Russie. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 55.)

171-a Les vers de cette pièce sont tirés des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 102 et 103; la prose, du même recueil, t. X, p. 56 et 57. Nous avons imprimé les vers t. XIII, p. 32.

172-a Dialogue de morale à l'usage de la jeune noblesse. Voyez t. IX, p. VII, no IX, et p. 115 à 130.

175-a Le bref du 1er mars 1770 condamne à la fois plusieurs ouvrages de Voltaire, et l'Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury avec l'Avant-propos de Frédéric. Quant à ce dernier ouvrage, on lit dans l'Index librorum prohibitorum, Romae, 1841, p. 2 : Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury (mendax titulus mendacissimi operis), traduit de l'anglais. Decr. SS. D. N. Clementis Papae XIV in Congr. S. Officii, I. Martii 1770. Voyez t. XIX, p. 166, et ci-dessus, p. 138.

176-a Voyez t. IX, p. 160, et t. XIV, p. 293.

176-b Selon les lois de la nature. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 58.)

176-c De fouetter. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 58.)

176-d Examen de l'Essai sur les préjugés. Voyez t. IX, p. IX, et p. 149-175.

177-a Le Roi veut dire Posidonius, disciple de Panétius. Voyez t. XIX, p. 108 et 109.

177-b Allusion au bref donné le 1er mars 1770 par Clément XIV, qui avait été franciscain.

178-a Simon, fils de Jonas. Saint Matthieu, chap. XVI, v. 13 et suivants.

18-a Voyez t. XIX, p. 227.

180-a La France prit possession d'Avignon le 11 juin 1768, et le même jour le roi de Naples s'empara du duché de Bénévent.

180-b Voyez t. XX, p. 34.

181-a Voyez t. VI, p. 82-85, et ci-dessus, p. 121 et 126.

181-b Ces cinq derniers vers manquent dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 62 et 63.

181-c Voyez t. IV, p. 34; t. IX, p. 175; t. XIV, p. 253; et t. XV, p. 20.

181-d Le marquis de Conflans avait ravagé, avec les troupes légères françaises, la principauté d'Osnabrück au mois de septembre 1761; quant à Turpin et à Richelieu, le Roi en parle t. IV, p. 162 et 163.

182-a Voyez t. IX, p. 177-194.

182-b Voyez t. XIII, p. 37-42.

183-a Éloge de la ville de Moukden. Voyez t. XIII, p. 43.

186-a Le Roi était parti le 15 pour la Silésie; la date de cette lettre est donc inexacte.

186-b Cette phrase est omise dans l'édition de Kehl; nous la tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 66.

188-a Voyez t. VII, p. 40; t. XIII, p. 46; et t. XIX, p. 438.

188-b Lettre de Frédéric à d'Alembert, du 28 juillet 1770.

189-a Voyez t. IX, p. 182.

189-b Lagrange, né à Paris en 1738, mort le 18 octobre 1775. Sa traduction du poëme de Lucrèce, De la nature des choses, parut à Paris en 1768, deux volumes in-8.

189-c Voyez ci-dessus, p. 9.

19-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 89 et 90.

191-a Du Guarini, né en 1537, mort en 1612.

193-a Guillaume-Adolphe, colonel au service de la Prusse, né en 1745, mort en Bessarabie le 24 août 1770. Voyez t. VI, p. 251; t. IX, p. XIII et XIV; t. XIII, p. 6-9; et t. XX, p. 330. Outre ce prince, le Roi avait envoyé à l'armée russe le lieutenant-colonel d'Usedom, le major de Pfau, et plusieurs autres officiers.

195-a Sénèque, Troades, acte II, v. 400.

196-a .... Unanimement, ainsi que le saint-père, qui a toujours les conciles à ses ordres pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet sa Somme de saint Thomas; vous voyez, mon cher philosophe, qu'indubitablement vous serez quelque beau jour plongé dans la chaudière de Belzébuth. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 75.)

198-a Chapitre I, v. 2; chap. III, v. 19; et chap. XII, v. 8.

198-b Voyez t. XIII, p. 125. Voyez aussi les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVII, p. 180 et 186.

198-c Les mots « ainsi que César et Cicéron, qui le déclarent en plein sénat » sont omis dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVI. p. 488. Nous les avons trouvés dans l'édition de Kehl, t. LXV, p. 432.

199-a Le 5 décembre 1770. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 132.)

199-b Épître CXV. Au roi de la Chine, sur son recueil de vers qu'il a fait imprimer. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 277.

199-c Voyez t. XIII, p. 43-46.

20-a On n'a point trouvé ces lettres, et plusieurs autres qui manquent également. (Note de l'édition de Kehl.)

20-b Voyez t. XV, p. 107, et t. XIX, p. 144.

20-c Première Philippique. Voyez t. VIII, p. 23 et 24.

200-a Allusion à Ali-Bey, chef des mameluks, fort redouté alors en Égypte, et peu après allié avec les Russes contre la Porte.

201-a Facétie à M. de Voltaire. Rêve. Voyez t. XV, p. III, et p. 23-28.

201-b Ces mots étaient inscrits sur la façade du temple de Delphes. Voyez les Entretiens mémorables de Socrate, par Xénophon, liv. IV, chap. 2, §. 24.

202-a Maupertuis; allusion au voyage qu'il fit en Laponie, en 1736. Voyez t. III, p. 28; t. XI, p. 57; et t. XXI, p. 100.

203-a Les trois premiers volumes des Questions sur l'Encyclopédie.

204-a Ezéchiel, chap. III, v. 1.

205-a Psaume CIX, v. 1, selon la Vulgate. (Psaume CX, selon la traduction de Luther.)

205-b Berlin, 19 janvier 1771. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. IX, p. 340.) Le 29 janvier, Frédéric n'était pas à Berlin, mais à Potsdam.

205-c Dans ses Épîtres écrites du Pont, liv. II, ép. 9, Au roi Cotys, Ovide implore le secours de ce prince.

206-a En style précieux je pourrais vous dire. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 78.)

206-b Voyez t. XVI, p. 278, et t. XXI, p. 48 et 68.

206-c Voyez les articles Armes, Armées, Bataillon, Guerre, Tactique, etc., Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVII, XXX et XXXII.

206-d Allusion à l'Instruction du gardien des capucins de Raguse à frère Pédiculoso partant pour la terre sainte, 1768; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIV, p. 486-499.

207-a Imprudemment. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 79.)

207-b Innocent XIII. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 80.) Choiseul, né en 1719, ne fut ambassadeur à Rome que sous le pontificat de Benoît XIV, qui l'accueillit avec distinction.

207-c Voyez t. XIV, p. XVI, 205 et 273.

209-a Les mots « vos mauvais sentiments et » sont omis dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVII, p. 57. Nous les tirons de l'édition de Kehl, t. LXVT, p. 9.

209-b Saint Matthieu, chap. VIII, v. 20.

21-a Cette lettre est tirée de la Bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg.

21-b Frédéric eut son quartier général à Griüssau du 20 mars au 18 avril.

21-c Voyez t. XII, p. 124, et t. XIV, p. 196.

210-a Le 12 novembre 1770, le Prince de Prusse, qui plus tard succéda à Frédéric, avait entamé avec Voltaire une correspondance qu'on trouve dans les Œuvres de cet écrivain, édit. de Kehl, t. LXVI, p. 416-424. La seconde lettre du prince à Voltaire, citée par celui-ci dans sa réponse du 11 janvier 1771, est inconnue aux éditeurs de Kehl, mais elle a été imprimée dans les Jahrbücher der preussischen Monarchie unter der Regierung Friedrich Wilhelm's des Dritten, Berlin, 1798, t. I, p. 253-257.

211-a Le marquis d'Argens était mort le 12 janvier.

212-a Le 5 mars 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 137.)

212-b Genèse, chap. XXXII, v. 25.

213-a Voyez t. XIV, p. 246-248.

214-a J'espère que jusqu'aux poux de vos capucins se feront fête. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 136.)

214-b Cet alinéa est omis dans l'édition de Kehl; nous l'avons tiré des Œuvres posthumes, t. IX, p. 136.

214-c Voyez t. XII, p. 98; t. XIII, p. 55; t. XIX, p. 21 et 44; et t. XXII, p. 318.

215-a Le 18 mars 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 140.)

215-b Ces deux derniers vers sont remplacés dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 137, par ceux-ci :
     

Mais, surchargé d'hivers, Voltaire est, à l'entendre,
Tel qu'on dit le phénix, qui renaît de sa cendre.

215-c Dans son Épître à l'impératrice de Russie (Œuvres, t. XIII, p. 311), Voltaire cite le vers suivant des Œuvres de Frédéric (t. X, p. 63) :
     

Lorsqu'Auguste buvait, la Pologne était ivre.

215-d Voyez t. XIX, p. 254, et t. XXII, p. 169.

216-a Le duc de Choiseul. Voyez t. XIV, p. 278.

216-b Saint Matthieu, chap. XVI, v. 18.

216-c La Fontaine a dit, dans

La Chatte métamorphosée en femme

 :

Qu'on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres.

216-d Le père Bouhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671, pose cette question : Si un Allemand peut avoir de l'esprit? Voyez t. XIV, p. 256.

217-a Le marquis de Saint-Aulaire mourut en 1742, âgé de près de cent ans, ou, selon d'autres, de cent deux. Les plus jolis vers qu'on ait de lui datent d'un temps où il était plus que nonagénaire. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIX, p. 193 et 194.

22-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 266 et 267.

22-b La bataille de Zorndorf.

22-c La Thébaïde, ou les Frères ennemis, tragédie de Racine, dans laquelle périssent tous les personnages principaux, Jocaste, Etéocle, Polynice, Hémon, Antigone, Créon.

22-d Plutarque, Vie de César, chap. LXII.

220-a Le 1er mai 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 144)

220-b Gustave III arriva à Potsdam le 22 avril.

221-a Voltaire dit dans son Épître au roi de Suède :
     

J'aurais mis mon bonheur à te faire ma cour,
A revoir Sans-Souci, ce fortuné séjour
Où règnent la Victoire et la Philosophie,
Où l'on voit le Pouvoir avec la Modestie.

Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. XIII, p. 314.

221-b Maupeou. Voyez t. VI, p. 34.

221-c Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, t. XV, p. XVIII, et p. 195 et suivantes.

222-a Voyez t. XX, p. XVI-XVIII, et p. 267 et suivantes.

222-b Voyez t. XIII, p. 80-85.

224-a Voyez t. VI, p. 37.

224-b Le duc d'Aiguillon, qui fut nommé ministre des affaires étrangères le 6 juin 1771.

224-c La superstition populaire attribuait à ce même prince d'Anhalt un pouvoir surnaturel. Voyez t. XIX, p. 182 de notre édition. Voyez aussi t. I, p. 215 et suivantes; t. III, p. 181 et suivantes; t. XVI. p. 92 et 159; et t. XX, p. 125 et 147.

225-a Voyez t. VIII, p. 33-50.

226-a Le 20 septembre 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 151.)

227-a Voyez t. XX, p. 315, 321, 322, 333 et 334; et ci-dessus, p. 112.

227-b Ce passage rappelle la partie de cette correspondance qui roule spécialement sur la liberté. Voyez t. XXI, p. 101, 102, 112 et suivantes, et p. 142 et suivantes.

228-a La dernière phrase de cet alinéa, omise dans l'édition de Kehl, est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 150.

228-b Guillaume Delisle, géographe du Roi (de France), mort en 1726.

229-a Cet écrit est de 1768, et se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIV, p. 318-347.

23-a Il faut sans doute lire novembre, puisque cette lettre fait mention de la mort de la margrave de Baireuth, arrivée le 14 octobre.

23-b Cicéron à Atticus : « Je veux, dans un siècle aussi poli et aussi savant que le nôtre, employer les meilleurs écrivains, soit grecs, soit latins, pour consacrer la mémoire de ma fille. » Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. XII, lettre 18.

230-a Tragédie de Guymond de La Touche.

230-b Le 13 novembre 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 155.)

231-a Article Gloire; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXX, p. 66 et 67.

231-b Voyez t. XIV, p. 211-271.

233-a Stanislas-Auguste, le 3 novembre.

233-b Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXII, p. 264.

234-a Louis XV, en 1757; Joseph, roi de Portugal, en 1758; Pierre III, en 1762 : Iwan, en 1764; le roi de Pologne, en 1771.

234-b Le 2 janvier 1772. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 159.)

235-a Selon les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen du 22 décembre 1772, no 153, p. 733 et 734, Pulawski était tout à fait innocent de cet attentat.

235-b Voyez t. XIV, p. 254.

236-a Voyez t. XIV, p. 229 et suivantes.

236-b La fin de cet alinéa, depuis « J'ai poussé, » est omise dans l'édition de Kehl; nous la tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 156-158.

236-c Des puérilités polonaises. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX. p. 158.)

236-d Voyez t. IX, p. X, et 190-207.

236-e Seize ans. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 158.)

238-a Voyez ci-dessus, p. 8.

238-b André Le Nôtre, inventeur de l'art de dessiner les jardins d'agrément. Il naquit à Paris en 1613, et y mourut en 1700.

239-a Discours de futilité des sciences et des arts dans un Etat. Voyez t. IX, p. 195-207.

239-b Voyez t. XIII, p. 91-97.

240-a Allusion au comte de Struensée. Voyez t. VI, p. 55-57, et t. XIV, p. 235, et 273-283.

240-b La fin de cet alinéa, depuis « Si les insectes, » est omise dans l'édition de Kehl, et nous la tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 161 et 162.

240-c De ces quatre membres de l'Académie de Berlin, André-Pierre le Guay de Prémontval était déjà mort le 3 septembre 1764; Toussaint (voyez t. IX, p. 90 et 91, et t. XX, p. 37) mourut le 22 juin 1772. Merian a été cité t. XIX, p. 219.

241-a Frédéric ne fut jamais amateur de la chasse; il s'est prononcé contre ce plaisir à plusieurs reprises, et surtout dans son Antimachiavel. Voyez t. VIII, p. 119-123, et 253-258. Voyez aussi t. X, p. 190 et 196; t. XV, p. 108; et t. XVI, p. 102. Le baron de Bielfeld dit dans ses Lettres familières et autres, t. I, p. 80, lettre VIII, du 30 octobre 1739 : « Il (Frédéric) aime tous les plaisirs raisonnables, hors la chasse, dont il croit l'occupation aussi déplaisante et guère plus utile que celle de ramoner une cheminée. »

242-a Le 18 avril 1772. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 165.)

243-a Article dédié à Frédéric. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVII, p. 120 à 125.

243-b Œuvres de Voltaire, t. XLVI, p. 559-602.

244-a Cette lettre, tirée de l'édition de Kehl, a été placée mal à propos par M. Beuchot sous la date du 2 mai 1767. Il a omis les deux dernières phrases du second alinéa et la dernière de l'alinéa suivant, après lequel il a inséré le fragment que nous avons imprimé ci-dessus, p. 151.

244-b Le Calendrier des vieillards, nouvelle tirée de Boccace. Voyez ci-dessus, p. 178.

245-a Et quelle issue. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 165.)

245-b Ces deux pièces satiriques se trouvent dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV. p. 242 et 255.

247-a Cette médaille avait été gravée par Jacques Abraham, à Berlin. La face, représentant le buste du Roi couronné de lauriers et regardant à droite, a pour légende Fridericus Borussorum Rex; sur le revers on voit le Roi en costume antique, assis à gauche, et la main appuyée sur les écussons de Prusse et de Pomérellie; une femme à genoux lui présente la carte de sa nouvelle acquisition; la légende porte les mots : Regno Redintegrato, et l'exergue : Fides Praestita Marieburgi. MDCCLXXII.

25-a Le cardinal de Tencin, que l'abbé de Bernis obligea de signer une lettre qu'il lui envoya pour rompre toute négociation. (Note de l'édition de Kehl.)

250-a Celui de Warmie (Ignace Krasicki, t. XX, p. XI et XII, et 199-202), et celui de Culm.

251-a Sur le globe général. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 170.)

251-b Voyez ci-dessus, p. 176 et 222.

251-c Ci-dessus, p. 206, Frédéric appelle la guerre « cette fièvre intermittente des rois. »

254-a Voyez t. XXI, p. 219.

255-a Le comte Grégoire Orloff.

255-b Le 1er décembre 1772. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 174.)

256-a Les éditeurs de Kehl terminent cet alinéa par les mots « durant la tempête; » ils ont omis tout le reste. Nous avons rétabli ce passage d'après les Œuvres posthumes, t. IX, p. 173. Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 1er janvier 1773.

256-b Fr. Nicolai, Nachrichten von den Künstlern, welche in und um Berlin sich aufgehalten haben. Berlin, 1786, in-8, p. 135, article Bornemann.

256-c 1er août 1759.

257-a Ces douze vers se trouvent déjà dans notre t. XIII, p. 107.

258-a Le 5 août 1772. Voyez t. VI, p. 50.

258-b Voyez t. VI, p. 52.

26-a Voyez t. XII, p. 101-107, et t. XIII, p. 188-194.

26-b Nous tirons de l'édition de Bâle les derniers mots de cette lettre, à partir de « et rendez-vous digne; » les éditeur de Kehl les avaient remplacés par un etc.

260-a Voyez t. XIII, p. 108; t. XVI, p. 251, 268 et 269; et t. XXI, p. 27.

262-a Ecclésiaste, chap. IX, v. 4.

263-a Le 26 janvier 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 185.) Le 3 janvier, Frédéric était à Berlin; le 26 il était à Potsdam.

264-a Ces dix-sept vers se trouvent déjà, avec une légère variante, dans notre t. XIII, p. 108.

264-b Par des ingrats. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 181.)

264-c Lucain, Pharsale, chant I, vers 128. Voyez t. XV, p. 150; t. XVI, p. 174; t. XVIII. p. 253; et t. XXI, p. 186.

265-a Memnon, ou la sagesse humaine, 1750. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII, p. 160.

265-b Horace, Art poétique, v. 343; voyez aussi t. XXI, p. 353 de notre édition.

267-a Le 10 janvier 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 181.)

268-a Les Géorgiques de Virgile, traduites en vers français par Jacques Delille, 1769.

268-b La Pogonotomie, ou l'art d'apprendre à se raser soi-même. par J.-J. Perret, maître coutelier, avait paru en 1769. Le mot raserie est de l'invention de Frédéric.

268-c Allusion à l'Essai général de tactique du marquis de Guibert, auteur d'un excellent Éloge du roi de Prusse. Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 23 juillet 1772.

269-a

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?

Boileau,

Le Lutrin

, chant I, v. 12. Voyez t. XIV, p. 340 et 398.

269-b La princesse Philippine de Schwedt (t. VI, p. 251), dont les noces furent célébrées le 10 janvier. Voyez t. XX, p. XV.

27-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 149 et 150.

27-b L'année 1759 n'était pas bissextile; on trouve pourtant dans la correspondance de Voltaire une autre lettre datée du 29 février 1769, et adressée à M. Bertrand. Mais la date de la réponse à notre no 347 (2 mars) soulève une nouvelle difficulté, car cette réponse ne peut pas avoir été faite ce jour-là, à supposer même que Voltaire eût expédié sa lettre le 28.

270-a L'abbé Sabatier ou Savatier, gredin qui s'est avisé de juger les siècles avec un ci-devant soi-disant jésuite, et qui a ramassé un tas de calomnies absurdes pour vendre son livre. (Note de Voltaire.)

271-a Frédéric lui-même. Voyez ci-dessus, p. 249.

271-b Tragédie de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. IX, p. 273-364

272-a Les Œuvres posthumes, t. IX, p. 188, datent cette lettre du 27 février; mais la traduction allemande, t. X, p. 26, porte la date du 29, et la réponse de Voltaire la rappelle expressément.

272-b Voyez ci-dessus, p. 205.

273-a Ce vers se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VII, p. 62, mais il manque dans l'édition de Kehl, t. LXVT, p. 82, et dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVIII, p. 158.

273-b Ces vingt vers ont déjà été imprimés, avec quelques légères variantes, dans notre t. XIII, p. 109.

273-c Voyez t. XVII, p. 200, et t. XXII, p. 100.

274-a Voyez t. XIII, p. 110.

275-a Voyez t. XVI, p. 111.

276-a Voyez, t. XXI, la correspondance philosophique de Frédéric avec Voltaire, pendant les années 1787 et 1738, où les futurs contingents sont souvent cités, p. e. p. 121 et 178. Voyez aussi t. V, p. 259.

276-b Voyez ci-dessus, p. 31.

277-a Voyez t. XIII, p. 126-129, et t. XX, p. V-VII, et 83-119.

277-b Voyez t. XIII, p. 111-118.

278-a Evangile selon saint Jean, chap. XIX, v. 22.

28-a Ce que Voltaire appelle brimborions, babioles et bagatelles, c'est l'ordre pour le mérite et la clef de chambellan, qu'il avait rendus le 24 décembre 1752, que le Roi lui avait redonnés, et que le poëte avait été obligé de restituer à Francfort-sur-le-Main, le 1er juin 1753. Il les redemanda souvent, soit directement, soit par l'intermédiaire de d'Alembert, comme une réparation d'honneur; mais le Roi ne les lui rendit jamais, quoiqu'il lui en eût fait concevoir l'espérance, dans sa lettre du 2 mars 1759, qui suit celle-ci.

280-a Nos Velches. (Variante de l'édition de Kehl. t. LXVI, p. 90.)

282-a Le 7 août 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 195.)

282-b Voyez ci-dessus, p. 156.

283-a Nicolas Copernic (Kopernik, Koppernik), né à Thorn le 19 février 1473, mourut à Frauenbourg le 24 mai 1543. Voyez t. XXI, p. 219 et 275. Voyez aussi t. VII, p. 135; t. VIII, p. 36 et suivantes; et t. IX, p. 206. Frédéric écrit au baron de Grimm, le 16 décembre 1783 : « Je suis encore en reste d'un cénotaphe que je m'étais proposé de faire élever en Prusse à l'honneur de Copernic. » Les habitants de Thorn ont fait exécuter par feu Chrétien-Frédéric Tieck, à Berlin, une statue de l'illustre astronome, en métal fondu; elle est déjà arrivée dans leur ville, où elle doit être érigée.

283-b De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. Londres (Amsterdam), 1772, deux volumes in-8; ouvrage posthume d'Helvétius mort en 1771.

283-c Dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 195, cette lettre est signée : Le solitaire de Sans-Souci.

284-a Nicolai Copernici Torinensis de revolutionibus orbium coelestium libri VI. Norimbergae, 1543, in-4. Voyez t. XXI, p. 238 de notre édition.

285-a Frédéric est mis au nombre des grands rois dans cet ouvrage d'Helvétius, section I, chap. 9, note 5.

285-b Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 40.

286-a Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
     

Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis Gros-Jean comme devant.

La Fontaine,

La Laitière et le Pot au lait

.

287-a Voyez t. VI, p. 246 et 250, §. 16.

289-a Voyez t. XX, p. XI et XII, et p. 199-202.

29-a Œdipe, acte I, scène III.

29-b Maupertuis mourut à Bâle le 27 juillet.

290-a Voyez t. VI, p. 38-47.

290-b Que les quarante-huit propositions d'Euclide. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 198.) Voyez t. XVI, p. 362. Dans sa lettre à l'électrice Antonie de Saxe, du 24 mai 1771, Frédéric s'exprime ainsi : « La quarante-septième proposition qu'Euclide a tirée de Pythagore n'est pas plus évidente. »

290-c Questions sur l'Encyclopédie. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXX, p. 147-154.

291-a Ou plutôt du tribunal des héliastes.

292-a Le 11 octobre 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 204.)

293-a Lettres de Cicéron à Atticus, livre XII, lettres 18, 35, 36, 37, 38, etc.

293-b A Potsdam, en 1768. Le Temple de l'Amitié, poëme de Voltaire, est de l'an 1732. Voyez ses Œuvres, t. XII, p. 33-37.

293-c Clément XIV avait aboli l'ordre des jésuites le 21 juillet 1773.

297-a Voyez t. VII, p. 120; t. X, p. 10 et 159; t. XXI, p. 128; et ci-dessus, p. 128.

297-b Juges, chap. XV, v. 4 et 5.

298-a Le philosophe Libanius était l'ami de l'empereur Julien; ce prince lui adressait des lettres affectueuses dont plusieurs ont été conservées.

298-b Le 21 novembre 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 208.)

3-a Cette lettre est tirée des archives du Cabinet de Berlin.

3-b Le premier volume des Annales de l'Empire, qui se trouvent dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXIII.

30-a Daniel, chap. IX, v. 24-27. Voyez t. XVIII, p. 33 et 110.

30-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 460-466.

30-c Voyez notre t. XII, p. 64-79.

300-a

Je hais tous les héros, depuis le grand Cyrus
Jusqu'à ce roi brillant qui forma Lentulus;
On a beau me vanter leur conduite admirable,
Je m'enfuis loin d'eux tous, et je les donne au diable.

La Tactique. Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. XIV, p. 373.

302-a Le 11 décembre 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 211.)

302-b Voyez t. XX, p. 205.

303-a Réminiscence de Boileau. Voyez t. XVIII, p. 269 de notre édition.

304-a Ode à la Fortune, strophe 10.

305-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 211 et 212.

305-b Clytemnestre dit à Agamemnon, dans Iphigénie, acte IV, scène IV :
     

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d'en faire à sa mère un horrible festin.

305-c J.-J. Rousseau, Émile, liv. V.

307-a Œuvres posthumes, t. IX, p. 212-214.

31-a Voyez t. XIX, p. 64 et 176. Frédéric écrivait à Voltaire, le 26 décembre 1737 (t. XXI, p. 145) : « Le hasard est un mot vide de sens. »

313-a Par leur fougue. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 217.)

313-b Voyez t. VI, p. 243; t. X, p. 235; et t. XIII, p. 193.

313-c Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIV, p. 275-322.

313-d Voyez t. XIV, p. 284-297.

313-e Ce Dialogue est perdu. Voyez t. XIV, p. 1.

317-a Actes des Apôtres, chap. IX, v. 4.

317-b II Corinthiens, chap. XII, v. 2.

317-c L. c., verset 4.

317-d Mort le 10 mai.

318-a Marie-Antoinette.

318-b De celle qu'on prétend que vous appelez la dévote. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXYI, p. 134.)

32-a C'est ce qu'avait fait l'abbé Caveirac, page 84 de son Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l'édit de Nantes, avec une dissertation sur la journée de la Saint-Barthélémy, 1758, in-8.

321-a Aufresne joua le rôle de Coucy le 5 juillet, et celui de Mithridate le 9. Le sire de Coucy est un des principaux rôles d'Adélaïde Du Guesclin, par Voltaire. Voyez t. XXII, p. 341.

321-b Voyez t. XV, p. XII et XIII, et p. 142-145.

322-a Voyez ci-dessus, p. 101.

322-b Allusion à la Tactique; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 272 :
     

Allez, adressez-vous à monsieur Romanzoff,
Aux vainqueurs tout sanglants de Bender et d'Asoff.

322-c L'Épître du comte André Schuwaloff à Ninon de l'Enclos fut attribuée par erreur à Voltaire; voyez les Œuvres de celui-ci, t. LXVIII, p. 347, 349, 436, 479 et 483.

322-d Dialogue de Pégase et du Vieillard, 1774; Œuvres de Voltaire, t. XIV. p. 280.

322-e Voyez t. XIV, p. 298-316 de notre édition.

323-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 274.

324-a Lettres du comte de Chesterfield à son fils Philippe Stanhope, envoyé extraordinaire à la cour de Dresde, lettre 142, du 10 janvier (vieux style) 1749. Voyez notre t. III, p. 100 et 101; t. XVII, p. 291; et t. XVIII, p. 108.

325-a Le 13 septembre 1774. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 230.)

326-a Voyez t. XIII, p. 139-143, et ci-dessus, p. 222.

327-a Pointillerie, étiquette. Voyez t. XIV, p. 311, et t. XV, p. 172 et 196.

328-a Cet alinéa est omis dans l'édition de Kehl : nous le tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 232.

329-a Le 16 octobre 1774. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 237.)

33-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 150.

33-b Voyez t. XV, p. IX et 99.

331-a Voyez ci-dessus, p. 289. Voltaire dit dans Micromégas : « Quand il faut rendre son corps aux éléments et ranimer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII, p. 173.

334-a Le docteur William Baylies, conseiller intime et médecin du Roi.

335-a Voyez t. XII, p. 14; t. XIII, p. 166; et ci-dessus, p. 62.

335-b Jean-Ernest de Pirch, d'abord page du Roi, puis lieutenant au régiment d'infanterie du lieutenant-général de Saldern, à Magdebourg, mort le 20 février 1783, au camp de Santa-Maria en Espagne; il était alors colonel d'un régiment français, et avait trente-huit ans.

336-a Voyez t. XIX, p. 361.

336-b Au révérend père en Dieu messire Jean de Beauvais, créé par le feu roi Louis XV évêque de Senez. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 36-42.

336-c Dialogue de Pégase et du Vieillard. L. c, t. XIV, p. 282. Voyez ci-dessus, p. 270.

339-a Le 27 décembre 1774. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 245.) La traduction allemande, t. X, p. 77, porte la date du 24 décembre.

339-b

Non, tu ne mourras point; je n'y puis consentir.

Racine,

Iphigénie

, acte I, scène I.

339-c Qu'il le gagne. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 241.)

34-a Voyez t. IX, p. IV, V, et 47-58.

34-b Voyez t. XV, p. 37.

341-a C'est le fruit des réflexions. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 243 et 244.)

344-a Immortali. (Note de M. Beuchot.)

345-a Voyez ci-dessus, p. 252.

345-b Histoire de Maurice comte de Saxe, par M. le baron d'Espagnac, trois volumes in-4. (La première édition est de 1773, deux volumes in-12.) Voyez t. XVII, p. IV-VI, et p. 333-345.

346-a Voyez t. XIX, p. 360 et 361; t. XXI, p. 169; et t. XXII, p. 206 et 226.

348-a Don Pèdre. A la suite de cette pièce étaient imprimés l'Éloge historique de la Raison, le morceau De l'Encyclopédie, le Dialogue de Pégase et du Vieillard, et la Tactique. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. IX, p. 365-446; t. XXXIV, p. 323; t. XLVIII, p. 57; et t. XIV, p. 280 et 269.

348-b Œuvres de Voltaire, t. XIV, p. 277 : « A Rossbach, on vit le roi de Prusse lui-même acheter tout le linge d'un château voisin pour le service de nos blessés; et quand il les eut fait guérir, il les renvoya sur leur parole, en disant : Je ne puis m'accoutumer à verser le sang des Français. »

349-a Le Cri du sang innocent. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 123-145.

35-a Ces mots sont de la main de Voltaire.

35-b De Catt. Voyez l'Avertissement en tête de notre t. XXI.

35-c Voyez t. XII, p. 1, 108 et p. 9.

350-a Voyez t. X, p. 258. et ci- dessus, p. 84.

351-a Le 11 février 1775. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 254.)

352-a Ainsi qu'une lance cassée. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 251.)

353-a Restituteur. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 253.)

353-b Cette traduction n'est point de Voltaire, mais de Lebrun.

353-c Art poétique, chant III, v. 209-216.

353-d Les Deux Reines, drame en prose, imprimé en 1769. L'auteur en fit depuis son Adélaïde de Hongrie, tragédie en cinq actes et en vers, 1774.

354-a Vous nous avez gâté le goût. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 253.)

354-b Ce post-scriptum, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. IX, p. 254.

355-a La Guerre des confédérés; t. XIV, p. 211-271. Voyez ci-dessus, p. 231 et suivantes.

358-a Ces deux vers sont omis dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 258.

36-a

Difficilis facilis, jucundus acerbus es idem;
Nec tecum possum vivere, nec sine te.

Martial,

livre XII

, épigr. 47.

360-a Le 1er mars 1775. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 264.)

360-b Thomas Le Cointe, né à Dieppe en Normandie, en 1682, fut nommé pasteur de l'Église française de Potsdam en 1723, et y mourut le 7 décembre 1776, âgé de quatre-vingt-treize ans moins cinq jours.

361-a Le Manuel d'Épictète et les Commentaires de Simplicius, traduits en français par M. Dacier. A Paris, 1715, in-8, tome I, p. 316. Frédéric a un peu changé le passage.

363-a Voyez ci-dessus, p. 221.

364-a Ce passage rappelle la Facétie à M. de Voltaire, rêve, composée par Frédéric en 1770. Voyez t. XV, p. III et 23-28, et ci-dessus, p. 201, 204 et 205.

365-a Le Cri du sang innocent. Voyez ci-dessus, p. 349.

366-a Voyez ci-dessus, p. 84 et 350.

368-a Voltaire dit dans sa tragédie de Mahomet, acte II, scène V :
     

Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre,
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre :
Le temps de l'Arabie est à la fin venu.

371-a Genèse, chap. XLII, v. 38, et chap. XLIV, v. 29.

372-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 270-272.

372-b Frédéric n'écrivit cette lettre qu'après avoir fini sa tournée militaire et administrative, c'est-à-dire après le 14 juin. Nous croyons donc la date de la traduction allemande des Œuvres posthumes (le 17 juin) plus juste que celle des Œuvres posthumes mêmes.

373-a Anne-Dorothée Therbusch, née Lisiewska, morte à Berlin, le 9 novembre 1782, âgée de soixante et un ans.

373-b Dominique de Morival fut nommé capitaine au corps du génie le 20 octobre 1775, après avoir servi dans l'armée prussienne neuf ans et trois mois. Il était alors âgé d'un peu plus de trente-deux ans. A partir de l'année 1787, on ne le trouve plus dans les rôles de son corps, et il se peut qu'il fût retourné dans son pays. Voyez, ci-dessus, p. 142 et 260.

374-a Trouverait à dire ne donne pas de sens; la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. X, p. 104, porte : Den ganz Europa vermissen würde.

375-a Le 11 juin.

375-b Jean-Jérôme Servandoni, peintre de décorations et architecte, né à Florence en 1695, mort à Paris le 29 janvier 1766.

377-a Le 14 juillet 1775. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 275.)

377-b L'Histoire de mon temps. Voyez t. XXII, p. 135, 142, 145, 146 et 147.

378-a Personnage de Zaïre.

380-a Voyez t. VIII, p. 156; t. IX, p. 204 et 205; t. X, p. 69; t. XIII, p. 142 et 143; t. XIV, p. 98 et 99; t. XVI, p. 226; et t. XVII, p. 308.

382-a Les trois alinéa qui finissent ici rappellent le traité De la littérature allemande; voyez t. VII, p. 103-140.

383-a La fin de cet alinéa, à partir de « sur nos pas, » est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 281.

383-b Le Connétable de Bourbon.

384-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 102-119.

385-a Plutarque, Vie de Paul-Émile, chap. XXVIII.

387-a Le comte de Muy.

388-a Platon, De la République, liv. V, chap. 18. Voyez t. XVI, p. 214 de notre édition.

389-a Il n'existe aucune trace d'un pareil établissement dans la Prusse occidentale.

389-b Le 23 juin. Voyez t. XX, p. V-VII, et p. 83-119.

389-c Voyez t. XIV, p. 160 et 225.

39-a Ouvrage publié par le marquis d'Argens en 1737. Voyez t. XII, p. 98, et t. XIX, p. 66 et 67.

392-a Le cocher de M. de Verlamont, mort en 1724, se nommait Estienne; c'était un chansonnier du Pont-neuf, très-célèbre alors. Voltaire le cite assez fréquemment. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot. t. II, p. 323, 329 et 344, et t. XI. p. 8.

395-a Voyez t. XIX, p. 281.

4-a Le Roi écrit à Darget, le 1er avril 1754 : « Croiriez-vous bien que Voltaire, après tous les tours qu'il m'a joués, a fait des démarches pour revenir? Mais le ciel m'en préserve! Il n'est bon qu'à lire, et dangereux à fréquenter. » Voyez t. XX, p. 49 et 50.
     Le marquis d'Argens écrit à d'Alembert, de Potsdam, 20 novembre 1753 : « Voltaire a fait plusieurs tentatives pour retourner ici; mais le Roi n'a pas voulu entendre parler de lui; il avait employé, pour faire sa paix, la margrave de Baireuth et la duchesse de Saxe-Gotha. »
     Voltaire, de son côté, écrit à la duchesse de Saxe-Gotha, de Colmar, 30 juillet 1754 : « Ce que Votre Altesse Sérénissime me dit d'une certaine personne qui se sert du mot de rappeler ne me convient guère; ce n'est qu'auprès de vous, madame, que je peux jamais être appelé par mon cœur; il est vrai que c'est là ce qui m'avait conduit auprès de la personne en question; je lui ai sacrifié mon temps et ma fortune; je lui ai servi de maître pendant trois ans; je lui ai donné des leçons de bouche et par écrit tous les jours dans les choses de mon métier, etc. » Voyez Lives of Men of Letters and Science, who flourished in the time of George III. By Henry, Lord Brougham. London, 1845, t. I, p. 137.

400-a Cet alinéa est tiré des Œuvres posthumes, t. IX, p. 298 et 299.

402-a Œuvres posthumes, t. IX, p. 299-301.

402-b Commentaire sur la Henriade, par feu M. de La Beaumelle, revu et corrigé par M. F....., 1775.

403-a C'était au mois de février 1747 que le Roi avait eu l'attaque d'apoplexie dont il parle. Voyez t. XXII, p. 186.

406-a Et qu'il s'agirait de savoir qui de nous deux cultive le mieux son champ. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 306.)

407-a Nous avons imité ici les prés artificiels des Anglais, ce qui réussit très-bien, et par là nous avons augmenté les bestiaux d'un tiers. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 306 et 307.)

407-b Miss Chudleigh avait envoyé au Roi une charrue anglaise en 1772. Voyez t. XIII, p. 104.

407-c Nous avons recueilli. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 307.)

407-d Voyez t. VI, p. 80; t. XIII, p. 11 et 96; et t. XIX, p. 144. Frédéric écrit à d'Alembert, le 24 mars 1765 : « Je vous dirai, comme Fontenelle, qu'il faut des hochets pour tout âge; » et au même, le 17 septembre 1772 : « Ce sont les hochets de ma vieillesse. »

407-e Voyez t. XX, p. 187, 244, 245, 246, 247, 266, 267, 291, 318, 329, 330 et 331.

407-f Fontenelle n'eut de la vieillesse que quelques privations. A la surdité succéda l'affaiblissement de la vue. Il dit alors : « J'envoie devant moi mes gros équipages. »

408-a Œuvres posthumes, t. IX, p. 308-310.

408-b Le 10 décembre 1775. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. X, p. 138.)

409-a Posidonius. Voyez t. XIX, p. 108 et 109, et ci-dessus, p. 177.

41-a Voyez t. XII, p. 11 et 84.

410-a Lettres chinoises, indiennes et tartares, à M. Pauw, par un bénédictin; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 186-260.

411-a Par Guillaume de Moulines (t. XX, p. XIV), le même qui, dans la traduction allemande des Œuvres posthumes de Frédéric, t. X, p. 140, est appelé le réviseur et l'éditeur de ces Œuvres posthumes. Voyez t. I, p. IX de notre édition.

411-b Œuvres posthumes, t. IX, p. 310-313.

412-a Voyez t. XX, p. 160 et suivantes.

414-a Dans l'édition originale des Lettres chinoises, etc., c'est à la page 86 que commence la neuvième lettre Sur un livre des brahmanes, le plus ancien qui soit au monde; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 229.

415-a Voyez la fin de la première des Lettres chinoises; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 191.

417-a Voyez t. XX, p. 310, et t. XXI, p. 205 et 377.

417-b Frédéric écrit à d'Alembert, le 30 décembre 1770 : « On dit que Voltaire est devenu marquis, et en même temps intendant du pays de Gex. » D'Alembert répond, le 23 février 1776 : « Il est faux que Voltaire soit devenu marquis et intendant du pays de Gex, comme on l'a dit à V. M. »

418-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLII, p. 300-313.

419-a Mylord Marischal. Voyez t. XX, p. XVIII, et p. 285-332.

419-b Le 9 mars 1776. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 318.)

419-c Le dieu des Siamois.

42-a Ce post-scriptum, omis dans l'édition de Kehl, est tiré de celle de Bâle, t. II, p. 286.

420-a Kien-Long ne mourut que le 7 février 1799, âgé de quatre-vingt-sept ans passés; il abdiqua en faveur de son fils en 1796.

423-a Voyez t. XIII, p. 43, et ci-dessus, p. 183.

423-b Voyez Lettres chinoises, indiennes, tartares, onzième lettre; Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XLVIII, p. 245-247.

425-a Voyez, la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 3 avril 1770; la lettre de celui-ci à Frédéric, du 22 septembre 1777; et la réponse du Roi, du 5 octobre 1777.

426-a Remontrances du pays de Gex au Roi; Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XLVIII, p. 296-301.

427-a Indication inexacte; mylord Marischal était né le 3 décembre 1686. Voyez t. XX, p. XVIII.

427-b Voyez t. XI, p. 245, et t. XV, p. 166.

427-c Ces six derniers mots sont tirés des Œuvres posthumes, t. IX, p. 324.

428-a Pensées diverses sur les princes (par le landgrave Frédéric). Lausanne, 1776, in-8 de dix-neuf pages.

428-b Voyez ci-dessus, p. 269.

429-a Épître à mon Esprit. Voyez t. X, p. 258, et ci-dessus, p. 84, 350 et 366.

429-b Le Roi était de retour à Sans-Souci depuis le 14 juin.

429-c Voyez t. VI, p. 131.

430-a Voyez t. XV, p. 27.

431-a La princesse de Würtemberg. Voyez t. VI, p. 136 et 137.

432-a On racontait que, lors de la nomination de M. de Clugny à la place de contrôleur général, Voltaire, jouant sur le mot, avait dit : Je me fais moine de Cluny. (Note de M. Beuchot, édition des Œuvres de Voltaire, t. LXX, p. 121.)

432-b Il est cavalier à la suite de M. de Breteuil. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 329.)

433-a La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de Sa Majesté le roi de P.; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIX.

433-b Épître à d'Alembert. Voyez t. XIV, p. 112-115.

434-a Voyez t. XVI, p. 237; t. XVIII, p. 216; et t. XIX, p. 162, 184 et 238.

435-a Voyez t. XIV, p. 113 et 252. Voyez aussi t. X, p. 58; t. XII, p. 215; et t. XIII, p. 91.

435-b Voltaire écrivait à madame Denis, le 9 septembre 1752 : « Je remets entre les mains de M. le duc de Würtemberg les fonds que j'avais fait venir à Berlin. » Il écrit à madame de Saint-Julien, le 5 décembre 1776 : « J'ai reçu une lettre de M. le duc de Würtemberg, qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu'il ne peut me payer un sou qu'au commencement de l'année 1778. »

436-a Tobie, chap. XIV, v. 16.

436-b Voyez t. XIX, p. 363.

436-c Le 26 novembre 1776. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. X, p. 160.)

436-d Voltaire parle lui-même de ces chagrins dans ses lettres à madame de Saint-Julien et au comte d'Argental (du 30 octobre et du 3 novembre 1776). C'étaient des pertes pécuniaires causées par les changements arrivés dans le ministère français. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXX, p. 150-132, et p. 155.

437-a La fin de cette phrase, depuis « et plus encore, » est tirée des Œuvres posthumes, t. IX. p. 334.

437-b Voyez les lettres de Frédéric à d'Alembert, du 9 juillet et du 7 septembre 1776.

438-a Voyez ci-dessus, p. 298.

438-b Voyez t. XIII, p. 117.

438-c Saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie, mort en 444; son ouvrage, Dix livres contre Julien l'Apostat, était dédié à l'empereur Théodose.

439-a Mémoires concernant l'histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc, des Chinois, par les missionnaires de Pékin, Paris, 1776-1791, quinze volumes in-4, auxquels on en a ajouté un seizième en 1814.

439-b Évangile selon saint Luc, chap. XIV, v. 23. Voyez l'ouvrage de Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d'entrer; » traduit de l'anglais de Jean Fox de Bruggs, par M. J. F. Cantorbéry, 1686, trois volumes in-12.

44-a Ce n'était pas Don Quichotte qui jetait les romans au feu, mais le curé de son village. Voyez Don Quichotte, t. I, chap. 6.

44-b Voyez t. XIV, p. 198.

44-c Voyez t. XIX, p. 272.

440-a La fin de cet alinéa, depuis « Voici la réponse, » a été omise par les éditeurs de Kehl : nous la tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 335 et 336.

441-a Les mots « la Reine n'est rien moins que cela » sont tirés des Œuvres posthumes, t. IX, p. 337.

441-b Voyez t. XV, p. IV, V, et 37.

442-a Ce passage, depuis « Je jouis de peu de crédit, » est tiré des Œuvres posthumes, t. IX, p. 338.

443-a D'Alembert. Voyez t. XIII, p. 119. Ce philosophe se vit forcé, par des raisons de santé, de renoncer à venir voir le Roi. Voyez, dans la correspondance de Frédéric avec d'Alembert, la lettre de celui-ci, du 30 décembre 1776, et les lettres suivantes.

446-a La fin de cet alinéa, à partir de « A présent la masse, » est tirée des Œuvres posthumes, t. X, p. 90 et 91. Elle a été omise dans le texte des éditions de Kehl, de Bâle, et de M. Beuchot; cependant ce dernier la donne dans une note, t. LXX, p. 251.

447-a A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1777, cent quatre-vingt-huit pages in-8.

448-a Delisle de Sales. Son ouvrage avait paru en 1769, en trois volumes.

449-a Le 1er juin 1777. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 344.)

450-a William Howe aborda à Baltimore le 24 juillet 1777.

450-b L'empereur Joseph II.

452-a Voyez t. XV, p. IV, no IV, et p. 29-34.

453-a A la maison impériale. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 99.) La traduction allemande, t. X, p. 177, porte : Der unter dem Kaiserlichen Hause steht.

453-b Ces trois derniers vers, omis dans l'édition de Kehl, sont tirés des Œuvres posthumes, t. X, p. 100.

454-a Année de la naissance de Voltaire. Voyez t. VII, p. 76.

455-a Daniel, chap. II Voyez t. XXI, p. 413 de notre édition.

455-b L'Empereur fit une visite à Albert de Haller. à Berne, le 19 juillet; il ne voulut pas voir Voltaire.

455-c Cette lettre manque. (Note de M. Beuchot.)

456-a Œuvres posthumes, t. IX, p. 344-346.

456-b Essai sur les formes de gouvernement et sur les devoirs des souverains. Voyez t. IX, p. 221-240 de notre édition.

456-c La Gazette de Berne, du 15 février 1777, proposa un prix de cinquante louis en faveur du meilleur mémoire sur cette question : « Composer et rédiger un plan complet et détaillé de législation sur les matières criminelles, sous ce triple point de vue : 1o des crimes et des peines proportionnées qu'il convient de leur appliquer; 2o de la nature et de la force des preuves et des présomptions; 3o de la manière de les acquérir par la voie de la procédure criminelle, en sorte que la douceur de l'instruction et des peines soit conciliée avec la certitude d'un châtiment prompt et exemplaire, et que la société civile trouve la plus grande sûreté possible pour la liberté et l'humanité. »

457-a Le 4 septembre 1777. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 348.)

457-b Voyez t. XVIII, p. 297.

458-a Le Roi et la monarchie. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 347.)

458-b A Querbach, principauté de Jauer.

458-c A Schreiberhau, près de Warmbrunn.

458-d M. Jacobi, à Nieder-Lobendau, cercle de Goldberg.

458-e A Schlawentzitz, sur la Klodnitz, cercle de Cosel.

458-f Essai sur les formes de gouvernement et sur les devoirs des souverains. Voyez ci-dessus, p. 456.

459-a Rousseau se vante, dans la troisième de ses Lettres écrites de la montagne, d'avoir fait des miracles à Venise en 1743.

46-a Personnages du roman de Candide.

460-a Perse dit (d'après Lucrèce, liv. I, v. 151 et 152), satire III, v. 83 et 84 :
     

......gini
De nihilo nihil

460-b Œuvres posthumes, t. IX, p. 350-354.

461-a Voyez t. IV, p. 1-3; t. IX, p. II et III, no II, et p. 9-37.

461-b Frédéric, devenu vieux, disait, à ce que prétendent les amateurs d'anecdotes, qu'il donnerait volontiers les deux petits doigts de ses mains (la victoire de Leuthen, selon d'autres) pour que son peuple fût encore aussi religieux qu'à son avènement. Il suffit de lire le passage ci-dessus, ainsi que d'autres endroits analogues et nombreux dans les Œuvres du Roi, pour se convaincre que cette anecdote est entièrement controuvée. Elle a subi diverses variations en se répétant. Il faut probablement chercher la source de cette histoire dans la Charakteristik Friedrichs des Zweiten, Königs von Preussen (par Christian Gottfried Daniel Stein), Berlin, chez Unger, 1798, t. III, p. 81, note.

462-a Le 20 juin 1746. Voyez t. XX, p. 289.

462-b Le 3 juin 1740. Voyez t. IX, p. 32, et t. XX, p. 289.

463-a Paul-Jérémie Bitaubé, membre de l'Académie de Berlin, traducteur d'Homère; il était né à Königsberg en Prusse le 24 novembre 1732. et mourut à Paris le 22 novembre 1808.

464-a Les mots « ou marmiton dans les offices d'Apollon » sont omis dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 355 : nous les tirons de l'édition de Kehl, t. LXVI, p. 297.

464-b Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. XXVI.

464-c Prix de la justice et de l'humanité. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. L, p. 251-336.

465-a Voyez t. XI, p. 53; t. XVIII, p. 128; et t. XIX, p. 213 et 272.

467-a Voyez t. XIV, p. 168.

467-b En 1761 et en 1762, Frédéric avait l'intention d'abolir l'ordre. Voyez t. XIX, p. 284 et 360. Dans sa lettre à d'Alembert, du 24 mars 1765, il appelle les jésuites une vermine malfaisante; et il dit, dans sa lettre au même, du 5 mai 1767 : « Vivent les philosophes! Voilà les jésuites chassés de l'Espagne. Le trône de la superstition est sapé, et s'écroulera dans le siècle futur. »

467-c Et pis encore, incrédule. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 360.)

469-a Cette indication est inexacte, et n'a été adoptée ni même remarquée par personne. Voltaire était né le 21 novembre 1694, à Paris même, et non à Châtenay. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. I, p. 118 et 315.

47-a Allusion au Congé de Formée des Cercles et des Tonneliers. Voyez t. XII, p. 80-83.

47-b Du 6 février 1759. Voyez t. XIX, p. 66 et 67, et ci-dessus, p. 39.

470-a Voyez ci-dessus, p. 380.

471-a Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire. Genève, 1768, trente volumes.

471-b La fin de cet alinéa, à partir de « Je vous avouerai, » omise dans l'édition de Kehl, est tirée des Œuvres posthumes, t. X, p. 84. M. Beuchot la donne en note.

472-a Voyez t. XXII, p. 7, 11, 17, 19, 25, 44, 58, 60, etc.; et, même volume, p. 172, lettre de Voltaire, du 16 novembre 1743.

473-a Voyez t. IV, p. 38, 255 et 256.

474-a Œuvres posthumes, t. IX, p. 362-366.

474-b Voyez ci-dessus, p. 282, 283 et 302.

475-a Le Roi l'en remercie dans deux lettres inédites, datées du 27 septembre et du 21 octobre 1747. Voyez, t. XX, p. XV.

477-a Voltaire était parti de Ferney le 5 février, et arrivé à Paris le 10.

477-b Irène. Voyez t. XIV, Avertissement de l'Éditeur, p. II.

478-a Voltaire mourut à Paris le 30 mai 1778, et Frédéric composa son Éloge au mois de septembre, aux quartiers généraux d'Altstadt, de Trautenbach, et de Schatzlar, en Bohême. Voyez t. VII, p. II, et p. 57-77. Voyez aussi la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 1er juillet 1778, sur la mort de Voltaire.

48-a Boileau, Épître I, Au Roi, v. 83 et 84. Voyez t. VIII, p. 23.

49-a Suétone, Vie d'Auguste, chap. XXV.

5-a Tirée des archives du Cabinet de Berlin.

5-b Probablement l'Orphelin de la Chine, tragédie qui n'était alors que manuscrite et en trois actes, et que Voltaire finit par donner en cinq actes.

50-a Voyez t. XIX, p. 42, 51 et 55.

50-b Voyez t. IV, p. 115.

50-c L'abbé de Prades, qui avait été excommunié, devait aussi à Frédéric sa réconciliation avec l'Église. Voyez t. XIV, p. 130, et t. XIX, p. 43.

50-d Voyez t. XXII, p. 342.

50-e Voyez t. XII, p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; t. XIV, p. 83; t. XV, p. 23, 24, 25, 26, 27; et t. XIX, p. 72, 79, 80 et 443. Le mot l'infâme, dont Voltaire se sert fréquemment, est employé pour la première fois par Frédéric dans sa lettre au marquis d'Argens, du 2 mai 1759.

51-a Les vers de cette lettre se trouvent déjà, mais un peu changés, dans notre t. XII. p. 123-125.

52-a Voyez t. XII, p. 9-16.

53-a Alzire, ou les Américains, tragédie de Voltaire, 1736, acte III, scène IV.

54-a Voyez ci-dessus, p. 9.

55-a I Samuel, chap. XXII.

55-b II Samuel, chap. XV.

55-c Voyez Candide, ou l'Optimisme, par Voltaire, chap. XX.

56-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 300 et 301.

56-b Voyez t. XIV, p. 196.

57-a Tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 302 et 303.

57-b Voyez ci-dessus, p. 32 et 34, et Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 481 et 482.

59-a Charles VI, roi de France, qui succéda en 1380 à son père Charles V, dit le Sage, et mourut en 1422, était aussi appelé le Bien-Aimé.

59-b Ces vers se trouvent déjà, avec quelques corrections, dans notre t. XII, p. 126.

59-c La marquise de Pompadour. (Note de l'édition de Kehl.) Voyez t. XII, p. 68.

6-a Tirée des archives du Cabinet de Berlin.

6-b Frédéric écrit à mylord Marischal, le 31 décembre 1754 (t. XX, p. 289) : « Plus de Voltaire, mon cher mylord. Ce fou est allé à Avignon, où ma sœur l'a mandé. Je crains fort qu'elle ne s'en repente bientôt. » Voltaire n'alla ni à Montpellier, ni à Avignon, mais seulement à Lyon, d'où il écrit au comte d'Argental, le 20 novembre 1754 : « J'ai été plus accueilli et mieux traité de la margrave de Baireuth, qui est encore à Lyon. » Voyez notre t. XX, p. 62.

60-a Voyez t. IV, p. 253 et 254.

60-b Jean Cavalier, le principal chef des protestants des Cévennes. On appelait sa prophétesse la grande Marie. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XX, p. 398.

60-c Le 5 janvier 1707, et le 3 septembre 1738. Voyez t. IV, p. 116 et 204.

61-a Bref de S. S. le pape à M. le maréchal Daun. Voyez t. XV, p. X et XI, et p. 132 et 133.

62-a Près de Schmuckseiffen, où l'armée du Roi campait depuis le 10 juillet. Voyez t. V, p. 16 et 17.

62-b Voyez ci-dessus, p. 53 et 56. Madame Denis avait brûlé l'ode de Frédéric contre la France et contre le roi Louis XV, qui se trouve t. XII, p. 9-16 de notre édition, sous le titre d'Ode au prince Ferdinand de Brunswic sur la retraite des Français en 1758. Voyez La vie privée du roi de Prusse (par Voltaire), Amsterdam, 1784, p. 127-131.

63-a Voyez t. XI, p. 137.

65-a Allusion à la Lettre de la marquise de Pompadour à la reine de Hongrie. Voyez t. XV, p. 90 et 91.

65-b Voltaire veut dire in, mit, unter; allusion à la doctrine de Luther. Voyez t. XV, p. 31.

65-c Dans ses lettres au marquis d'Argens, Frédéric désigne ses deux principaux ennemis par le nom d'Avares et d'Oursomans ou Oursomanes. Voyez t. XIX, p. 147, 217 et 218, 224 et 225, 253 et 257.

66-a M. Beuchot a tiré cette lettre de l'édition de Bâle, t. II, p. 298-300.

67-a Voyez t. XVIII, p. 195.

69-a La plus grande partie de cette lettre, tirée de l'édition de Kehl, se trouve déjà, avec quelques corrections, dans notre t. XII, p. 127-131. De plus, nous en avons donné une copie, prise sur l'autographe, dans notre t. XIII, p. 195-200.

69-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. VI, p. 483-534.

7-a Voyez t. XX, p. 56.

7-b Copiée sur l'autographe, qui appartenait à feu M. Dorow.

7-c L'Orphelin de la Chine. Voyez t. XX, p. 68.

7-d Voyez t. XX, p. 48.

71-a Ces onze derniers vers, qui manquent dans l'édition de Kehl, sont tirés de notre t. XIII, p. 197 et 198.

71-b Exode, chap. XXIII, v. 20-33.

72-a Le 12 août, à Kunersdorf.

73-a Le duc de Choiseul.

73-b Nous tirons ce vers et les deux précédents de notre t. XIII, p. 199.

74-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 321-324.

74-b William Pitt. Voyez t. XIX, p. 292.

76-a Voyez t. IV, p. 9.

77-a Nous avons imprimé une autre leçon de ces vers t. XII, p. 146.

77-b D'après la lettre du marquis d'Argens à Frédéric, du 18 mai 1760, et le travail de M. Sainte-Beuve que nous avons cité t. XIX, p. 189, on ne peut presque pas douter que Voltaire lui-même ne fût l'auteur de cette trahison. Ce qui témoigne encore contre lui, c'est le ton frivole de toutes celles de ses lettres où il parle de cette odieuse affaire, p. e. à Darget, du 7 janvier, à Thieriot, du 18 février, et à d'Alembert, du 20 avril 1760. Voyez enfin ci-dessus, p. 41 et 42, le post-scriptum de la lettre de Frédéric à Voltaire, du 18 avril 1759.

78-a Voyez ci-dessus, p. 28.

78-b Voyez t. XI, p. 53; t. XVIII, p. 128; et t. XIX, p. 213 et 272.

78-c Le Précis de l'Ecclésiaste et le Précis du Cantique des cantiques, par Voltaire, avaient été brûlés à Paris le 7 septembre 1759. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XII, p. 203 et suivantes.

78-d Voyez t. XI, p. 175.

78-e Voyez t. XIX, p. 175.

79-a Voyez t. XIX, p. 23.

79-b Cette lettre, tirée des Œuvres posthumes, t. VII, p. 287-290, se trouve déjà dans notre t. XII, p. 154-156; les dix-neuf vers par lesquels elle commence avaient aussi été insérés par Frédéric dans sa lettre au marquis d'Argens, du 20 mars 1760, t. XIX, p. 158 et 159.

8-a Tirée des archives du Cabinet de Berlin. - Frédéric à mylord Marischal, le 12 juin 1756 : « Je n'ai point écrit à Voltaire, comme vous le supposez; l'abbé de Prades est chargé de cette correspondance. Pour moi, qui connais le fou, je me garde bien de lui donner la moindre prise. » Voyez t. XX, p. 297. Voltaire écrit au maréchal duc de Richelieu, le 7 février 1756 : « Croirez-vous que le roi de Prusse vient de m'envoyer une tragédie de Mérope, mise par lui en opéra? » La lettre d'envoi de Frédéric nous est inconnue.

8-b Voltaire avait donné à l'abbé de Prades le surnom de frère Gaillard, probablement à cause de sa gaîté, dont il est parlé dans la troisième ligne de cette lettre. Voyez la lettre de Voltaire au marquis d'Argens, 1753, no 1971 de l'édition Beuchot, t. LVI, p. 295.

8-c C'est par allusion aux Lettres juives du marquis d'Argens que Voltaire appelle souvent celui-ci son cher Isaac. Voyez t. XIII, p. 55, et t. XIX, p. 20, 443 et 452.

80-a Voyez t. XII, p. 155.

80-b Réminiscence des derniers vers de la fameuse épigramme de J.-B. Rousseau qui commence par le vers
     

Ce monde-ci n'est qu'une œuvre comique,

et qui finit par ceux-ci :
     

Mais nous payons, utiles spectateurs;
Et quand la farce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les acteurs.

81-a Voyez t. III, p. 110; t. XII, p. 126 et 156; et t. XIX, p. 183.

81-b Racine, Iphigénie, acte III, scène VII.

82-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. VII, p. 297-299; elle se trouve déjà dans notre t. XII, p. 164 et 165.

82-b Voyez t. XII, p. 124, t. XIV, p. 196, et ci-dessus, p. 21.

84-a Frédéric lui-même, dans l'Épître à mon Esprit. Voyez t. X, p. 258.

88-a Ces vers se trouvent déjà, avec quelques corrections, t. XII, p. 178 et 179.

89-a Voyez t. XII, p. 17, 147, 170 et 174.

89-b Roland furieux, chant II, stance 58 : « C'était le comte Pinabel, fils d'Anselme d'Hauterive, de la maison de Mayence. Loin que Pinabel voulût être le seul de cette maison qui se distinguât par quelque mérite, non seulement il ressemblait à tous ceux de sa race, mais encore il l'emportait sur eux par ses mauvaises qualités et par ses vices. »

89-c Voyez t. IV, p. 254; t. XV, p. 164 et 181; et t. XIX, p. 71.

89-d Voyez t. XIX, p. 259.

9-a La Pucelle, telle qu'elle se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XI, a vingt et un chants.

9-b Allusion à certaines idées énoncées dans les Lettres de M. de Maupertuis, Dresde, 1752, in-8, p. 154, 206, 223 et 224, idées défigurées et ridiculisées par Voltaire dans son Histoire du docteur Akakia. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 487, 479 et 486. Voyez aussi t. VII, p. 63 et 64; t. XII, p. 124; et t. XIV, p. 196 de notre édition.

9-c Monrion ou Mont-Riond, campagne située entre Lausanne et le lac Léman. Voltaire s'y établit le 16 décembre 1755, et il y resta jusqu'au 10 mars 1756. Il y fit un second séjour de trois mois, du 9 janvier 1757 aux premiers jours du mois d'avril suivant.

9-d Voyez t. XX, p. 291 et 292.

9-e Henri Poinsinet, surnommé le Petit, né à Fontainebleau en 1735, se noya dans le Guadalquivir en 1769. Auteur dramatique médiocre, il est célèbre par les mystifications que lui attira son excessif amour-propre. Sa comédie du Cercle est restée longtemps au théâtre.

90-a Voyez la Pucelle, chant XXI, v. 188 et suivants.

90-b C'était un aventurier qui se donnait pour immortel; il avait assisté Jésus-Christ au Calvaire, et s'était trouvé au concile de Trente; il vivait moitié aux dépens des dupes qui le croyaient un adepte, moitié aux dépens des ministres qui l'employaient comme espion. (Note de l'édition de Kehl.) Ce comte de Saint-Germain, dont l'origine et le vrai nom sont inconnus, mourut dans l'obscurité, à Schleswig, en 1784.

91-a Voyez t. VII, p. IV, et 79-101.

93-a Elle se nommait Laforêt.

93-b Voyez ci-dessus, p. 62.

93-c Voyez t. XV, p. XV, et 159-174.

93-d Voyez t. I, p. 241; t. X, p. 108; t. XVI, p. 104; t. XIX, p. 179; et t. XXI, p. 386.

94-a Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1752.

95-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 29 et 30.

97-a Voyez t. X, p. 317, et t. III, p. 108-111.

97-b Voyez, par exemple, t. XII, p. 15.

99-a Voyez t. XIX, p. 170 et 177.

99-b Voyez t. XII, p. 174-177.

99-c Ce post-scriptum, omis dans l'édition de Kehl, est tiré de l'édition de Bâle, t. II, p. 341.

99-d Ce mot, de l'invention du Roi, fait allusion aux rapines des Russes, dont il parle t. V, p. 89-91.