<94>La France a pu produire des Des Cartes, des Malebranche, mais ni des Leibniz, ni des Locke, ni des Newton. En revanche, pour le goût, vous surpassez toutes les autres nations, et je me rangerai sous vos étendards quant à ce qui regarde la finesse du discernement, et le choix judicieux et scrupuleux des véritables beautés de celles qui n'en ont que l'apparence. C'est une grande avance pour les belles-lettres, mais ce n'est pas tout.

J'ai lu beaucoup de livres nouveaux qui paraissent, en regrettant le temps que je leur ai donné. Je n'ai trouvé de bon qu'un nouvel ouvrage de d'Alembert, surtout ses Éléments de philosophie et son Discours encyclopédique.a Les autres livres qui me sont tombés entre les mains ne sont pas dignes d'être brûlés.

Adieu; vivez en paix dans votre retraite, et ne parlez pas de mourir. Vous n'avez que soixante-deux ans, et votre âme est encore pleine de ce feu qui anime les corps et les soutient. Vous m'enterrerez, moi et la moitié de la génération présente. Vous aurez le plaisir de faire un couplet malin sur mon tombeau, et je ne m'en fâcherai pas; je vous en donne l'absolution d'avance. Vous ne ferez pas mal de préparer les matières dès à présent; peut-être les pourrez-vous mettre en œuvre plus tôt que vous ne le croyez. Pour moi, je m'en irai là-bas raconter à Virgile qu'il y a un Français qui l'a surpassé dans son art. J'en dirai autant aux Sophocle et aux Euripide; je parlerai à Thucydide de votre Histoire, à Quinte-Curce de votre Charles XII; et je me ferai peut-être lapider par tous ces morts jaloux de ce qu'un seul homme a réuni en lui leurs mérites différents. Mais Maupertuis, pour les consoler, fera lire dans un coin l'Akakia à Zoïle.

Il faut mettre un rémora dans les lettres que l'on écrit à des indiscrets; c'est le seul moyen de les empêcher de les lire aux coins des rues et en plein marché.


a Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1752.