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228. DU MÊME.

Cirey, 26 janvier 1749.

Sire, je reçois enfin le paquet dont Votre Majesté m'a honoré, du 29 novembre. Un maudit courrier, qui s'était chargé de ce paquet enfermé très-mal à propos dans une boîte envoyée de Paris à madame du Châtelet, l'avait porté à Strasbourg, et de là dans la ville de Troyes, où j'ai été obligé de l'envoyer chercher.

Tous les amiraux d'Albion
Auraient eu le temps de nous rendre
Les ruines du Cap-Breton,
Et nous, le temps de les reprendre,
Pendant que cet aimable don
De mon Frédéric-Apollon
A Cirey se faisait attendre.

On revient toujours à ses goûts; vous faites des vers quand vous n'avez plus de batailles à donner. Je croyais que vous vous étiez mis tout entier à la prose.

Mais il faut que votre génie,
Que rien n'a jamais limité,
S'élance avec rapidité
Du haut du mont inhabité
Où bâille la Philosophie,
Jusqu'aux lieux pleins de volupté
Où folâtre la Poésie.

Vous donnez sur les oreilles aux Autrichiens et aux Saxons, vous donnez la paix dans Dresde, vous approfondissez la métaphysique, vous écrivez les mémoires d'un siècle dont vous êtes le premier homme; enfin, vous laites des vers, et vous en faites plus que moi, qui n'en peux plus, et qui laisse là le métier.

<201>Je n'ai point encore vu ceux dont V. M. a régalé M. de Maurepas;201-a mais j'en avais déjà vu quelques-uns de l'Épître à votre président des xx et des beaux-arts.

Le neveu de Du Gay-Trouin,
Demi-homme et demi-marsouin,201-b

avait déjà fait fortune. Nos connaisseurs disent : Voilà qui est du bon ton, du ton de la bonne compagnie; car, Sire, vous seriez cent fois plus héros, nos beaux esprits, nos belles dames, vous sauront gré surtout d'être du bon ton. Alexandre, sans cela, n'aurait pas réussi dans Athènes, ni V. M. dans Paris.

L'Épître sur la Vanité et sur l'Intérêt m'a fait encore plus de plaisir que ce bon ton et que la légèreté des grâces d'une Épître familière. Le portrait de l'insulaire,

Qui de son cabinet pense agiter la terre,
De ses propres sujets habile séducteur,
Des princes et des rois dangereux corrupteur, etc.,201-c

est un morceau de la plus grande force et de la plus grande beauté. Ce ne sont pas là des portraits de fantaisie. Tous les travers de notre pauvre espèce sont d'ailleurs très-bien touchés dans cette Épître.

Des fous qui s'en font tant accroire
Vous peignez les légèretés;
De nos vaines témérités
Vos vers sont la fidèle histoire;
On peut fronder les vanités
Quand on est au sein de la gloire.

Je croirais volontiers que l'Ode sur la Guerre201-d est de quelque<202> pauvre citoyen, bon poëte d'ailleurs, lassé de payer le dixième, et le dixième du dixième, et de voir ravager sa terre pour les querelles des rois. Point du tout, elle est du roi qui a commencé la noise, elle est de celui qui a gagné, les armes à la main, une province et cinq batailles. Sire, V. M. fait de beaux vers, mais elle se moque du monde.

Toutefois, qui sait si vous ne pensez pas réellement tout cela quand vous l'écrivez? Il se peut très-bien faire que l'humanité vous parle dans le même cabinet où la politique et la gloire ont signé des ordres pour assembler des armées. On est animé aujourd'hui par la passion des héros; demain on pense en philosophe. Tout cela s'accorde à merveille, selon que les ressorts de la machine pensante sont montés. C'est une preuve de ce que vous daignâtes m'écrire, il y a dix ans, sur la Liberté.

J'ai relu ici ce petit morceau très-philosophique; il fait trembler. Plus j'y pense, plus je reviens à l'avis de V. M. J'avais grande envie que nous fussions libres; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour le croire.202-a L'expérience et la raison me convainquent que nous sommes des machines faites pour aller un certain temps, et comme il plaît à Dieu. Remerciez la nature de la façon dont votre machine est construite, et de ce qu'elle a été montée pour écrire l'Épître à Hermotime.

Le vainqueur de l'Asie, en subjuguant cent rois,
Dans le rapide cours de ses brillants exploits,
Estimait Aristote et méditait son livre.
Heureux, si sa raison plus docile à le suivre,
Réprimant un courroux trop fatal à Clitus,
N'eût par ce meurtre affreux obscurci ses vertus! etc.202-b

Personne en France n'a jamais fait de meilleurs vers que ceux-là. Boileau les aurait adoptés; et il y en a beaucoup de cette force, de cette clarté et de cette élégance harmonieuse dans votre Épître à Her<203>motime. V. M. a déjà peut-être lu Catilina; elle peut voir si nos académiciens écrivent aussi purement qu'elle.

Sire, grand merci de ce que, dans votre ode sur votre Académie,203-a vous daignez, aux chutes des strophes, employer la mesure des trois petits vers de trois petits pieds ou de six syllabes. Je croyais être le seul qui m'en étais servi; vous la consacrez. Il y a peu de mesures, à mon gré, aussi harmonieuses; mais aussi il y a peu d'oreilles qui sentent ces délicatesses; votre géomètre borgne, dont V. M. parle, n'en sait rien. Nous sommes dans le monde un petit nombre d'adeptes qui nous y connaissons; le reste n'en sait pas plus qu'un géomètre suisse. Il faudrait que tous les adeptes fussent à votre cour.

J'avais en quelque sorte prévenu la lettre de V. M., en lui parlant de la cour de Lorraine, où j'ai passé quelques mois entre le roi Stanislas et son apothicaire, personnage plus nécessaire pour moi que pour203-b son auguste maître, fût-il souverain dans la cohue de Varsovie.

J'aime fort cette Epiphanie
Des trois rois que vous me citez;
Tous trois différents de génie,
Tous trois de moi très-respectés.
Louis, mon bienfaiteur, mon maître,
M'a fait un fortuné destin;
Stanislas est mon médecin;
Mais que Frédéric veut-il être?

Vous daignez, Sire, vouloir que je sois assez heureux pour vous venir faire ma cour? Moi! voyager pendant l'hiver, dans l'état où je suis! Plût à Dieu! mais mon cœur et mon corps ne sont pas de la même espèce. Et puis, Sire, pourrez-vous me souffrir? J'ai eu une maladie qui m'a rendu sourd d'une oreille, et qui m'a fait perdre mes dents. Les eaux de Plombières m'ont laissé languissant. Voilà un<204> plaisant cadavre à transporter à Potsdam, et à passer à travers vos gardes! Je vais me tapir à Paris, au coin du feu. Le Roi mon maître a la bonté de me dispenser de tout service. Si je me raccommode un peu cet hiver, il serait bien doux de venir me mettre à vos pieds, dans le commencement de l'été; ce serait pour moi un rajeunissement. Mais dois-je l'espérer? Il me reste un souffle de vie, et ce souffle est à vous. Mais je voudrais venir à Berlin avec M. de Séchelles, que V. M. connaît; elle en croirait peut-être plus un intendant d'armée, qui parle gras, et qui m'a rendu le service de faire arrêter, à Bruxelles, la nommée Desvignes, laquelle était encore saisie de tous les papiers qu'elle avait volés à madame du Châtelet, et dont elle avait déjà fait marché avec les coquins de libraires d'Amsterdam. V. M. pourrait très-aisément s'en informer. Je vous avoue, Sire, que j'ai été très-affligé que vous ayez soupçonné que j'eusse pu rien déguiser. Mais si les libraires d'Amsterdam sont des fripons à pendre, le grand Frédéric, après tout, doit-il être fâché qu'on sache, dans la postérité, qu'il m'honorait de ses bontés? Pour moi, Sire, je voudrais n'avoir jamais rien fait imprimer; je voudrais n'avoir écrit que pour vous, avoir passé tous mes jours à votre cour, et passer encore le reste de ma vie à vous admirer de près. J'ai l'ait une très-grande sottise de cultiver les lettres pour le public. Il faut mettre cela au rang des vanités dangereuses dont vous parlez si bien; et, en vérité, tout est vanité, hors de passer ses jours auprès d'un homme tel que vous.

Faites comme il vous plaira, mais mon admiration, mon très-profond respect, mon tendre attachement, ne finiront qu'avec ma vie.


201-a Ces vers nous sont inconnus.

201-b Voyez t. XI, p. 62.

201-c Voyez t. X, p. 80.

201-d L. c., p. 29.

202-a Voyez t. XXI, p. 101, 102, 108 et suivantes.

202-b Voyez t. X, p. 75.

203-a Voyez t. X, p. 25.

203-b Le mot pour, omis dans les autres éditions, paraît avoir été ajouté par M. Beuchot.