184. DU MÊME.

Juillet 1742.

Sire, j'ai reçu des vers et de très-jolis vers de mon adorable roi, dans le temps que nous pensions que V. M. ne songeait qu'à délivrer d'inquiétude le maréchal de Broglie, votre ancien ami de Strasbourg. V. M. a glissé dans sa lettre l'agréable mot de paix, ce mot qui est si <114>harmonieux à mon oreille; voici une ode que je barbouillais contre tous vous autres monarques, qui sembliez alors acharnés à détruire mes confrères les humains. Le saigneur des nations, Frédéric III,114-a Frédéric le Grand, a exaucé mes vœux; et à peine mon ode, bonne ou mauvaise,114-b a été faite, que j'ai appris que V. M. avait fait un très-bon traité, très-bon pour vous sans doute, car vous avez formé votre esprit vertueux à être grand politique. Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c'est ce dont l'on doute à Paris; la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du dieu des armes; l'autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s'agit; quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes; je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l'Allemagne et de l'Europe. J'estime que vous avez gagné de vitesse

Ce vieillard vénérable à qui les destinées
Ont de l'heureux Nestor accordé les années.

Achille a été plus habile que Nestor; heureuse habileté, si elle contribue au bonheur du monde! Voici donc le temps où V. M. pourra amuser cette grande âme pétrie de tant de qualités contraires! Soyez sûr, Sire, que, avant qu'il soit un mois, j'irai chercher moi-même, à Bruxelles, les papiers que vous daignez honorer d'un peu de curiosité, ou que je les ferai venir. Il y a de petites choses qu'un citoyen114-c ne peut faire que difficilement, tandis que Frédéric le Grand en fait de si grandes en un moment. Vous n'êtes donc plus notre allié, Sire? Mais vous serez celui du genre humain; vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu'il n'y ait point de troubles. Ce sera la pierre philosophale de la politique;<115> elle doit sortir de vos fourneaux. Dites, Je veux qu'on soit heureux, et on le sera; ayez un bon Opéra, une bonne Comédie. Puissé-je être témoin, à Berlin, de vos plaisirs et de votre gloire!


114-a Voltaire a écrit Frédéric III, parce que Frédéric était en effet le troisième roi de Prusse.

114-b Ode à la reine de Hongrie. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 447.

114-c Qu'un petit citoyen. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 115.)