146. A VOLTAIRE.37-a

Remusberg, 7 (sic) octobre 1740.

L'amant favori d'Uranie
Va fouler nos champs sablonneux,
Environné de tous les dieux,
Hors de l'immortelle Emilie.

Brillante Imagination,
Et vous ses compagnes les Grâces,
Vous nous annoncez par vos traces
Sa rapide apparition.

Notre âme est souvent le prophète
D'un sort heureux et fortuné;
Elle est le céleste interprète
De ton voyage inopiné.

L'aveugle et stupide Ignorance,
Craint pour son règne ténébreux;
Tu parais; toute son engeance
Fuit tes éclairs trop lumineux.

Enfin l'heureuse Jouissance
Ouvre les portes des Plaisirs;

<38>

Les Jeux, les Ris, et nos désirs,
T'attendent pleins d'impatience.

Des mortels nés d'un sang divin
Volent de Paris, de Venise,
Et des rives de la Tamise,
Pour te préparer le chemin.

Déjà les Beaux-Arts ressuscitent;
Tu fais ce miracle vainqueur;
Et de leur sépulcre ils te citent
Comme leur immortel sauveur.

Enfin, je puis me flatter de vous voir ici. Je ne ferai point comme les habitants de la Thrace, qui, lorsqu'ils donnaient des repas aux dieux, avaient auparavant mangé la moelle eux-mêmes. Je recevrai Apollon comme il mérite d'être reçu, cet Apollon non seulement dieu de la médecine, mais de la philosophie, de l'histoire, enfin de tous les arts.

L'ananas, qui de tous les fruits
Rassemble en lui les goûts exquis,
Voltaire, est de fait ton emblème;
Ainsi les arts au point suprême
Se trouvent en toi réunis.

Vous m'attaquez un peu sur le sujet de ma santé; vous me croyez plein de préjugés, et je crois en avoir peut-être trop peu, pour mon malheur.

Aux saints de la cour d'Hippocrate
En vain j'ai voulu me vouer;
Comment pourrai-je m'en louer?
Tout, jusqu'au quinquina, me rate.

Ou jésuite, ou musulman,
Ou bonze, ou brame, ou protestant,
Ma peu subtile conscience
Les tient en égale balance.

<39>

Pour vous, arrogants médecins,
Je suis hérétique incrédule;
Le ciel gouverne nos destins,
Et non pas votre art ridicule.

L'avocat, fort d'un argument,
Sur la chicane et l'éloquence
Veut élever notre espérance;
Tout change par l'événement.

De ces trois états la furie
Nous persécutent à la mort;
L'un en veut à notre trésor,
L'autre à l'âme, un autre à la vie.

Très-redoutables charlatans,
Médecins, avocats et prêtres,
Assassins, scélérats et traîtres,
Vous n'éblouirez point mes sens.

J'ai lu le Machiavel d'un bout à l'autre; mais, à vous dire le vrai, je n'en suis pas tout à fait content, et j'ai résolu de changer ce qui ne m'y plaisait point, et d'en faire une nouvelle édition, sous mes yeux, à Berlin. J'ai pour cet effet donné un article pour les gazettes, par lequel l'auteur de l'Essai désavoue les deux impressions. Je vous demande pardon; mais je n'ai pu faire autrement, car il y a tant d'étranger dans votre édition, que ce n'est plus mon ouvrage. Jai trouvé les chapitres XV et XVI tout différents de ce que je voulais qu'ils fussent; ce sera l'occupation de cet hiver que de refondre cet ouvrage. Je vous prie cependant, ne m'affichez pas trop, car ce n'est pas me faire plaisir; et d'ailleurs vous savez que, lorsque je vous ai envoyé le manuscrit, j'ai exigé un secret inviolable.

J'ai pris le jeune Luiscius à mon service; pour son père, il s'est sauvé, il y a passé, je crois, un an, du pays de Clèves, et je pense qu'il est très-indifférent où ce fou finira sa vie.

Je ne sais où cette lettre vous trouvera; je serai toujours fort aise <40>qu'elle vous trouve proche d'ici; tout est préparé pour vous recevoir, et, pour moi, j'attends avec impatience le moment de vous embrasser.


37-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 116-120. Il s'en trouve aussi deux fragments dans le t. LXV de l'édition de Kehl, l'un à la page 51, et l'autre à la page 56. Le premier fait partie de la lettre qui porte, dans notre recueil, le no 148 et la date du 12 octobre : le second est cité comme variante dans notre no 151, du 21 (24).