<65> marchait toujours.a Depuis quinze jours nous sommes continuellement par voie et par chemin, et par le plus beau temps du monde.

Je suis trop fatigué pour répondre à vos charmants vers, et trop saisi de froid pour en savourer tout le charme; mais cela reviendra. Ne demandez point de poésie à un homme qui fait actuellement le métier de charretier, et même quelquefois de charretier embourbé. Voulez-vous savoir ma vie?

Nous marchons depuis sept heures jusqu'à quatre de l'après-midi. Je dîne alors; ensuite je travaille, je reçois des visites ennuyeuses; vient, après, un détail d'affaires insipides. Ce sont des hommes difficultueux à rectifier, des têtes trop ardentes à retenir, des paresseux à presser, des impatients à rendre dociles, des rapaces à contenir dans les bornes de l'équité, des bavards à écouter, des muets à entretenir; enfin il faut boire avec ceux qui en ont envie, manger avec ceux qui ont faim; il faut se faire juif avec les juifs, païen avec les païens.

Telles sont mes occupations, que je céderais volontiers à un autre, si ce fantôme nommé la Gloire ne m'apparaissait trop souvent. En vérité, c'est une grande folie, mais une folie dont il est très-difficile de se départir, lorsqu'une fois on en est entiché.

Adieu, mon cher Voltaire; que le ciel préserve de malheur celui avec lequel je voudrais souper, après m'être battu ce matin! Le cygne de Padoueb s'en va, je crois, à Paris, profiter de mon absence; le philosophe géomètrec carre des courbes, le philosophe littérateurd traduit du grec, et le savant doctissimee ne fait rien, ou peut-être quelque chose qui en approche beaucoup.


a Allusion à Stanislas Leszczynski. Voyez t. XXI, p. 244 et 245. Voyez aussi t. I, p. 128, 188 et suivantes, et t. II, p. 27.

b Algarotti.

c Maupertuis.

d Du Molard.

e Jordan.