<114>Dans l'ivresse, dans l'emportement d'une passion violente, dans un dérangement d'organes, etc., notre liberté n'est plus obéie par nos sens, et nous ne sommes pas plus libres alors d'user de notre liberté que nous le serions de mouvoir un bras sur lequel nous aurions une paralysie.

La liberté, dans l'homme, est la santé de l'âme.a

Peu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée comme toutes nos autres facultés; nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions et à maîtriser nos passions, et cet exercice de l'âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais, quelques efforts que nous fassions, nous ne pourrons jamais parvenir à rendre cette raison souveraine de tous nos désirs, et il y aura toujours dans notre âme, comme dans notre corps, des mouvements involontaires; car nous ne sommes ni sages, ni libres, ni sains, que dans un très-petit degré.

Je sais que l'on peut, à toute force, abuser de sa raison pour contester la liberté aux animaux, et les concevoir comme des machines qui n'ont ni sensations, ni désirs, ni volontés, quoiqu'ils en aient toutes les apparences. Je sais qu'on peut forger des systèmes, c'est-à-dire des erreurs, pour expliquer leur nature. Mais enfin, quand il faut s'interroger soi-même, il faut bien avouer, si l'on est de bonne foi, que nous avons une volonté, que nous avons le pouvoir d'agir, de remuer notre corps, d'appliquer notre esprit à certaines pensées, de suspendre nos désirs, etc.

Il faut donc que les ennemis de la liberté avouent que notre sentiment intérieur nous assure que nous sommes libres; et je ne crains point d'assurer qu'il n'y en a aucun qui doute de bonne foi de sa propre liberté, et dont la conscience ne s'élève contre le sentiment


a Deuxième Discours sur l'Homme, par Voltaire, v. 102. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot. t. XII, p. 60.