11. DU MÊME.

Léobschütz, 2 janvier 1759.



Sire,

Il est étonnant, il est même surnaturel de voir Votre Majesté suffire à tant d'occupations différentes, et qui toutes sont d'un détail infini; aussi êtes-vous l'unique dans ce monde qui puisse y fournir.

Sans contredit, celles de la guerre sont les plus pressantes et les plus nécessaires; et je vois aussi, par les Réflexions que V. M. vient de faire sur cet objet important, qu'elle l'a profondément médité. Personne n'est plus capable que vous, Sire, de faire de solides réflexions; elles sont le fruit de la grande expérience que vous avez acquise. Personne n'a soutenu des guerres comparables à celles que vous avez faites; l'histoire ne présente rien de tel, et, quoique dans cette dernière campagne vous n'ayez point fait de conquêtes, les faits mémorables qui la caractérisent, l'activité que vous y avez déployée, et le courage avec lequel vous avez soutenu et repoussé les puissances les plus formidables de l'Europe, vous immortaliseront à jamais, et vous donnent le pas sur tous les héros anciens et modernes.

La flatterie, Sire, n'est point de mon caractère; le monde entier vous rend justice.

Il semble, Sire, que, en me communiquant vos Réflexions sur la tactique et sur quelques parties de la guerre, V. M. approuve, ou plutôt m'ordonne de lui en dire mon sentiment; c'est un maître qui veut se faire instruire par son écolier. J'obéis, et je me flatte de ne courir<131> aucun risque, puisque la sincérité de mes sentiments vous est connue, aussi bien que mon attachement pour votre service et mon zèle pour votre auguste personne.

Si la guerre continue, il faut espérer que vous n'aurez plus autant d'armées ennemies sur les bras, et qu'il s'en détachera quelques parties. Si ce concert continue, naturellement nous devons succomber.

Les remarques auxquelles V. M. a donné le plus d'attention portent principalement sur trois points : 1o la manière de camper des Autrichiens; 2o l'attaque de leur armée en marche; 3o leur nombreuse artillerie.

Quant au premier point, qui est celui des camps inabordables des Autrichiens, tant sur leur front que sur leurs flancs, je crois qu'il ne serait à propos de les imiter que lorsqu'on aurait pour objet de leur défendre un passage ou l'entrée d'un pays, de couvrir une place, ou d'éviter le combat, supposé que notre armée fût de beaucoup inférieure à la leur. Autrement, deux armées qui auraient le même objet courraient risque de passer une campagne à ne rien faire de considérable, ce qui ne convient pas à notre situation; et c'est certainement aussi ce qui n'arrivera pas, car il se fera des détachements de part et d'autre, d'où il résultera dans la position des armées des changements qui pourront occasionner des combats.

Je pense qu'un camp qui aurait ses ailes bien appuyées, de manière à ne pouvoir être tourné, et dont le front ferait une pente, sans avantage réel de part ni d'autre, je pense, dis-je, qu'un pareil camp nous conviendrait. Une position semblable pourrait engager les Autrichiens à venir à nous, et nous donnerait la facilité de marcher à leur rencontre; il ne s'agirait alors que de trouver des camps dont les appuis étayeraient les ailes et les flancs.

Rien de plus solide, Sire, de mieux pensé et de plus désirable que d'attirer les ennemis dans la plaine. Il est vrai que ce projet n'est praticable que par le sacrifice d'une grande partie de votre pays; mais,<132> d'un autre côté, cela pourrait nous conduire au but; il ne serait question alors que de bien pourvoir les places frontières.

Je ne sais si ma conjecture est juste; mais, en examinant la conduite du général Daun dans la dernière campagne, je doute que vous réussissiez à faire sortir ce vieux renard de ses terriers, s'il conserve le commandement de l'armée. Il s'est fait un système tout opposé à votre projet. Les batailles de Hohenfriedeberg et de Lissa sont toujours présentes à la mémoire des Autrichiens.

Si votre projet peut avoir lieu, il nous conduira à deux choses, qui sont de céder à nos ennemis le premier pas et les marches, au lieu que nous les avons toujours prévenus par l'ouverture des campagnes.

Le second point regarde l'attaque de leur armée en marche; mais leurs marches, comme V. M. le remarque, sont si bien conduites et si exactement masquées par la multitude de leurs troupes légères, qu'on ne doit guère se flatter de remporter des avantages réels dans une occasion semblable.

Il en est de même de l'attaque de leurs postes, qui sont également forts et inabordables; ce serait y sacrifier une infinité de monde, et le succès en serait très-incertain. Si le poste est mauvais, ils l'abandonnent. C'est ce que nous avons vu pratiquer à plusieurs de leurs généraux.

Malgré ces difficultés, il serait bien fâcheux qu'il ne se présentât pas dans le cours d'une campagne une occasion de les trouver en défaut.

L'article de l'artillerie est le troisième point, et sans doute il est capital. V. M. convient des faits suivants : que l'artillerie des Autrichiens est de beaucoup supérieure à la nôtre, qu'elle est mieux servie, et qu'elle atteint de plus loin par la bonté de la poudre et par la quantité qu'ils en emploient dans la charge des pièces. L'exécution de cette artillerie formidable a seule donné lieu aux remarques que V. M. a faites sur la valeur intrinsèque de notre infanterie présente.

<133>Les Romains adoptèrent les épées de bonne trempe des Gaulois, et asservirent leurs vainqueurs. Suivons leur exemple, Sire, ainsi que vous l'avez résolu; opposons artillerie à artillerie avec la proportion des artilleurs, et vous ferez des régiments de votre armée autant de légions sacrées de Thébains. Il n'y a que cette supériorité d'artillerie, dont ils ont senti les effets, qui ait un peu ralenti leur ardeur naturelle.

Je suis, etc.