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VI. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC CATHERINE II, IMPÉRATRICE DE RUSSIE. (17 OCTOBRE ET 26 NOVEMBRE 1767.)[Titelblatt]

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1. DE CATHERINE II, IMPÉRATRICE DE RUSSIE.

Moscou, 17 octobre 1767.



Monsieur mon frère,

En conformité des désirs de Votre Majesté, j'ai fait remettre aujourd'hui à son ministre, le comte de Solms, la traduction allemande de l'Instruction297-a que j'ai donnée pour la réformation des lois de la Russie. V. M. n'y trouvera rien de nouveau, rien qu'elle ne sache; elle verra que j'ai fait comme le corbeau de la fable, qui se fit un habit des plumes du paon. Il n'y a, dans cette pièce, de moi que l'arrangement des matières, et, par-ci par-là, une ligne, un mot. Si l'on rassemblait tout ce que j'y ai ajouté, je ne crois pas qu'il y eût au delà de deux ou trois feuilles. La plus grande partie est tirée de l'Esprit des lois du président de Montesquieu, et du Traité des délits et des peines du marquis Beccaria.

V. M. trouvera peut-être extraordinaire que, après cet aveu, je lui envoie une traduction allemande, tandis que la française paraîtrait plus naturelle. En voici la raison. L'original russe ayant été mitigé, corrigé, accommodé à la possibilité et au local, il a été plus aisé, pour ne point faire attendre V. M., d'achever la traduction allemande déjà commencée que d'avoir une demi-copie, demi-traduction française, faute d'avoir quelqu'un qui entendît parfaitement le russe et le<298> français. L'on va cependant commencer incessamment aussi cette dernière traduction. Je dois prévenir V. M. de deux choses : l'une, qu'elle trouvera différents endroits qui lui paraîtront singuliers peut-être; je la prie de se souvenir que j'ai dû m'accommoder souvent au présent, et cependant ne point fermer le chemin à un avenir plus favorable; l'autre, que la langue russe est beaucoup plus énergique et plus riche en expressions que l'allemande, et en inversions que le français; preuve de cela, c'est que, dans la traduction, l'on a souvent été obligé de paraphraser ce qui avait été dit avec un seul mot en russe, et de séparer ce qui ne faisait, pour ainsi dire, qu'un trait de plume. Ceux qui ont reproché à cette dernière langue de manquer de termes, ou se sont trompés, ou n'ont point su cette langue.

Ce me serait une marque bien sensible de l'amitié de V. M. si elle jugeait à propos de me communiquer ses avis sur les défauts de cette pièce. Ils ne pourraient que m'éclairer dans un chemin aussi nouveau que difficile pour moi; et ma docilité à la réformer montrerait à V. M. le cas infini que je fais et de son amitié, et de ses lumières, étant toujours avec la plus haute considération,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté
la bonne sœur, amie et alliée,
Catherine.

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2. A CATHERINE II, IMPÉRATRICE DE RUSSIE.

Potsdam, 26 novembre 1767.



Madame ma sœur,

Je dois commencer par remercier Votre Majesté Impériale de la faveur qu'elle me fait en me communiquant son ouvrage sur les lois. Permettez-moi de vous dire que c'est un commerce qui a peu d'exemples dans le monde, et j'ose dire, madame, que V. M. I. est la première impératrice qui ait fait de tels présents que celui que je viens de recevoir. Les anciens Grecs, qui étaient de bons appréciateurs du mérite, divinisaient les grands hommes, en réservant la première place aux législateurs, qu'ils jugeaient les véritables bienfaiteurs du genre humain. Ils auraient placé V. M. I. entre Lycurgue et Solon. J'ai commencé, madame, par lire l'ouvrage précieux que vous avez daigné composer, et, pour y porter moins de prévention, je l'ai considéré comme s'il partait d'une plume inconnue; et je vous avoue, madame, que j'ai été charmé non seulement du principe d'humanité et de douceur dont partent ces lois, mais encore de l'ordre, de la liaison des idées, de la grande clarté et précision qui règne dans cet ouvrage, et des connaissances immenses qui s'y trouvent répandues. Je me suis mis, madame, dans votre place, et j'ai d'abord compris que chaque pays demande des considérations particulières, qui exigent que le législateur se prête au génie de la nation, de même que le jardinier doit s'accommoder à son terrain pour y faire prospérer ses plantes. Il y a des vues que V. M. I. se contente d'indiquer, et sur lesquelles sa prudence l'empêche d'insister. Enfin, madame, quoique je ne connaisse pas à fond le génie de la nation que vous gouvernez avec tant de gloire, j'en vois assez pour me persuader que, s'ils se gouvernent par vos sages lois, ils seront le peuple le plus heureux du inonde. Et puisque V. M. I. veut savoir tout ce que je pense<300> sur cette matière, je crois le lui devoir dire naturellement. C'est, madame, que les bonnes lois, faites sur les principes que vous en avez tracés, ont besoin de jurisconsultes pour être mises en exécution dans vos vastes États, et je crois, madame, que, après le bien que vous venez de faire dans la législation, il vous en reste encore un, qui est une académie de droit pour y former les personnes destinées au barreau, tant juges qu'avocats. Quelque simples que soient les lois, il survient des cas litigieux, des affaires compliquées et obscures, où il faut tirer la vérité du fond du puits, qui demandent des avocats et des juges exercés pour les débrouiller.

Voilà, en honneur, tout ce que je puis dire à V. M. I., sinon, madame, que ce monument précieux de vos travaux et de votre activité, que vous daignez me confier, sera conservé comme une des pièces les plus rares de ma bibliothèque. S'il y avait, madame, quelque chose capable d'augmenter mon admiration, c'est le bien que vous venez de faire à un peuple immense. Recevez avec votre bonté ordinaire les assurances de la haute considération avec laquelle je suis,



MADAME MA SœUR,

de Votre Majesté Impériale
le bon frère et allié,
Federic.

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AU COMTE DE SOLMS-SONNEWALDE.301-a

(Potsdam, 26 novembre 1767).

J'ai lu avec admiration l'ouvrage de l'Impératrice. Je n'ai pas voulu dire tout ce que j'en pense, parce qu'elle aurait pu me soupçonner de flatterie; mais je puis vous dire, en ménageant sa modestie, que c'est un ouvrage mâle, nerveux et digne d'un grand homme. L'histoire nous dit que Sémiramis a commandé des armées, la reine Élisabeth a passé pour bonne politique, l'Impératrice-Reine a montré beaucoup de fermeté à l'avénement de son règne; mais aucune femme encore n'avait été législatrice. Cette gloire était réservée à l'impératrice de Russie, qui la mérite.


297-a L'exemplaire envoyé par l'Impératrice se trouve à la Bibliothèque royale de Berlin (Msc. germ. fol. 167).

301-a Voyez l'Avertissement en tête de ce volume, p. VII, no VI.