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57. A LA MÊME.

(Potsdam) 26 avril 1764.



Madame ma cousine,

Je m'étais presque attendu, ma chère duchesse, au parti que vous avez pris touchant le parti qu'on vous avait proposé pour la princesse votre fille. J'ai d'abord compris que vous ne voudriez pas, par un coup d'éclat comme l'aurait été un changement de religion, démentir la conduite de toute votre famille, en attachant une flétrissure à la personne qui serait obligée de faire le saut périlleux. A envisager les religions philosophiquement, elles sont bien à peu près égales; cependant celle dont le culte est le moins chargé de superstition doit, selon mon avis, être préférée aux autres. C'est sans contredit la protestante, qui, outre cet avantage, a encore celui de ne point être persécutrice. Voilà les deux points pour lesquels, madame, je me déclarerai constamment pour la foi de nos pères. J'avoue que, si j'avais vécu du temps de Martin Luther, j'aurais fort appuyé pour qu'il poussât jusqu'au socinianisme, qui n'est proprement que la religion d'un seul Dieu; mais ce moine et ses confrères, en arrachant la moitié du voile, se sont arrêtés en beau chemin, et ont laissé encore bien des obscurités à éclairer. Mais la vérité paraît peu faite pour l'homme; l'erreur est son partage.274-a Pourvu encore que, en s'égarant dans un labyrinthe de pure métaphysique, on ne devienne pas ennemi, que l'on soit humain, doux, compatissant, et que l'on ne s'acharne pas d'une haine théologale contre ceux qui pensent autrement que nous, on peut passer le reste, et supporter les opinions diverses du genre humain, comme on souffre la diversité de leurs physionomies, de leurs habillements, et des coutumes qu'une longue habitude a rendues nationales. Tout ce que j'ai l'honneur de vous écrire, madame, ne paraîtrait pas orthodoxe au consistoire de M. Cy<275>prianus. Je ne saurais qu'y faire; j'aime mieux être orthodoxe vis-à-vis de la raison universelle, qui a été donnée à l'homme pour le conduire, que vis-à-vis une assemblée de docteurs qui argumente selon Esdras, Matthieu, Jean, Paul, et tout ce tas d'apôtres de la superstition qui ont aveuglé et abruti le monde.

Pour Leurs Majestés Impériales et Romaines, je vous les garantis, madame, empêtrées dans le bourbier de la superstition jusqu'au cou. Voilà cette nouvelle maison d'Autriche qui prend de nouvelles racines sur le trône des Empereurs, et qui, un jour, fera repentir ses adhérents de l'élévation où ils l'ont portée. Mais les erreurs politiques sont souvent aussi difficiles à guérir que les erreurs spéculatives. Pour moi, qui me fais vieux, je vois tous ces événements avec assez d'indifférence. Je ne serai pas le témoin des conséquences qu'ils entraînent, et mes yeux, en mourant, auront la consolation de voir ma patrie libre.

Je vous fais mille excuses, ma chère duchesse, de tout le bavardage que vous recevrez de moi. J'ai le malheur de m'égarer en vous écrivant. Je me crois assez heureux pour converser avec vous, et je m'étends au delà des bornes de la modération. Vous direz, en recevant celle-ci : Quel impitoyable raisonneur! Oh! que je me garderai bien de lui écrire, pour ne point m'attirer des épîtres qui m'ennuient, et qui ne finissent point! Et je l'aurais bien mérité, si je n'attendais pas mon pardon de votre extrême indulgence, à laquelle je n'ai lieu de prétendre qu'en faveur des sentiments de la haute estime et de la considération avec lesquelles je suis,



Ma chère duchesse,

de Votre Altesse
le fidèle cousin et serviteur,
Federic.


274-a Voyez t. VIII, p. 35-50.