55. A LA MÊME.

(Potsdam) 9 mars 1764.



Madame ma cousine,

Quoique je trouve le sieur Grimm très-incongru de vous charger, ma chère duchesse, de ses lettres, cependant je suis pour cette fois bien aise, puisqu'elles m'en procurent une de votre part. Ce baron<271> de Zuckmantel qui va à Dresde est de ce qu'on appelle hommes à bonnes fortunes. Il a été sur ce pied à Paris; il a été ensuite envoyé à Mannheim, où il a trouvé une approbation singulière. Il a servi, cette guerre, et a été de la garnison de Cassel qui a rendu la ville aux alliés sur la fin de 1762. S'il apporte à Dresde de grosses pensions françaises, cela le fera bien recevoir; mais autrement je doute qu'il jouisse de la même faveur dont il a été comblé à Mannheim.

Mais, madame, je m'égare; je ne sais comment, au lieu de vous écrire, je fais la vie de M. Zuckmantel, qui, au demeurant, m'est tout à fait indifférent. J'ai été trop heureux, madame, de trouver des gens formés par votre main. Je les préférerai à tous autres; ils conservent l'empreinte que vous leur avez donnée, et ils sont marqués au coin de la vigilance et de la fidélité. Vous oublier, madame, n'est pas une chose aussi facile que vous le pensez. J'en atteste M. d'Edelsheim et tous ceux qui m'entourent, que votre nom respectable préside dans tous nos discours. Et comment n'y serait-il pas? Quand on veut citer une princesse qui fait honneur à l'Allemagne, on nomme la duchesse de Gotha; quand on me parle du mariage de mon neveu avec une princesse d'Angleterre,271-a je dis : C'est la nièce de ma chère duchesse; quand on me parle de mes amis, je cite la duchesse de Gotha; faut-il parler de la cour la mieux réglée d'Allemagne, on nomme la vôtre; s'il est question de dames qui possèdent les plus belles connaissances avec la plus grande modestie, qui nommera-t-on? je vous le donne à deviner. Enfin, madame, j'en dirais encore davantage, si j'écrivais à une autre qu'à vous. Pardon, si j'en ai trop dit. La bonne madame Neuenstein271-b me l'obtiendra; car elle sait que, quand on parle de la Duchesse, on ne saurait s'arrêter, et que la parole abonde de quoi le cœur est plein.

<272>Jusqu'ici, l'Europe a eu le diable au corps, et l'on s'est égorgé du couchant à l'aurore. A présent, une autre folie a succédé : on fait des couronnements à droite et à gauche. Pour moi, après avoir échappé à la couronne du martyre, j'ai pris une si grande aversion pour tout ce qui est couronne, depuis celle d'épines jusqu'à la triple tiare de l'imposteur des imposteurs, que même je suis excédé d'en entendre parler. Oui, madame, je m'en vais en Silésie pour appliquer des emplâtres aux provinces blessées, et guérir, si je puis, les profondes plaies que nous a faites la guerre. Mais, quelque part que je sois, mon cœur vous servira de tabernacle, et je porterai en tout lieu le souvenir de ma chère duchesse et les regrets de ne pouvoir pas jouir de sa présence aussi souvent que par le passé. Recevez avec votre indulgence ordinaire les assurances de la parfaite estime et du dévouement avec lequel je suis,



Ma chère duchesse,

Votre fidèle cousin et serviteur,
Federic.


271-a Charles-Guillaume-Ferdinand, prince héréditaire de Brunswic-Wolfenbüttel, épousa, le 16 janvier 1764, la princesse Auguste, sœur de George III.

271-b Voyez ci-dessus, p. 253.