42. A LA MÊME.

Leipzig, 10 février 1763.



Madame ma cousine,

Mes neveux arrivent dans ce moment, enchantés de la réception que vous avez bien voulu leur faire. Ils pensent, ma chère duchesse, sur votre sujet tout comme leur oncle et comme tous ceux qui ont eu le bonheur de vous approcher. Ils m'ont fait participer d'une partie de la joie qu'ils ont eue de vous saluer, en me rendant la lettre que vous avez bien voulu m'écrire. C'est un entretien factice dont je jouis, et qui me console de ne pouvoir, madame, vous voir ni vous entendre. J'ai reçu en même temps la lettre par laquelle vous daignez me marquer l'arrivée des jeunes gens. J'aurais été très-content qu'ils<249> prolongeassent leur séjour à Gotha, où ils étaient en si bonnes mains, qu'il n'y avait qu'à profiter pour eux.

J'espère, madame, que vos petits démêlés avec la cour de Meiningen ne tireront à aucune conséquence. Heureuses les querelles des princes qui se terminent en éclats de rire! Les nôtres n'ont coûté que trop de sang, et laisseront encore de longs regrets et des maux à réparer. J'espère que les préliminaires pourront être signés le 15, après quoi chacun pliera bagage et s'en retournera chez soi, où il aurait fait sensément de rester.

J'ai commencé, en attendant que cette paix se fasse, un ouvrage de Rousseau de Genève.249-a Le livre a pour titre Émile, et en vérité, madame, il me ramène bien à votre sentiment : toutes ces productions nouvelles ne valent pas grand' chose; c'est un rabâchage de choses qu'on sait depuis longtemps, décoré de quelques pensées hardies et écrites en style assez élégant. Mais rien d'original, peu de raisonnement solide, et beaucoup d'impudence de la part des auteurs; et cette hardiesse qui tient de l'effronterie indispose le lecteur, de façon que le livre lui devient insupportable, et qu'il le jette par dégoût. Si MM. les auteurs abusaient moins du bel art d'imprimer les pensées que nous possédons, s'ils voulaient bien songer que quiconque fait un mauvais livre, au lieu d'établir sa réputation, éternise sa folie, il ne paraîtrait d'ouvrages que d'un genre capable d'instruire ou de plaire au lecteur. En effet, pourquoi faut-il que le public perde son temps parce qu'un fou s'est avisé de se faire auteur et de débiter ses visions cornues? On dira peut-être : Mais qu'est-il besoin de le lire? On ne le lirait pas, si l'on savait ce qu'il contient, et l'on est la dupe du titre, et quelquefois d'un nom qui a fait un certain bruit. Les siècles d'ignorance souffraient par l'indigence des lettres; nous, au contraire, nous avons à nous plaindre de la prodigalité et de<250> l'abus de la littérature. Cependant, à tout prendre, il vaut mieux être dans l'abondance, car il n'y a qu'à choisir, ce que nos grossiers et tristes aïeux ne pouvaient certainement pas, dans les siècles abrutis où ils vivaient. Toutefois un bon livre est aussi rare à présent qu'un livre était alors.

Nous avons ici un nouveau ministre de Russie, un prince Galizin. Il m'a dit que le prince Charles était chassé de Courlande. Que de ducs ce pauvre pays a eus, madame : le comte de Saxe, Biron et le prince Charles! Je ne voudrais pas être duc de ce pays-là : il est pauvre, le peuple est barbare, le climat triste, et le voisinage affreux. J'aimerais bien mieux, dans le sein du repos et des arts, voir et entendre ma chère duchesse avec sa digne amie. Mais heureusement ces ducs ne connaissent pas ce bonheur; ils sont entichés d'une héroïque folie qu'on nomme l'ambition, et, pourvu qu'ils tiennent leur cour plénière, fût-ce même au Kamtchatka, ils croient être heureux.

En vérité, madame, j'abuse de votre patience; je vous conte des fagots, et il semble que j'aie entrepris de vous ennuyer autant et plus que les auteurs modernes dont je viens de parler. Je me plais à vous entretenir, et je ne m'aperçois pas que j'abuse du privilége de vous ennuyer. Pardon, pardon, ma divine duchesse, je me corrigerai, si je puis tant gagner sur moi. Daignez recevoir avec votre indulgence ordinaire les assurances de mon admiration et de la haute estime avec laquelle je suis,



Madame ma cousine,

de Votre Altesse
le très-fidèle cousin et serviteur,
Federic.


249-a Voyez t. IX, p. 224 et 246. Voyez aussi les lettres de Frédéric à mylord Marischal, du 29 juillet et du 1er septembre 1762.