24. DU COMTE ALGAROTTI.

Dresde, 9 février 1742.



Sire,

Si je ne savais pas combien d'âmes il y a dans le corps de Votre Majesté, je serais étonné de tout ce qu'elle peut faire à la fois. Quoi donc! dans le temps que V. M. va faire la plus importante marche qu'on ait peut-être faite depuis Pharsale et Philippes; dans le temps qu'elle court sauver l'Empire, l'Empereur, la France et les alliés, elle trouve sous sa main les comparaisons et les traits que Chapelle35-b et<36> Chaulieu ne trouvaient que dans le sein du Temple36-a et dans le repos de Paris! La paille hachée et le foin deviennent entre les mains de V. M. du myrte et des roses, en attendant qu'ils se changent en lauriers. Les Grâces, mêlées avec les grenadiers, suivent Anacréon, qui marche sur les traces de César. V. M. a donné peut-être bataille à l'heure qu'il est, et a remporté une seconde victoire dans sa première année militaire. C'est bien, Sire, le plus brillant rôle que prince ait jamais joué, que celui que V. M. joue à présent. Maîtresse des destins, dont elle tient le livre entre ses mains, elle va en faire chanter une page aux Autrichiens sur la basse continue du canon. Rien de plus glorieux pour V. M. que de finir à la tête de ses alliés une guerre qu'elle a commencée sans en vouloir aucun, et de redonner la paix à cette Europe qu'elle a mise en feu. Puisse cette paix aimable venir bientôt mêler son olivier aux lauriers dont V. M. est couronnée! et puisse Berlin, après avoir été aussi longtemps la Sparte de l'Europe, en devenir l'Athènes! Que les beaux-arts, maintenant arrêtés peut-être en quelque méchant cabaret sur la route, arrivent enfin à sa résidence, et que mes inscriptions pour les trois bâtiments qui ne sont encore que sur les tablettes de leur Apollodore soient bientôt gravées dans le bronze! Mais surtout qu'Apollon lui-même, après avoir quitté ses flèches, ministres de la mort, reprenne sa lyre, organe du plaisir, et nous redonne de ces chansons qui seront aussi immortelles que ses campagnes; il m'était tombé dans l'esprit de dire : de ces chansons qui seront aussi immortelles que ses blessures sont mortelles. Mais n'est-ce pas, Sire, que le jeu de mots aurait été fade? n'est-ce pas, prince aimable à qui l'on peut proposer un problème d'esprit à la tranchée, et qui peut faire une épigramme sur les hussards auxquels il donne la chasse? Ces chansons immortelles m'attireront toujours à Berlin, soit du brasier de l'équateur, soit de la glacière de<37> l'Islande, et Frédéric sera toujours pour moi ce que Lalagé était pour Horace. Il est, Sire, je crois, ridicule de découvrir de la sorte ses sentiments et ses faiblesses aux princes autant qu'aux femmes. C'est le plus sûr moyen de ne jamais coucher avec les unes, et de geler toujours dans l'antichambre des autres. Mais le moyen de conserver son sang-froid avec un prince qui, après avoir été les délices de tous les particuliers, a été la maîtresse de toutes les puissances de l'Europe; d'un prince qui a dans l'esprit toutes les grâces de la coquetterie, cette mère charmante de la volupté; d'un prince, enfin, qui sait faire tourner la tête aux jésuites mêmes, quand il le veut! Tout ce que je prends la liberté de dire là à V. M., qui ferait une déclaration dans toutes les formes en cas de besoin, prouvera au moins à V. M. la constance du goût de ce cygne qu'il lui plaît d'appeler le plus inconstant et le plus léger du monde. Quand il serait possible que les princes pussent avoir des torts avec les particuliers, et quand il serait possible, ce qui est plus impossible encore, que V. M. les eût tous avec moi, je l'aimerais toujours, parce qu'elle est l'homme le plus aimable qu'il y ait au monde. Voilà, Sire, toute royauté à part, ma confession de foi, dont je serais, s'il le fallait, l'apôtre et le martyr. Si la Divinité doit quelque reconnaissance aux mortels, que V. M. aime un peu son fidèle croyant, et qu'elle se souvienne de temps à autre, au milieu de ses trophées et de ses victoires, de celui qui aura toujours l'honneur d'être, etc.

P. S. Le père Guarini, pénétré des bontés de V. M., se met à ses pieds; il ne lui manque qu'un plumet blanc et un panier, et des cheveux frisés; il ne lui manque enfin que l'uniforme des gens aimables. Que dirai-je à V. M. de la Faustine? Les extases des nations, qu'elle a causées, ne lui paraissent rien en comparaison des applaudissements de ce prince dont on ne saurait entendre parler sans l'admirer, et qu'on ne saurait voir sans l'aimer. Voici un air, Sire, avec ses pas<38>sages favoris, qu'elle prend la liberté de lui envoyer. J'ai eu beau appeler Zéphire, afin qu'il en fût le porteur; il n'y a eu que Borée qui m'ait répondu. On se prépare ici à donner un nouvel opéra à V. M., même au milieu du carême, où la musique, chez nous, n'est que pour les anges et les âmes dévotes. Que le libérateur de l'Allemagne, que le sauveur de la ligue veuille bientôt changer les tambours et les trompettes contre la flûte et les violons, et Lobkowitz contre la Faustine.


35-b Voyez t. XIV, p. XIII, no XXXV.

36-a On surnommait Chaulieu (voyez t. XVII, p. 36, 42 et 201) l'Anacréon du Temple, parce qu'il possédait dans ce quartier une maison que le duc de Vendôme lui avait donnée.