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1. AU COMTE ALGAROTTI.

Remusberg, 1er septembre3-a 1739.

Élève d'Horace et d'Euclide,
Citoyen aimable et charmant
Du pays du raisonnement,
Où règne l'arbitre du vide,
Les calculs et les arguments;
Naturalisé par Ovide
Dans l'empire des agréments,
Où la vivacité charmante,
L'imagination brillante,
Préfèrent à la vérité
La fiction et la gaîté;
Nouvel auteur de la lumière,
Phébus de ton pays natal,
C'est ta brillante carrière,
C'est ta science qui l'éclaire,
Qui déjà lui sert de fanal.
La souplesse de ton génie
Te fit naître pour les talents;
C'est Newton en philosophie,
Le Bernin pour les bâtiments,
Homère pour la poésie,
Homère, qui faisait des dieux
Comme les saints se font à Rome,
Où l'on place souvent un homme
Très-indignement dans les cieux.
<4>Oui, déjà Virgile et le Tasse,
Surpris de tes puissants progrès,
Poliment te cèdent la place
Qu'ils pensaient tenir pour jamais.

J'ai tout reçu, mon cher Algarotti, depuis la poésie divine du cygne de Padoue jusqu'aux ouvrages estimables du sublime Candide.4-a Heureux sont les hommes qui peuvent jouir de la compagnie des gens d'esprit! Plus heureux sont les princes qui peuvent les posséder! Un prince qui ne voudrait avoir que de semblables sujets serait réduit à n'avoir pas un empire fort peuplé; je préférerais cependant son indigence à la richesse des autres, et je me trouverais principalement agréablement flatté, si je pouvais compter que

Tu décoreras ces climats
De ta lyre et de ton compas.4-b
Plus que Maron, par ton génie,
Tu pourrais voir couler ta vie
Chez ceux qui marchent sur les pas Et d'Auguste, et de Mécénas.

Passez-moi cette comparaison, et souvenez-vous qu'il faut donner quelque chose à la tyrannie de la rime.

J'espère que ma première lettre vous sera parvenue. J'aurai bientôt achevé la Réfutation de Machiavel; je ne fais à présent que revoir l'ouvrage et corriger quelques négligences de style et quelques fautes contre la pureté de la langue qui peuvent m'être échappées dans le feu de la composition. Je vous adresserai l'ouvrage dès qu'il sera <5>achevé, pour vous prier d'avoir soin de l'impression; je fais ce que je puis pour l'en rendre digne.

Je n'oublierai jamais les huit jours que vous avez passés chez moi. Beaucoup d'étrangers vous ont suivi; mais aucun ne vous a valu, et aucun ne vous vaudra sitôt. Je ne quitterai pas sitôt encore ma retraite, où je vis dans le repos, et partagé entre l'étude et les beaux-arts. Je vous prie que rien n'efface de votre mémoire les citoyens de Remusberg; prenez-les d'ailleurs pour ce qu'il vous plaira, mais ne leur faites jamais injustice sur l'amitié et l'estime qu'ils ont pour vous. Je suis, mon cher Algarotti,

Votre très-fidèlement affectionné
Federic.


3-a Cette date est inexacte, car Frédéric ne fit la connaissance d'Algarotti que vers la fin de septembre. Voyez t. XIV, p. VI, et les lettres de Frédéric à son père, du 25 septembre, à Suhm, du 26 septembre, et à Voltaire, du 10 octobre 1739.

4-a C'est lord Baltimore que Frédéric désigne ainsi. Voyez t. XIV, p. vI, et 81-87. Le lecteur remarquera que le Candide de Voltaire ne parut qu'en 1759.

4-b Voltaire dit dans son Épître à M. le comte Algarotti, 1735 :
     

Vous allez donc aussi, sous le ciel des frimas.
Porter, en grelottant, la lyre et le compas.

Il ajoute en note : « M. Algarotti faisait très-bien des vers en sa langue, et avait quelques connaissances en mathématiques. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 118.